mercredi 12 juin 2019

Dante, c’est Dante


Dante, c’est Dante


Lettre de prison 33
17 juin 1935






Dialogue Maïeutique

En effet, dit Lucien l’âne, Dante, c’est Dante. Il n’y a rien à dire, c’est la vérité. Pour le reste que raconte cette chanson au titre si énigmatique et si tautologique ? Ceci dit, comprends bien que je n’ai strictement rien contre Dante ; il me paraît seulement que ce n’est pas vraiment le sujet de la chanson.

Et moi non plus, reprend Marco Valdo M.I , car somme toute, ce Dante avait la même marotte que nous ; il racontait des histoires par le biais de chansons qui regroupées font une sorte de grande épopée ou d’odyssée terrestre ou souterraine, c’est selon. Un voyageur se perd dans une forêt, ne trouve plus son chemin et tout le reste s’ensuit. Logiquement.

Oh, dit Lucien l’âne, c’est toujours comme ça les contes et les récits. Ça vagabonde. Mais cependant, ça ne me dit pas ce que dit la chanson, sauf qu’elle parle de Dante, évidemment.

Exactement, Lucien l’âne mon ami. Commençons par Dante, pour en finir avec de début. Carlo Levi – chose qu’il avait déjà évoquée dans d’autres lettres – entre les interrogatoires, n’a rien grand-chose à faire qu’arpenter sa cellule, se parler à lui-même et lire ce qu’il peut trouver dans la bibliothèque de la prison ou ce qu’on veut bien lui concéder. Et une bibliothèque de prison, c’est une bibliothèque de prison ; on n’y trouve pas n’importe quoi ; il y faut des choses sûres , en quelque sorte certifiées, réputées pour leur innocuité ou instaurées par la tradition. Donc, Dante qui est à l’italien ce qu’Homère est au grec, Shakespeare à l’anglais, Cervantès à l’espagnol Montaigne, Molière au français, à moins que ce ne soit Victor Hugo ; enfin, bref, pour résumer, un classique quasiment sacralisé et dès lors, intouchable et qu’aucune bibliothèque plus ou moins officielle ne saurait ignorer, Dante répond présent quand tous les autres livres – hormis l’inévitable bible, qui n’est pas vraiment un livre, mais plutôt un objet de culte – sont absents.

Bien, dit Lucien l’âne, on trouve Dante et sans doute, Carlo Levi le lit – par défaut. Mais à mon avis, comme tous les Italiens qui – de son temps – avaient fait un minimum d’études classiques, il avait déjà dû le lire.

C’est bien là le problème, dit Marco Valdo M.I. Voici comment il exprime la situation.

« J’ai déjà relu Dante
Toute sa Divine Comédie,
À fond, avec minutie.
C’est une lecture confondante,
Mais, Dante, c’est Dante. »

Oui, dit Lucien l’âne, je comprends. Moi aussi, je ne peux tirer aucune autre conclusion de ce quintain que ce que tu viens d’en dire. Mais que raconte d’autre la chanson ?

Tout naturellement, Lucien l’âne mon ami, ou devrais-je dire, ordinairement pour ces lettres de prison, elle évoque la libération ; elle l’évoque et comme certains le font des esprits, elle l’invoque. Malheureusement, tu t’en doutes, comme toutes les prières, celle-ci n’aboutit à rien.

Je sais cela, Marco Valdo M.I. mon ami. Chez nous les ânes, il y en a aussi qui prient et qui invoquent et qui en sont toujours pour leurs frais. Leur liberté ne vient qu’avec la mort. Mais continue.

Cette lettre pourtant, Lucien l’âne mon ami, n’est pas sans intérêt, car Carlo Levi, le peintre, par le de la création comme voie d’épanouissement et en décrypte le cheminement. La peinture, dit-il, n’est pas une théorie ; la création (artistique, artisanale, intellectuelle, scientifique) se fait en se faisant. La création est essentiellement un acte. Dès lors, couper un artiste de son art revient à couper les ailes à un oiseau ; il est paralysé.

Paralysé, reprend Lucien l’âne, et si l’on n’y prend garde, si la chose persiste longtemps, il en souffre énormément. C’est probablement un des pires sévices (hormis la torture physique) qu’on puisse lui infliger. Et ça ne se voit pas. « Circulez, il n’y a rien à voir ! » est une méthode souvent usitée pour faire ignorer les choses qui doivent aux yeux des autorités rester inconnues.

Enfin, Lucien l’âne mon ami, avant que je te laisse conclure, j’aimerais attirer ton attention sur les derniers vers de la chanson et te poser une devinette, à savoir s’ils te rappellent quelque chose. Je les cite :

« Les couleurs vagabondes
Entrelacent en une ronde
Les idées qui refont le monde.
Connaissez-vous le pays
Où la peinture fleurit ? »


Oh, Marco Valdo M.I. mon ami, tu joues et tu sais que tu joues gagnant, car tu sais que je sais que : primo, les trois premiers vers renvoient à Paul Fort et à sa Ronde autour du Monde et secundo, les deux derniers renvoient à une chanson d’Erich KästnerKennst du das Land, wo die Kanonen blühn ?, dont j’avais fait la version française – CONNAIS-TU LE PAYS OÙ LES CANONS FLEURISSENT ? : qui parodiait un texte hautement classique de Johann Wolfgang Goethe que les enfants d’Allemagne doivent apprendre à l’école : « Kennst du das Land wo die Zitronen blühn ? » (Connais-tu le pays où fleurissent les citronniers) – autrement dit l’Italie du Sud, dont Carlo Levi avait peut-être connaissance. Maintenant, tissons le linceul de ce vieux monde classique, naphtalisé, empesé, compassé et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


Ces emprisonnements
Sont choses contre nature.
Quelle qu’en soit la mesure,
Ce sont des fractures
Dans le cours du temps.

Si cette interruption forcée
Était levée
Je peindrais à nouveau
Une peinture élaborée
De beaux tableaux.

Les tableaux, naturellement,
Se font en se faisant
On ne les pense pas
On ne peut les penser vraiment
Qu’en les faisant.

Ici, au lieu de créer
Au lit, je passe la journée
Dormant ou lisant.
Tous les livres épuisés,
Me voilà rêvant et méditant.

J’ai déjà relu Dante
Toute sa Divine Comédie,
À fond, avec minutie.
C’est une lecture confondante,
Mais, Dante, c’est Dante.

Les couleurs vagabondes
Entrelacent en une ronde
Les idées qui refont le monde.
Connaissez-vous le pays
Où la peinture fleurit ?

lundi 10 juin 2019

Être au frais



Être au frais

Lettre de prison 32
17 juin 1935



Carlo Levi Rome 1931






Dialogue Maïeutique

Sais-tu, Lucien l’âne mon ami, ce que veut dire l’expression « mettre quelqu’un au frais » ?

« Mettre au frais », en parlant d’une personne ?, dis-tu Marco Valdo M.I. mon ami. Voyons voir ? Quand on parle de mettre au frais quelqu’un, selon moi, c’est le mettre en prison, l’enfermer dans un lieu sombre où précisément, il fait frais. Cette façon de parler me semble argotique et dériver de l’idée qu’on met au frais un poisson, un légume, une viande ou tout ce qui te passera par la tête, pour le conserver en attendant de le manger. Pour le prisonnier, sauf chez les anthropophages, il n’est pas primordial de le manger.

C’est de cette expression « mettre au frais », Lucien l’âne mon ami, que tu peux tirer le sens du titre de la chanson, qui n’est cependant pas tout à fait pareil : « Être au frais ». Cependant, je pense que cette façon de dire peut aussi se référer au fait que dans les cellules des anciennes bâtisses sombres, la fraîcheur et souvent, l’humidité ne manquent pas. Du coup, il y fait frais. C’est d’ailleurs, ce que confirme la chanson :

« On dit « être au frais »
Quand on est en prison
Et pour moi, c’est vrai »

Dès lors, dit Lucien l’âne, selon l’heure et la saison, être au frais peut être un enfer ou une bénédiction. Mais à part ça, que raconte la chanson ?

Comme à l’ordinaire, répond Marco Valdo M.I., à première vue, elle paraît bien banale et ans événement saillant. Mais précisément, c’est ce qui se passe dans la vie de prisonnier. Tout se lisse, tout glisse, tout s’étale, tout s’étend. Souvent, rien ne vient casser la monotonie des heures et des jours qui se ressemblent, enfermés eux aussi dans leurs routines. Mais quand même, il y a la lettre et c’est la seule voix du prisonnier. Comme toi, l’humain a besoin de s’exprimer et d’être en relation avec d’autres. Cette reliance donne de l’épaisseur au tissu de la vie, elle le rend vivant. Souvent, le prisonnier et de façon générale, toute personne longtemps confinée en solitude se met à parler seule, à se parler à elle-même en se dédoublant afin d’avoir un interlocuteur. Ce n’est pas le cas ici de Carlo Levi puisque précisément, il écrit à sa mère.

Mais au fait, en bref, que dit-il ?, demande Lucien l’âne.

Il dit, poursuit Marco Valdo M.I., qu’il va bientôt manquer d’argent ; il dit le climat de suspicion dans lequel baigne son quotidien, il se dit heureux d’être au frais tant le soleil donne sur Rome et qu’il pense avec une certaine mélancolie à Turin et à sa propre libération, qui ne saurait, augure-t-il, manquer. Comme tu le vois, il n’y a là rien de fracassant.

Ah oui, sa libération, dit Lucien l’âne, mais quel prisonnier, quel enfermé involontaire n’y pense pas ? J’imagine que rien que l’idée de la libération peut aider à tenir. Mais assez causé, tissons le linceul de ce vieux monde monotone, routinier, ennuyeux, suspicieux et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



J’ai encore de l’argent
Pour quelques jours.
Les mandats mettent toujours
Plus de temps
Que le courrier déjà si lent.

Comme pour tout en prison,
C’est le règne de la suspicion.
C’est un fait de contrôle,
C’est un effet de censure,
C’est une affaire de police.

On dirait que Turin
Est dans un pays très lointain
Très mystérieux, très exotique,
Un pays de rêves, très mirifique
Où on est bien.

On dit « être au frais »
Quand on est en prison
Et pour moi, c’est vrai,
C’est même un bienfait
L’après-midi à cette saison.

Si on n’y va pas très tôt,
La promenade est une chaudière
Éblouissante de lumière.
Au retour, la cellule paraît sombre,
Mais on se fait aux ombres.

J’ai encore demandé
De pouvoir dessiner.
Va-t-on me l’accorder ?
Ou mieux, on me libérera
Sans plus d’embarras.

samedi 8 juin 2019

PRO PATRIA

PRO PATRIA


Version française – PRO PATRIA – Marco Valdo M.I. – 2019
Chanson italienne – Pro PatriaLullabier aka Andrea Vascellari2011
Librement inspiré
e du poème Knowlt Hoheimer d'Edgar Lee Masters.



Je me souviens encore de l’instant où la balle m’a transpercé.
Il valait peut-être mieux être arrêté pour ce vieux vol que de m’engager.
Peut-être valait-il mieux être dans une cellule que sous terre.
Et maintenant, au-dessus de moi, il y a une pierre avec l’inscription « Mort pour la Patrie ».
Qu’est-ce que ça veut dire ?



LE PREMIER FRUIT

Version française – LE PREMIER FRUIT – Marco Valdo M.I. – 2019
d’après la traduction italienne de Flavio Poltronieri
du poème en anglais – KNOWLT HOHEIMER d’Edgar Lee Masters – 1915



Je fus le premier fruit de la bataille de Missionary Ridge.
Quand j’ai senti la balle pénétrer mon cœur,
J’aurais préféré rester chez moi et aller en prison
Pour avoir volé les cochons de Curl Trenary,
Au lieu de fuir et de rejoindre l’armée.
Plutôt mille fois la prison du comté
Que d’être allongé sous cette figure de marbre avec des ailes
Et ce piédestal de granit portant les mots « Pro Patria. »
De toute façon, qu’est-ce qu’ils signifient ?

vendredi 7 juin 2019

UN NUMÉRO


 

UN NUMÉRO


Version française – UN NUMÉRO – Marco Valdo M.I. – 2019
Chanson italienneUn numeroPiero Marras – 2018



Prison d’Alghero 27 juin 1951.
Au cours d’une fouille ordinaire, les agents ont trouvé un « écrit clandestin » du détenu Gabriele Pes. Il s’agit un poème. Pour sa défense, le coupable déclara : 
« Je ne savais pas qu’écrire des chansons était une faute. Je demande pardon et je promets de ne plus le faire. »


Storie liberate (Histoires libérées) est un vaste projet artistique et littéraire qui tire son origine et son inspiration d’une importante récupération de documents inédits récemment retrouvés dans les archives des administrations pénitentiaires sardes.


L’œuvre comprend deux CD avec 17 de mes chansons inédites et deux volumes qui en racontent la genèse, signés Vittorio Gazale.
Le CD et le Volume Storie liberate contiennent des chansons en langue italienne, tandis que le CD et le Volume Istorias contiennent des chansons en langue sarde.


Le champ de recherche s’étend sur une longue période, de 1860 à nos jours, au cours de laquelle la figure du prisonnier est toujours primordiale et d’une importance capitale. Grâce à ce voyage particulier à travers la mémoire, il a été possible d’avoir un aperçu diachronique inédit de la vie carcérale en Sardaigne.


« Libérer » ces documents, jaunis par le temps avec les lettres des détenus à l’intérieur, censurées et jamais parvenues à leurs proches, libérer les témoignages et documents les plus rares et les plus inédits, a sans doute été une entreprise gratifiante sur un plan culturel, mais surtout très poignante sur le plan émotionnel.


À la musique et aux paroles de ce travail revient la tâche de partager ces émotions avec tous.


C’était comme prendre contact avec une humanité des confins, oubliée de tous. Les « exclus du royaume » comme l’écrivait un des détenus. Les protagonistes silencieux d’un passé qui soudain surgit et devient présent. J’ai voulu visiter en personne les lieux des détenus et là, avec leurs écrits encore à l’esprit, il m’a semblé recueillir les signes de journées monotones et interminables, passées dans des cellules exiguës et inhumaines, en même temps que leurs désirs, leurs espoirs pas toujours bien rencontrés. Peut-être par trop de suggestion, j’ai senti la présence, flottant dans les airs de leurs pensées encore là.


Ainsi est née l’exigence irréfragable, presque urgente, d’élaborer poétiquement ces écrits cachés, de les chanter, et de cette façon, leur rendre justice. Les libérer de l’oubli, les faire connaître. En synthèse, c’est ainsi que sont nées les « STORIE LIBERATE – HISTOIRES LIBÉRÉES ». Pour redonner aux lettres sincères des détenus, à leurs pensées grossièrement censurées, la liberté de voler au-dessus du monde. Mais ainsi est née aussi la volonté de mieux connaître le monde carcéral. Ce qu’est la prison aujourd’hui. Comment elle est et comment elle devrait être.
Piero Marras



« La civilisation d’un peuple, d’une nation entière,
S’apprécie à l’état de ses prisons. »


Dostoïevski, qui n’est pas n’importe qui, a lancé
Un appel à la conscience et au cœur de chacun.
Au droit à la vie, ouvrons grand les portes,
Contre comme toujours à la peine de mort
Et aussi une certaine luxure, cette honte nationale.
De transformer la prison en vengeance sociale.

Si la prison
était un champ à labourer,
Si le soleil pouvait toujours entrer,
Si l’air qu’on respire était l’air du ciel,
Si ces barreaux étaient une éteule
Et si le silence était le silence à écouter,
Et le matin était le matin à humer,
Tu ne serais plus un numéro,
Tu ne serais plus un numéro.


« Logiquement, la prison a été inventée par quelqu’un,
Mais il est certain que ce quelqu’un n’y avait jamais été. »


Et il y a celui qui est entré en prison comme paysan ingénu.
Puis en est ressorti différent, un tueur violent.
Je rêve d’une société sans patrie, sans prison
Où la civilisation s’ouvre de nouvelles frontières
Et la misère qui nous entoure sera enfin vaincue,
L’injustice dissoute et la violence éteinte.


Si la prison était un champ à labourer,
Si le soleil pouvait toujours entrer,
Si l’air qu’on respire était l’air du ciel,
Si ces barreaux étaient une éteule
Et si le silence était le silence à écouter,
Et le matin était le matin à humer,
Tu ne serais plus un numéro,
Tu ne serais plus un numéro.

Le Soleil ivre



Le Soleil ivre

Lettre de prison 31
14 juin 1935



Dialogue Maïeutique

Il te souviendra, Lucien l’âne mon ami, que nous avions laissé le prisonnier nouvellement transféré dans sa prison modèle, gastronomique et ennuyeuse.

Certes, Marco Valdo M.I. mon ami, il en vantait même les petites fraises parfumées et le poulet à la menthe. Je me souviens aussi et il me semble que ça contredit cette vision idyllique des lieux pénitentiaires romains que dans sa nouvelle résidence, le jour pénétrait à peine et qu’il lui était impossible de jouïr du paysage touristique qu’il espérait.

En effet, répond Marco Valdo M.I., comme on pouvait le pressentir l’auberge magnifique au pied du Janicule était une fantasmagorie ; c’était de la dérision à l’état pur. Cette fois-ci, la canzone s’intitule « Le Soleil ivre ».

Le soleil ivre ?, qu’est-ce encore (kesaco?) que ce titre pharaonique ?, dis-moi Marco Valdo M.I.

Tu as raison, Lucien l’âne mon ami, il pourrait faire penser à un pharaon qui aurait trop bu, ce joli titre, mais il n’en est rien. Si le soleil rouge de Levi est ivre, c’est que comme les oiseaux de la Brise marine, il est libre quand le prisonnier « a lu tous les livres » de la prison et ne peut même pas dessiner ou peindre. Regarde ce qu’écrivait Mallarmé :

« La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux ! »

C’est étonnant, dit Lucien l’âne, on pourrait croire que c’est ce que dit le prisonnier, mais peut-être, connaissait-il ce poème et le ressassait-il en silence.

Ainsi, mon ami l’âne Lucien, ce soleil ivre est un juste un souvenir fugace de ce qu’il a pu apercevoir en haut des hautes fenêtres du couloir quand on le ramenait à sa cellule au moment du coucher de soleil. Il revenait des interrogatoires qui se poursuivaient systématiquement – pour lui, depuis deux journées entières d’affilée ; mais il n’est pas seul à subir ces questions, on interroge également les autres membres du groupe de Turin.

Pour ce que j’en sais, Marco Valdo M.I. mon ami, ces méthodes policières sont des méthodes assez universelles chez les humains. Cependant, à voir ce qu’en disent ces chansons, elles restent dans des limites pas trop violentes.

C’est là, Lucien l’âne mon ami, une conclusion incertaine, car je te rappelle que ces chansons reflètent des lettres envoyées par un prisonnier à sa famille et que ces lettres commencent toujours leur voyage par un passage entre les mains des censeurs. Certaines ne vont d’ailleurs pas plus loin et n’arrivent jamais à leur destinataire. Il y a donc une précaution d’autocensure qu’appliquent à la lettre les prisonniers qui veulent aussi rassurer leurs proches. Il y a des choses qu’on ne peut pas dire dans ces courriers. Cela étant, le régime fasciste tient encore à son image qu’il a déjà du mal à tenir propre et il n’aimerait pas aggraver sa réputation de dictature. Avec la guerre, les choses changeront, les échanges d’idées seront nettement plus musclés. La pudeur démocratique du temps de paix sera reléguée au placard.

C’est toujours ainsi que ça se termine, dit Lucien l’âne. Et la canzone ?

Dans cette chanson-lettre, Carlo Levi termine avec une dernière petite notation un peu nostalgique où il évoque l’équipée cycliste – très à la mode à ce moment, qu’il fit avec son frère Riccardo lorsqu’ils étaient des étudiants en vacances. C’était aux temps heureux de l’adolescence vers 1920 – après la guerre et avant la furieuse montée de la vague noire. Entretemps, l’espoir d’après-guerre s’était évanoui et l’ère nouvelle n’annonce toujours rien de bon.

C’est le moins qu’on puisse en penser, dit Lucien l’âne, mais on y réfléchit maintenant avec un fameux recul. On sait où tout ça a mené. Au règne des petits hommes, disait Reich. Mais au fait, n’est-on pas à nouveau dans une ambiance similaire, ne voit-on pas un peu partout les « forts en gueule » s’agiter à nouveau, des « égos imbéciles » se pousser du col et user de la puissance absurde des médias pour manipuler les peuples émotifs et des idiots éblouis les porter au pouvoir. Et pour ce que j’en sais, on y peut peu, comme face à une épidémie de peste bubonique dans un monde sans antibiotiques ; il faut attendre qu’elle se dissipe. Pour l’heure, tissons le linceul de ce vieux monde malade de la peste, véreux, vérolé, violent et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane.



J’aimais mieux Turin,
Mais ma nouvelle prison,
Finalement, me va bien.
Rome est trop loin
De vous et de la maison.

Comme on se trompe parfois,
Même de bonne foi.
On est soupçonné,
On est questionné,
On est emprisonné.

Mon interrogatoire a duré
Deux jours entiers
Et avant de me libérer,
Ils doivent encore interroger
Tous les amis arrêtés

Ici, je n’ai rien à faire
Que de patienter.
Comme il y a moins de livres,
Si je pouvais dessiner,
Ce serait revivre.

Le ciel est invisible de ma cellule,
Du couloir, j’ai aperçu la mince cime
Des arbres le long du Tibre.
Au clair crépuscule,
Le soleil rouge était ivre.

Je pense à la via Appia antica
Quand en vacances, l’autre fois,
Je passais joyeux comme tout
En vélo, dans la lumière d’août.
C’est déjà fort loin tout ça.

mercredi 5 juin 2019

LE POUVOIR DU CHANT

LE POUVOIR DU CHANT



Versions françaises – LE POUVOIR DU CHANT – Marco Valdo M.I. – 2019
à partir des versions italiennes de Bernart Bartleby
d’une chanson piémontaise – Poter del canto – anonyme – s.d.

Chanson populaire piémontaise recueillie par Costantino Nigra (1828-1907, philologue, poète, diplomate et homme politique italien) à Sale Castelnuovo (qui avec Villa Castelnuovo forme maintenant la commune de Castelnuovo Nigra), dans la province de Turin, par l’entremise de Mme Domenica Bracco. Dans l’anthologie essentielle "Canti popolari del Piemonte", publiée en 1888.







LE POUVOIR DU CHANT

Version française de la version piémontaise de Costantino Nigra, des “Canti popolari del Piemonte” (1888).



Ils étaient trois frères en France, tous trois en prison,
Ils étaient trois frères en France, tous trois en prison.

Ils n’avaient qu’une sœur qui n’avait pas encore sept ans,
Ils n’avaient qu’une sœur qui n’avait pas encore sept ans.

La sœur s’en vient les chercher à la porte de la prison,
La sœur s’en vient les chercher à la porte de la prison.

Frères, mes chers frères, ô, chantez une chanson !
Frères, mes chers frères, ô, chantez une chanson !

Le plus jeune l’a commencée, les deux autres l’ont chantée,
Le plus jeune l’a commencée, les deux autres l’ont chantée.

Les marins qui marinent cessent de mariner,
Les marins qui marinent cessent de mariner.

Les scieurs qui scient cessent de scier,
Les scieurs qui scient cessent de scier.

Les sarcleurs qui sarclent cessent de sarcler,
Les sarcleurs qui sarclent cessent de sarcler.

La sirène qui serine cesse de seriner,
La sirène qui serine cesse de seriner.

Le roi de France à table cesse de dîner,
Le roi de France à table cesse de dîner.

Il dit à ses serviteurs : qui sont ces prisonniers ?,
Il dit à ses serviteurs : qui sont ces prisonniers ?

L’un, je le veux dans mes gardes, l’autre je le veux faire mon page,
L’un, je le veux dans mes gardes, l’autre je le veux faire mon page,

L’autre, je le veux en mon écurie, pour les entendre si bien chanter,
L’autre, je le veux en mon écurie, pour les entendre si bien chanter.



LES JEUNES D’ENTRACQUE

Version française de la version Sandra Mantovani, dall’album "Servi, baroni e uomini", con Bruno Pianta (1970).I GIUVU D’ANTRAIME





Antraime ne peut être qu’Entracque, dans la Vallée Gesso, dans la province de Cuneo (Antràigue ou Entràiguas dans les Alpes occitanes ou provençales, Entràive dans le Piémont).
Et puis peut-être que ces trois jeunes gens destinés à la potence étaient comme Robyn, ou Geordie, ou Erik Olov Älg, seraient des braconniers tombés sur les gardes de la Réserve Royale Valdieri-Entracque... Ou peut-être, en remontant dans le temps, entre 1700 et 1800, des contrebandiers de sel et de tabac, ou des maquisards anti-révolutionnaires du comté de Nice et de l’Escarène, souvent réfugiés dans l’arrière-pays et au-delà des Alpes, ou de simples bandits – ce qui était la même chose – venus à l’époque de ces régions, appelés tous des « barbes », pas à cause de leur barbe hirsute, mais à cause de l’héritage historique de la résistance vaudoise, où les « barbes » étaient les ministres du culte évangélique, les prédicateurs qui répandaient la Parole, les premiers ennemis des catholiques qui les appelaient ainsi avec mépris.


Ils étaient trois jeunes gens d’Entracque qui s’en allaient mourir,
Ils étaient trois jeunes gens d’Entracque qui s’en allaient mourir.

Le plus jeune dit aux autres : « Chantons une chanson ! »,
Le plus jeune dit aux autres : « Chantons une chanson ! »

Ils chantent si bien tous les trois que la mer leur chant répercute,
Ils chantent si bien tous les trois que la mer leur chant répercute.

Les marins qui marinent cessent de mariner,
Les marins qui marinent cessent de mariner.

Les sarcleurs qui sarclent cessent de sarcler,
Les sarcleurs qui sarclent cessent de sarcler.

Les faucheurs qui fauchent cessent de faucher,
Les faucheurs qui fauchent cessent de faucher.

Et la reine à sa fenêtre dit : « Qui c’est qui chante si bien ? »,
Et la reine à sa fenêtre dit : « Qui c’est qui chante si bien ? »

Ce sont trois jeunes gens d’Entracque qui s’en vont mourir,
Ce sont trois jeunes gens d’Entracque qui s’en vont mourir.

D’un, je veux faire mon garde, de l’autre, je veux faire mon page,
D’un, je veux faire mon garde, de l’autre, je veux faire mon page,

L’autre, je veux le faire écuyer pour les entendre si bien chanter.
L’autre, je veux le faire écuyer pour les entendre si bien chanter.

mardi 4 juin 2019

Les petites Fraises parfumées



Les petites Fraises parfumées


Lettre de prison 30
10 juin 1935

L'enlèvement des Sabines - David - 1799


Dialogue Maïeutique

Lucien l’âne mon ami, tout comme le fait le Dr. Levi, reprenons notre récit à un moment et à un endroit antérieurs. En l’occurrence, il évoque aux fins de comparaison, d’un côté, la prison de Turin – le Nuove, où il séjourna par deux fois à un intervalle d’un an en 1934 et 1935 et de l’autre, la prison de Rome, Regina Cœli, où il vient d’être transféré de façon rocambolesque. Pour rappel, il avait été arrêté à Turin dans un groupe d’autres intellectuels pour l’essentiel issus du milieu juif piémontais. Cependant, je ne pense pas qu’à ce moment-là, il s’agissait pour la police politique fasciste de les arrêter parce qu’ils étaient juifs, ni qu’elle soupçonnait racistement un complot juif. Elle n’en était encore qu’au racisme ordinaire, à l’usuel antisémitisme catholique. Le régime fasciste fera son aveu d’antisémitisme et de racisme seulement trois ans plus tard en promulguant les premières « lois raciales » et en vantant une hypothétique « race italienne », qui aurait fait partie des « races aryennes ».

Oh, dit Lucien l’âne, voilà qui est drôle : une race italienne aryenne : composée exclusivement de grands blonds aux yeux bleus, je suppose.

Lucien l’âne mon ami, je n’en sais rien et personne ne pourra jamais rien en savoir du fait qu’elle n’a jamais existé, cette foutue race. de nos jours, on dirait bien qu’on y revient avec ce proto-fascisme qui s’installe au pouvoir. Cependant, je pense que pour les autorités fascistes de Turin, il s’agissait tout simplement de capturer un noyau d’opposants politiques de tendance socialiste et libérale, très lié aux opposants déjà en exil, parmi lesquels on notera Turati, Treves, les frères Rosselli, Saragat, Lussu, Pertini.

J’aime beaucoup ce genre de précisions, dit Lucien l’âne, mais je te rappelle que tu es censé me parler de la chanson et que si j’ai bien vu le titre, il s’agit de « petites fraises parfumées » et on en est loin, il me semble. Dès lors, veux-tu m’expliquer ce titre pour le moins original et étrange.

Eh bien voilà, reprend Marco Valdo M.I., j’y venais à ces « fraises parfumées », dont c’est d’ailleurs la saison. Cependant, il te faudra patienter un peu avant de voir venir les fraises dans la chanson, qui commence par l’enlèvement de Carlo Levi à Turin.

L’enlèvement de Carlo Levi, comme une Sabine ? C’est une manière ironique de décrire la situation, j’imagine, dit Lucien l’âne. Car il s’agit d’un prisonnier politique, pas d’une jeune première et puis, si j’ai bien suivi les événements précédents, c’est la police du régime elle-même qui vient le chercher pour l’emmener à Rome, mais toujours entre ses mains.

Évidemment, Carlo Levi traite sa situation avec humour et cet enlèvement n’en est pas à proprement parler un. En disant ça, il souligne l’absurdité de la situation et qu’on ne peut enlever quelqu’un que s’il est libre par rapport à ceux qui l’enlèvent. Or, dans son cas, à ce moment, sa liberté était purement hypothétique et liée au vouloir du pouvoir. Mais ensuite, l’humour se condense et toute la chanson est tournée à la manière d’un guide touristique et même, comme tu le verras, gastronomique où l’on compare les deux établissements pénitentiaires – les Nuove et Regina Cœli, vus de l’intérieur.

Ah, dit Lucien l’âne, et que dit-il ? Je suis très curieux de savoir comment et sur quels critères, on peut comparer de tels séjours et même, les services d’hôtellerie qu’ils proposent.

C’est exactement ce qui se passe, Lucien l’âne mon ami. D’abord, il différencie les deux ambiances en indiquant qu’à Turin, il lisait les philosophes en quelque sorte par défaut, en raison du contenu particulier de la bibliothèque carcérale et en changeant de lieu et donc de bibliothèque, à Rome, il lui est proposé des romans d’aventures ; en l’occurrence, « L’Île au Trésor » de Robert Louis Stevenson, un ami des ânes et un roman pour enfants.

En somme, dit Lucien l’âne, à Rome, on se méfie des philosophes. On ne va pas laisser la pensée et la philosophie prospérer plus encore parmi ces renégats politiques. Mais pour ce qui est de, Stevenson, ami des ânes, même si je vois bien qu’on peut interpréter cette qualité de diverses façons, sa relation particulière avec Modestine, l’ânesse qui porte son bât, est relatée dans son « Voyage avec un âne dans les Cévennes ». De ce fait, nous les ânes, on place Stevenson dans notre Panthéon littéraire, tout comme Lucien et Apulée, la Comtesse de Ségur et Juan Ramon Jiménez. Mais ces fraises parfumées, finalement, quand viennent-elles ?

Bientôt, Lucien l’âne mon ami, mais poursuivons la lecture du guide pénitentiaire. D’abord, il te faut savoir que tout compte fait, le régime de la prison de Turin est plus libéral, il faut comprendre permissif, que celui de la prison de Rome. Sans doute est-ce un effet de la capitale ou de la proximité du Duce – Grandeur oblige ! Cependant, Regina Cœli est une excellente auberge où on sert le poulet grillé à la menthe et au dessert, des petites fraises parfumées. Je cite :
« Et des fraises qui enchantent
Par leurs senteurs de liberté.
Ces petites fraises parfumées
Viennent de clairières ombragées ;

Ah, enfin !, s’écrie Lucien l’âne, je me désespérais de les connaître. Ce sont donc de vraies fraises. Les sert-on avec de la crème ?

Je l’ignore, avoue Marco Valdo M.I, mais en résumé, le séjour à Rome est plus luxueux, mais également plus ennuyeux.

Bien, conclut Lucien l’âne. Nous n’irons pas le vérifier. Dès lors, tissons le linceul de ce vieux monde carcéral, pénitentiaire, disciplinaire, punitif, intoxiqué par le pouvoir et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Quand on m’a enlevé à Turin
Je lisais au lit, sans déranger personne,
De la philosophie dès le matin.
Ici, je lis « L’Île au Trésor » de Stevenson,
Un ami des ânes, quel bel écrivain !

À Turin, la vie carcérale
Était plus libérale.
À Rome, elle est plus sévère,
Plus réglée, plus disciplinaire.
Ici, on est dans la capitale.

Ici, c’est une auberge excellente ;
On y mange l’agneau et le poulet grillés
Aux senteurs et aux saveurs de menthe
Et des fraises qui enchantent
Par leurs senteurs de liberté.

Ces petites fraises parfumées
Viennent de clairières ombragées ;
Cet agneau romain a connu
Les tièdes soirées
Du printemps révolu.

Ici, je fais la lessive,
Ici, je lave tout à la main.
Les mouchoirs blancs dans la bassine
Éveillent une nostalgie intime,
Une odeur de fleurs et de jardin.

Pour les conditions matérielles,
Rome, c’est plus luxueux :
Le lit est bon, on y mange mieux.
À vrai dire, c’est ennuyeux :
Ici, la prison n’est plus pareille.