dimanche 18 septembre 2016

CHANSON TÉLÉGRAPHIQUE

CHANSON TÉLÉGRAPHIQUE

Version française – CHANSON TÉLÉGRAPHIQUE – Marco Valdo M.I. – 2016
Chanson allemande – Telegrafen-ChansonJura Soyfer – 1936







Après Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre), voilà une autre chanson (celle-ci occupe toute la seconde scène) du drame « Der Weltuntergang, oder, Die Welt steht auf kein’Fall mehr lang », exorde littéraire de Jura Soyfer (1912-1939), de famille juive, originaire de Charkiv (Empire russe, aujourd’hui en Ukraine), journaliste et écrivain, Viennois d’adoption.
Soyfer s’inspirait du théâtre comique viennois du dix-neuvième siècle de Johann Nestroy et de Ferdinand Raimund.
(Texte Projekt Gutenberg)



« Le spectacle, une sorte de cabaret agressif et plein d’énergie, est une piquante satire du genre humain, montré ici attendant la fin du monde. En fait, une assemblée des planètes guidées par le Soleil décide de libérer la planète Terre de la fastidieuse présence de ses habitants, les hommes, qui détonne furieusement dans l’harmonie cosmique, en envoyant une comète dessus. La réaction des humains est un condensé de cynisme, de vulgarité, de je-m’en-foutisme, de superficialité, développée par une galerie de personnages qui représentent le genre humain. Il y a un dictateur moustachu et grotesque qui renvoie de façon évidente à l’Allemagne du Troisième Reich, la cible préférée de l’auteur ; il y a deux femmes chez le coiffeur qui réduisent l’événement au rang de potin quotidien : « Qu’est-ce que nous mettrons pour la fin du monde ? » L’unique à prendre au sérieux la chose est un scientifique qui est moqué par tous ; sa tendance à s’alarmer passe au second plan face à la croissance de la consommation qu’on enregistre en attente de l’événement. La scène du cauchemar du scientifique troublé d’une myriade d’annonces publicitaires, est remarquable, à rapprocher par rapport de notre époque, témoignage d’un stade déjà avancé de la société de consommation. Seuls quelques riches américains peuvent se sauver en s’embarquant avec leurs actions sur un astronef qui au moment crucial se révèle cependant entièrement inefficace. Cependant, la comète, qui est tombée amoureuse de la Terre, au dernier moment manque la cible. L’humanité est sauve, mais à juger par les images transmises sur un écran, destructions et pollution sauvage des hommes, ce salut risque d’être de courte durée. »
(Résumé d’une recension de la représentation réalisée de la Compagnie Bo/Uthopia de Ciro Masella)


Jura Soyfer fut arrêté à Vienne une première fois en 1937, accusé d’être un sympathisant communiste. Tous ses manuscrits furent séquestrés, dont beaucoup encore inédits, qui ne furent jamais plus retrouvés. Au début de l’année suivante, il fut délivré quand on édicta une mesure de grâce pour les prisonniers politiques, mais peu après vint l’« Anschluss », l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie… Jura Soyfer fut arrêté par des gardes-frontière pendant qu’il tentait de rejoindre la Suisse. Il fut interné à Dachau, où avec Herbert Zipper, il composa le Dachaulied (« Le Chant de Dachau »). En septembre 1938, il fut transféré à Buchenwald, où il fit partie du comité clandestin de résistance et où il écrivit encore quelques textes théâtraux. Jura Soyfer mourut à Buchenwald du typhus le 16 février de 1939, tué par la stupidité et la cruauté des hommes si bien décrite dans sa chanson « La Fin du Monde ».


Dialogue maïeutique

Voici, Lucien l’âne mon ami, une chanson qui se qualifie elle-même de télégraphique. Qu’est-ce à dire ?


Écoute, Marco Valdo M.I. mon ami, tu ne vas quand même pas m’expliquer ce qu’est le télégraphe, comment ça fonctionne et tout ça. Je le sais. Et d’ailleurs, pour que tu ne le fasses pas toi, je vais le faire moi, là, tout de suite, à l’instant. Donc, le télégraphe a quasiment disparu de notre vie quotidienne, et son langage particulier qui fut improprement appelé le « Morse » - car son inventeur supposé n’était pas son inventeur, n’est plus utilisé que dans de rares circonstances. Mais quand même, il faut un peu éclaircir la chose. À l’époque où se situe la chanson, le télégraphe (puis, le télex) étaient les moyens les plus rapides de transmettre une information d’un bout du monde à l’autre. C’était un gigantesque réseau de câbles en cuivre qui transmettait des impulsions électriques, lesquelles pouvaient être courtes ou longues selon la pression qu’exerçait l’opérateur – nommé le « télégraphiste » et dans la marine et l’aviation, le « marconiste », souvent abrégé en « marco ». Ce texte avait des caractéristiques particulières : il s’imprimait sur une bande de papier et marquait la fin ses phrases ou ses messages par le mot : stop.

C’est bien cela, Lucien l’âne mon ami. Dans la vie courante, on devait se rendre au bureau du télégraphe pour déposer son texte et faire confiance – à la poste – pour son acheminement final, car il arrivait dans un autre bureau, d’où il convenait de le faire parvenir à son destinataire. Comme tu vas le comprendre à l’audition de la chanson, il eût mieux valu l’appeler « Chanson radiophonique », car des télégrammes ne disent pas « Allo » et n’attendent pas de réponses immédiates. Mais enfin, ce n’est pas ce qui préoccupe le plus l’auteur de la chanson. Ce qui l’inquiète, ce dont il veut réellement parler, c’est du destin du monde, entendu comme l’espèce humaine et là, il devient immédiatement notre contemporain. Car la question qu’il pose de la menace d’une « fin (prochaine) du monde (humain) » est bien au cœur des angoisses actuelles. L’idée de la comète n’est ni fausse, ni récente, mais sa probabilité est lointaine.

On dit, rappelle Lucien l’âne, que ce serait une comète qui, il y a très longtemps (des dizaines de millions d’années), aurait mis fin au règne des sauriens. Personnellement, je n’y étais pas encore, ni toi, ni personne qui vit aujourd’hui. Cependant, il se pourrait que pareille désastre se reproduise, mais il est certain – pas tout de suite.

Bien sûr et c’est déjà une bonne chose, mais, Lucien l’âne mon ami, la véritable menace contre l’espèce ne vient pas de l’espace, mais de l’espèce elle-même et elle met en cause les autres espèces également ; en tout cas, une bonne partie d’entre elles. Mais dans la réflexion de la chanson de Jura Soyfer, cette histoire de comète n’est que le moyen d’attirer l’attention (on est en 1936) sur le véritable danger qui menace le monde à ce moment. Le nœud est dans cette strophe :

« Victimes tombent – Cours augmentent –
Pactes de paix en paix reposent .
Ciel plein de violons –
Et de grenades.
Accords de Rome – Précipitations
Pas encore atteint domination–
Besoin soldats patrie.
Gaz – tank – court – long »
où l’on voit des violons euphémiques et une correcte analyse, un état des lieux fort précis en style télégraphique. Mais comme souvent, le monde ne prenait pas la véritable dimension de ce danger, en effet mortel pour des dizaines de millions de personnes.

Oui, sans aucun doute et ce n’est pas encore fini. Je trouve aussi très éclairant, très lucide à rebours en quelque sorte la correspondance d’Allemagne :

« Nouvelles d’Allemagne !
Dans le pays, le calme règne, la Bourse est ferme.
Les actions de l’acier grimpent.
D’un petit coin perdu
Nous arrive une blague très drôle :
Dans quatre semaines, le monde aura disparu ! »

À propos de ce petit coin perdu, je pense qu’on peut très exactement le nommer ; il s’agit de Braunschweig, lieu où au cours d’un voyage en autostop (1932), le jeune Jura Soyfer avait entendu hurler le futur Führer en perpétuelle fureur. En matière de drôlerie, il s’y entendait et savait s’exprimer avec une virulente ironie, comme tu peux le voir.

J’avais perçu la chose, Marco Valdo M.I. mon ami, et plus encore, laisse-moi te dire que c’est une des formes d’humour que j’apprécie : l’ironie autant que la dérision. Enfin, car il faut bien en finir, reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde inconscient, autodestructeur, apoplectique et cacochyme.


Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane




Une voix arrive du haut-parleur d’une radio. Sur la scène, règne l’obscurité et on entend distinctement le tac-tac d’une transmission en Morse… Ensuite, ce sont divers correspondants qui donnent des nouvelles de la situation dans le monde au bord du gouffre…


[La scène est complètement obscurcie. On entend le tac-tac du télégraphe.
Le haut-parleur
diffuse la « CHANSON TÉLÉGRAPHIQUE ».]


De tous les secteurs
De cette terre ronde et dense
Exsudent de milliers d’émetteurs
Des correspondances. –

Par les brillants, durs, tendres
Nerfs de cuivre de cette terre
L’histoire universelle sonne le bourdon.
Chant – son – court – long
Envoi – réception.
Stop.

Victimes tombent – Cours augmentent –
Pactes de paix
en paix reposent .
Ciel plein de violons –
Et
de grenades.
Accords de Rome – Précipitations
Pas encore atteint domination
Besoin soldats patrie.
Gaz –
tankcourt – long
Envoi –
réception.
Stop.

Signe
s, syllabes, mots, phrases
Naissent, glissent le long
Des fils de cuivre durs, tendres
Et s
’en vont.
Et seul, seul
e une petite phrase
Par le réseau est retenue
Et reste
là en suspens.
Longtemps – longtemps
 :
« Fin du monde. »
Stop.


Et
dans tous les coins
De cette terre ronde et dense,
On déchire les bandes morse,
Toutes les radios la portent au loin,
Sur des rails en fer, dans les ports
Vers le sud,
vers le nord :
Ce monde des mille
états,
Plein
d’hommes et de machines,
A été condamné au trépas !
Et la condamnation à mort
sera
Exécutée fin mai !
Stop ! Stop ! Arrêt !

[De l’obscurité, les voix des
correspondants retentissent.]


De Berlin :

Allo, Paris ? Bonjour, qui parle ?
« Le Temps » ?
Nouvelles d’Allemagne !
Dans le pays, le
calme règne, la Bourse est ferme.
Les actions de l’acier grimpent.
D’
un petit coin perdu
Nous arrive une blague très drôle :
Dans quatre semaines, le monde aura disparu !

De Paris :

Allo ! Londres ? Qui parle ?
« The Times ? » Nouvelles de France.
Un
krach bancaire a ruiné dix mille épargnants.
Chahut et raffut,
Le budget d’armée augment
é de deux pour cent.
Un bruit circule,
qui nous laisse sceptiques :
Dans quatre semaines, le monde aura disparu !

De Londres :

Allo, vous entendez ? Ici Londres !
Correspondance pour le « New York Times » !
« We
do our best », annonce le Foreign Office.
Monsieur Eden croit
aux miracles.
Lors d’une rencontre de diplomates,
Un bruit
têtu a couru :
Dans quatre semaines, le monde aura disparu !

De partout


Allo ! Qui est là ? Allo ! Qui parle ?
Allo, Die Zeit ? Dernières nouvelles !
Ici Frisco ! Shanghai ! Budapest !
Ici l’est
 ! Ici l’ouest !
Ici
la banque du pétrole ! Ici le trust des allumettes !
Agenouill
ez-vous et priez pour un miracle !
Si le ciel ne fait rien, c’est foutu.
Dans quatre semaines, le monde aura disparu !