mercredi 8 juin 2016

LE CRABE ET LE KANGOUROU

LE CRABE ET LE KANGOUROU

Version française – LE CRABE ET LE KANGOUROU – Marco Valdo M.I. – 2016

Texte : Joachim Ringelnatz, in “Die Schnupftabaksdose. Stumpfsinn in Versen und Bildern” – 1912.
Joachim Ringelnatz, 1883-1934, de son vrai nom Hans Gustav Bötticher, est un écrivain, un artiste de music-hall et un peintre allemand qui dut sa notoriété principalement à ses poèmes humoristiques autour du personnage de Kuttel Daddeldu.



Mariage

Dialogue maïeutique



Cette fois, Lucien l’âne mon ami, bien qu’il s’agisse d’une histoire de 1912, elle a tout l’air d’être d’aujourd’hui.

Autant dire, Marco Valdo M.I. mon ami, qu’en plus de cent ans, on n’a pas beaucoup progressé.

Exactement ! C’est ce je pense aussi, quoique, Lucien l’âne mon ami, il nous faudra nuancer le propos et comme il apparaîtra, ce n’est pas ici une affirmation chèvrechoutiste. Donc, la chanson raconte l’histoire d’une rencontre, c’est une histoire d’amour et c’est une histoire tragique.

Voilà qui devrait plaire, dit Lucien l’âne tout doucement, car les histoires de rencontre, les histoires d’amour – qui plus est, tragiques, plaisent toujours énormément. Il suffit de voir la place qu’elles prennent dans la rumeur, les commérages, le théâtre, l’opéra, le roman, le cinéma, la presse, les gazettes, la télévision et que sais-je encore. Eh oui, c’est l’amour, toujours l’amour. Mais, donne-moi des détails, j’en suis très friand, car je suis curieux autant qu’il est possible quad il est question de choses amoureuses.

Ah, je le savais que ce genre de choses allait déchaîner les passions et pour satisfaire ta curiosité, je ’en vais avant toute chose te détailler l’anecdote. C’est la triste aventure d’un crabe et d’un kangourou qui décident de s’épouser. Par parenthèse, on ne sait s’il s’agit de :
- un kangourou et une crabe
- une kangourou et un crabe
- un kangourou et un crabe
- une kangourou et une crabe,
la chose n’est précisée nulle part et c’est d’autant mieux, car tous les cas peuvent être rencontrés en même temps.
Nos deux héroïnes-héros tragiques s’en vont donc trouver le maire de l’endroit en vue des épousailles et celui-ci leur signifie son refus de les marier au prétexte qu’ils ne sont pas semblables.

Oh, mais Marco Valdo M.I., c’est courant chez les humains, je te cite des raisons de mémoire : ils ne sont pas de même religion, ils ne sont pas de même couleur, ils ne sont pas de la même caste, ils ne sont pas de la même « race » et sans doute, en existe-t-il encore d’autres de bonnes mauvaises raisons. Mais alors, que font nos deux tourtereaux ?

C’est là que la chose devient tragique, car ils se pendent à l’entrée de la mairie.

Déjà ? !, dit Lucien l’âne en ouvrant des yeux grands comme le lac Baïkal.

En effet, c’est un peu rapide, mais la chanson est très courte. C’est le genre particulier de cette forme de chanson de Ringelnatz ; c’est un style percutant.

Pour être percutant, il l’est. C’est une histoire tragique, certes, mais biscornue et sa fin est épouvantable.

Oh, des histoires semblables, il y en a eu beaucoup et il y en a encore beaucoup à présent ; elles ne finissent plus toutes aussi mal. Enfin, ça dépend des endroits. Dans nos régions, les choses évoluent et on a fini par accepter des mariages qui étaient absolument prohibés au temps de la chanson. Et si ce n’est pas encore vrai partout, on peut espérer que l’humanité se civilise un peu avec le temps.

C’est évidemment souhaitable, dit Lucien l’âne. Cependant, j’ai entendu dire, lors de mes récentes pérégrinations, que dans certains pays, il ne fait pas bon d’être « original », ou simplement d’avoir l’air de sortir de l’orthodoxie ambiante. Et tu sais, Marco Valdo M.I. mon ami, à nos yeux d’ânes, ce monde est véritablement malade dans sa tête et atteint de troubles psychiatriques profonds. Courteline l’avait déjà noté, le monde a :
« une araignée dans le plafond, une punaise dans le bois de lit, et un rat dans la contrebasse ! »


Excellente citation, s’écrie Marco Valdo M.I., je l’aime beaucoup, car cette courte chanson de Ringelnatz sonne comme en écho à cette sentence bien méditée et il me faut ajouter que je suis assez perplexe face à certaines coïncidences.

Marco Valdo M.I. mon ami, dit Lucien l’âne en levant des oreilles en points d’interrogation et d’exclamation, je n’y comprends goutte à ces coïncidences mystérieuses. De quoi est-il question ? Quelles sont-elles ?

Eh bien, Lucien l’âne mon ami, je t’en donne immédiatement un fameux exemple. Cette rencontre d’un(e) crabe et d’un(e) kangourou vient peu de temps après qu’un éditeur parisien ait publié en 1911 (à titre posthume) un texte d’Alfred Jarry, le père du Roi Ubu lui-même, intitulé : « Le Homard et la boîte de corned-beef que portait le docteur Faustroll en sautoir », qui devait dater de 1898. C’est elle aussi une histoire courte que je m’empresse de te lire – ça ne prend que quelques instants :
« Le Homard et la boîte de corned-beef que portait le docteur Faustroll en sautoir

Une boîte de corned-beef, enchaînée comme une lorgnette,
Vit passer un homard qui lui ressemblait fraternellement.
Il se cuirassait d’une carapace dure
Sur laquelle était écrit à l’intérieur, comme elle, il était sans arêtes,
(Boneless and economical) ;
Et sous sa queue repliée
Il cachait vraisemblablement une clef destinée à l’ouvrir.
Frappé d’amour, le corned-beef sédentaire
Déclara à la petite boîte automobile de conserves vivante
Que si elle consentait à s’acclimater,
Près de lui, aux devantures terrestres,
Elle serait décorée de plusieurs médailles d’or. »

Moi, dit Lucien l’âne, j’aimerais, quitte à froisser ta modestie, j’aimerais rappeler une de tes chansons, écrite il y a quelques années, c’était une histoire de mariage entre des gens fort semblables, quant au genre ; elle s’intitulait ON VA SE MARIER . Comme quoi, pour certains, le refus du mariage tient au fait qu’ils sont différents et pour d’autres, le refus tient au fait qu’ils sont semblables. Allez comprendre les lubies humaines.

Avant que tu conclues, Lucien l’âne mon ami, dit Marco Valdo M.I., il me plaît de proclamer une dernière indication pour situer clairement notre position. À toutes fins utiles et pour qui de droit, je signale définitivement que nous n’avons – en ce qui nous concerne – ni l’intention de nous marier, ni celle de nous pendre.

Enfin, écoutons la chanson du Crabe et du Kangourou, sans distinction de genre, de sexe et de nationalité ; puis, reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde engoncé dans ses préjugés, malade de ses religions, coincé dans ses usages, paralysé par ses coutumes et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane




Le kangourou et le crabe
En justes noces voulaient convoler.
Les autorités refusèrent de les marier,
Car, disaient-elles, ils n’étaient pas semblables.

En rage, ils s’écrièrent : « Putain de Dieu
Quelle foutue bureaucratie ! »
Et à la porte de la mairie,
Ils se pendirent tous les deux.