mardi 5 juin 2018

Le Bistrot - En défense de la traduction

Le Bistrot - En défense de la traduction

Texte de Riccardo Venturi, publié en note de la chanson Le Bistrot (et de sa traduction par R.V.).
Très cher si vous voulez en parler, je le fais volontiers. Commençons par dire que je n’entends pas le moins du monde « défendre » ou « justifier » ma traduction, ou adaptation, ou de quelque façon que tu voudras appeler la restitution d’un texte dans une autre langue. Loin de moi. Je te dis seulement que, pour moi, la « traduction » est simplement, et exclusivement, farine de mon moulin. Écrite selon ma sensibilité particulière, qui par ailleurs, peut varier d’un instant à l’autre, et de texte original à texte original. La « traduction » que j’ai faite de cette chanson est du 17 novembre 2015 ; il se pourrait très bien que le 18 novembre, je l’aurais faite d’une autre manière, et aujourd’hui, d’une autre encore. D’autre part, dans la « traduction », la pensée de « ce qu’aurait écrit » tel ou tel autre auteur ne meffleure pas le moins du monde, non par orgueil ou indifférence, mais simplement parce que je ne le sais pas, et que je ne peux pas le savoir. Ce qu’a écrit un certain auteur, Georges Brassens dans ce cas, se trouve exclusivement dans le texte original, c’est là et personne, évidemment, ne peut le changer ; mais le « traducteur » a, à mon avis, le droit et même le devoir de le changer, qu’il exécute une simple traduction sans velléité artistique, ou qu’il exécute par contre une traduction plus ou moins « d’art », ou « poétique ». De toute façon, n’importe qui qui « traduit », le fait exclusivement comme il l’entend et selon sa propre « poétique », et sans règles absolues de « poésie ». Au-delà des résultats effectifs et de la réception de son travail, le « traducteur » opère selon ses (et, souvent, variables) règles. Ce site accueille des milliers et milliers de traductions et, souvent, il y en a plusieurs d’un même texte dans la même langue : elles sont toutes, et par nature, différentes. Dans la disposition, dans la terminologie, dans toute chose. En nous limitant à Brassens, et en ignorant tes compétences linguistiques, je t’inviterais de toute façon à jeter un coup d’œil aux différentes traductions « brassensiennes » effectuées par des auteurs, certains importants, tant en italien, que dans différentes autres langues : tu verras qu’il ne s’agit pas du tout de « traductions », mais d’adaptations, en vérité. Le 17 novembre 2015, avec mes propres compréhensions, on voit que je nous avais en tête un « bestione di merda ». Je connais cette chanson depuis, disons, une quarantaine d’années et chaque chanson, chaque texte, a sa sédimentation d’images et de perceptions qui, à un moment donné, se coagulent dans une expression. Juste ? Erronée ? Raisonner en ces termes ne m’a jamais plu. Parfois, en traduisant Brassens, j’ai senti l’exigence d’être philologiquement précis ; d’autres fois, j’ai fait exactement le contraire et je me suis laissé aller à ce qui me passait par la tête avec tout « le poids très lourd » de ma vie. Résumons. J’ai, en définitive, certaines formes de respect envers un texte, qui de surcroît ne sont ni univoques, ni intouchables. J’ai les miennes, que je propose ; tu auras, naturellement, les tiennes. Puisque, nonobstant Le pluriel, je considère que la pluralité est un authentique trésor, et puisquecomme tu saurasla participation à ce site est libre pour chacun, je ne peux donc que t’inviter à fournir une traduction de ce texte (et de n’importe quel autre, si tu voudras) selon ta sensibilité, tes intentions, ta poétique et n’importe quelle autre chose tu ressens, ou penses. Comment aurais-tu rendu telle expression, tel mot, tel vers ? Ça m’intéresse, parce que se confronter à la diversité est toujours et malgré tout, utile et fructueux. Naturellement, j’entends une traduction complète d’un texte, pas des « notules » ou des observations ponctuelles. Salutations cordiales et, j’espère, à bientôt.
Riccardo Venturi
4/6/201812:06

Dialogue maïeutique

Vois-tu, Lucien l’âne mon ami, quand Riccardo Venturi, que je qualifierai volontiers de « maître traducteur » (et même vu sa taille, de double mètre traducteur)…

Halte-là, laisse-moi t’interrompre. Maître traducteur ?, Marco Valdo M.I. mon ami, en voilà une qualification, n’est-elle pas emphatique ?

Certainement pas, Lucien l’âne mon ami. Il faut comprendre « maître » dans le sens où on parle de « maître boulanger », « maître tailleur », « maître charpentier »… C’est-à-dire celui qui possède les qualités nécessaires pour garantir une bonne « maîtrise » de son métier, de son « art » – entendu comme la manière de faire de l’artisan. Donc, quand Venturi prend la plume pour parler de son « art », il vaut la peine d’en donner une version française (à ma mode, bien entendu) et aussi d’y réfléchir un peu.

J’espère bien, dit Lucien l’âne en relevant le front. J’espère bien qu’on y réfléchira un peu, c’est la moindre des choses sachant que – toute question de personne mise à part – la réflexion de Riccardo Venturi touche au cœur même des Chansons contre la Guerre, un site qui se distingue notamment par son amplitude linguistique, par le nombre de traductions qu’il a recueillies jusqu’ici, par son abyssale liberté d’esprit et – ce qui pourrait paraître paradoxal – sa grande rigueur « littéraire ».

Sans aller plus loin dans ces considérations sur l’art de la traduction – on lira celles de Riccardo Venturi et puis, il est certain qu’on y reviendra encore à cette épineuse question, reprend Marco Valdo M.I. ; c’est un sujet que nous avons déjà plusieurs fois abordé et auquel on est chaque jour confronté. Quant à mes compétences linguistiques, je rappelle que si j’ai traduit des textes provenant de diverses langues, je n’en connais véritablement aucune et c’est tout juste, si je maîtrise correctement le français. Cependant, j’y ai appris une règle de logique préliminaire à toute discussion à propos de la traduction : pour qu’une traduction existe, condition sine qua non, il faut et elle doit « changer » le texte original, le « modifier », le « transformer », lui « donner une autre forme » tout en le conservant, bien évidemment et paradoxe inévitable : lui donner d’autres mots, lui inventer des expressions. C’est le principe même de la traduction – on ne peut traduire à moins. En clair, sans changer, modifier, etc, le texte original, il n’y a pas de translation possible. En corollaire, dans l’univers de la chanson, dans l’univers « poétique » – on ne parle pas ici d’un catalogue commercial, l’acte de traduire est une (re)création et le texte qui en résulte est une œuvre à part entière, indépendamment du texte d’origine.

Certes, dit Lucien l’âne, je suis de ton point de vue d’autant plus que nous l’avons souvent abordé, à l’occasion de traductions de diverses langues et de divers auteurs.

Sans donc aller plus loin dans ces considérations, Lucien l’âne mon ami, je voudrais m’attarder un instant sur la « traduction » de l’expression avec laquelle Georges Brassens désigne le patron du bistrot. Tonton Georges – j’utilise ce nom familier pour marquer la connivence qui lie ce site et ses aficionados au poète de Sète, et pour certains aux poètes de Sète et peut-être de Pézenas, je ne sais pas. En l’occurrence, j’insiste, singulièrement R.V., alias Riccardo Venturi, dont on ne peut ignorer le sympathique lien qu’il entretient avec l’œuvre et le personnage de Brassens. Dès lors, le bon Ventu a traduit toute la chanson « Le Bistrot » (comme d’autres chansons de Brassens et de tant d’autres auteurs).
Traduire « Le Bistrot » : déjà, il fallait l’oser, déclare tranquillement Lucien l’âne ; la performance n’était pas si évidente, ni si simple. La pierre d’achoppement du Bistrot, comme il est dit ici et dans la chanson, c’est le patron. Pas la patronne, grands dieux, non !; apparemment, elle recueille l’assentiment enthousiaste de tous les messieurs qui hantent son comptoir. La patronne, rien qu’à l’imaginer, on entend le contre-chant de Ricet Barriet vantant « Le Cul de la Patronne » et son inénarrable et poétique final :

« Il est beau le cul le cul le cul de la patronne,
Si on l’avait comme drapeau,
On serait tous des héros !!
Taratatatata !!! »

Je voudrais, Lucien l’âne mon ami, rassurer la moralité publique, au Bistrot de Brassens, on voit la patronne « bien en face ». Cela étant, le patron est assez revêche et d’une jalousie de bête sauvage. Bref, Georges Brassens le dit : c’est un « gros dégueulasse ».

Remarque, remarque dit Lucien l’âne, qu’il pourrait être mince comme un clou et propre comme un sou neuf, il n’en serait pas moins un « gros dégueulasse », tel est le « ressenti » des voyeurs de comptoir – à Bruxelles, bonne ville, dans les caberdouches (qui sont des estaminets locaux), on les appelle les « pisseurs de comptoir », tant ils n’en décollent plus, phalènes sur un globe lumineux.

Donc, reprend Marco Valdo M.I., et on lui en fait querelle, notre Ventu traduit « gros dégueulasse » par une expression de son cru : « bestione di merda » ; mais bon sang de bœuf, c’est vraiment ce que l’enamouré de la patronne (vue de face, je précise rapport à la moralité) pense de cet « empêcheur d’admirer en rond » (et plus si affinités).

Oh, dit Lucien l’âne, il faut bien avouer que ce qu’il impose – ce gros dégueulasse – aux habitués, c’est la dernière glaciation. Moi, j’essaye de comprendre où est le nœud de l’affaire. Car enfin, un « bestione », c’est une très grosse bête ; quelque chose ou quelqu’un « di merda », ça s’appelle une merde et forcément, c’est dégueulasse. Et user d’une expression forte, dégueulasse même pour dire le « dégueulasse » me paraît éminemment poétique.

Faut dire, Lucien l’âne mon ami, que pour ce qui est des traductions, je n’y connais rien de plus que ce que j’en sais et c’est pas grand-chose ; mes seules références étant celles que j’ai faites et nul ne sait si elles sont parfaites ; ce serait plutôt le contraire, mais, comme on le dit toujours, vaut mieux une mauvaise traduction que pas de traduction du tout.
Dans la foulée, réglons le compte de ce « petit bleu lourd de menaces » que Ventu rend par « vinaccio minaccioso ». Pas poétique ce « vinaccio minaccioso » ? Mais c’est une véritable trouvaille, un diamant de poésie pure. Ma parole, il faut avoir les yeux à côté des trous pour ne pas le sentir couler dans la gorge ce « tord-boyaux » (version Pierre Perret du Bistrot) :

« Au Tord-Boyaux,
Le patron s’appelle Bruno ;
Il a de la graisse plein les tifs,
De gros points noirs sur le pif. »

Oh, dit Lucien l’âne, que voilà une belle chanson à mettre dans les chansons et puis, une fameuse « traduction » à faire en livournais. Enfin, moi je dis ça…

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


Et pour info, l’original :
Le Bistrot

Chanson française – Georges Brassens – 1960


Dans un coin pourri
Du pauvre Paris,
Sur une place,
Il est un vieux bistrot
Tenu pas un gros
Dégueulasse.

Si tu n’as le bec fin,
S’il te faut du vin
De première classe,
Va boire à Passy,
Le nectar d’ici
Te dépasse.

Mais si tu as le gosier
Qu’une armure d’acier
Matelasse,
Goûte à ce velours,
Ce petit bleu lourd
De menaces.

Tu trouveras là,
La fine fleur de la
Populace,
Tous les marmiteux,
Les calamiteux,
De la place.

Qui viennent en rang,
Comme les harengs,
Voir en face
La belle du bistrot,
La femme à ce gros
Dégueulasse.

Que je boive à fond
L’eau de toutes les fon-
taines Wallace,
Si, dès aujourd’hui,
Tu n’es pas séduit
Par la grâce

De cette jolie fée
Qui, d’un bouge, a fait
Un palace.
Avec ses appas,
Du haut jusqu’en bas,
Bien en place.

Ces trésors exquis,
Qui les embrasse, qui
Les enlace ?
Vraiment, c’en est trop !
Tout ça pour ce gros
Dégueulasse !

C’est injuste et fou,
Mais que voulez-vous
Qu’on y fasse ?
L’amour se fait vieux,
Il n’a plus les yeux
Bien en face.

Si tu fais ta cour,
Tâche que tes discours
Ne l’agacent.
Sois poli, mon gars,
Pas de geste ou ga-
re à la casse !

Car sa main qui claque
Punit d’un flic-flac
Les audaces.
Certes, il n’est pas né
Qui mettra le nez
Dans sa tasse.

Pas né, le chanceux
Qui dégèlera ce
Bloc de glace.
Qui fera dans le dos
Les cornes à ce gros
Dégueulasse.

Dans un coin pourri
Du pauvre Paris,
Sur une place,
Une espèce de fée,
D’un vieux bouge, a fait
Un palace.