mercredi 20 novembre 2013

AIDA

AIDA




Version française – AIDA – Marco Valdo M.I. – 2013
Chanson italienne – Aida - Rino Gaetano – 1978








Tiens, Lucien l'âne mon ami, encore une chanson qui raconte l'Italie.




Ça me rappelle cette vieille chanson française de Mireille et Jean Nohain qui disait à peu près ceci et j'en profite pour paraphraser directement: « Quand un chanteur d'Italie rencontre un autre chanteur d'Italie, qu'est-ce qu'ils se racontent des histoires d'Italie... »...




Mais, Lucien l'âne mon ami, soudain, j'y pense, elle n'est pas si anodine ta réminiscence et cette chanson d'une autre époque ; elle date de 1935 et elle pourrait bien s'appliquer à ce qui se passe aujourd'hui...




Bon, Marco Valdo M.I. mon ami, je t'arrête tout de suite, on n'est pas ici pour parler de Mireille, Jean Nohain, le Vicomte et Tonton Georges... Tu le feras une autre fois. Et puis si j'ai fait allusion à cette chanson, c'est pour dire que ce n'est pas la première chanson italienne sur l'Italie ou dont l'Italie est un des personnages dont on rapporte l'histoire. Il y a eu … Cinquante-deux chansons recensées, ici dans les CCG... y compris, celle de Gaber [[39805]], que tu avais insérée et traduite sous le titre « Je ne me sens pas Italien ». Voilà tout. Alors, raconte-nous... Elle dit quoi la canzone de Gaetano ?



Pour ça, je te renvoie à la longue introduction de Riccardo Venturi que je t'ai spécialement traduite. Et à ces cinquante-deux chansons sur l'Italie déjà recensées ici, j'ajouterais volontiers un de ces jours les « Huit jours en Italie » de Boris Vian, version carte postale de l'Italie vue d'ailleurs en Europe ou dans le monde ; chanson où par contraste, en quelque sorte, on découvrira la portée et le sens de cette « Histoire d'Italie », vue par Rino Gaetano. Septante ans d'Histoire d'Italie... S'il n'avait bêtement perdu la vie, que n'aurait-il pu en raconter des cent ans d'Aida ? Et c'était à cela que je voulais en venir, à cette Italie contemporaine en proie aux mêmes maux et peut-être en pire état encore que celle évoquée par la chanson. Même si les mêmes maux malmènent le reste de l'Europe, en Italie, les effets néfastes sont plus nets et les décrépitudes plus marquées. De ce point de vue, l'Italie est en avance. On disait l’autre jour, « Regardez ce qu'ils font aux Grecs... » ; ici, on dira « Regardez ce que fait l'Italie... »






Je regarde et je comprends à quoi tu fais allusion... C'est en effet caricatural et partant, on peut s'imaginer ce qu'en aurait dit Rino Gaetano ou ce qu'il en aurait fait dire à une Aida centenaire... Mais laissons courir l’imagination et reprenons notre tâche qui consiste très précisément à tisser le linceul de ce vieux monde caricatural, obscène, décrépit, autodestructeur, suicidaire et cacochyme.






Heureusement !









Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane









Aida est l’Italie
de Riccardo Venturi





« Aida » est l'Italie. Dans cette chanson, difficile et splendide, Rino Gaetano a su tracer de son style inimitable et lié à la symbologie, une fresque de toute l'Italie contemporaine, du fascisme à la guerre, de l'après-guerre aux scandales et aux difficultés énormes des années '70.


Pour le faire, Rino choisit pour titre un nom symbolique. Aida. L’œuvre de Giuseppe Verdi écrite pour célébrer l'ouverture du canal de Suez (et lorsqu'on dit canal de Suez, la mémoire pense stratégies, guerres, affaires planétaires). Mais c'est aussi, dans le sillage de l’œuvre de Verdi et d'une présupposée glorification du « génie italien », un nom porté par des centaines de petites vieilles. Bien que le canal de Suez ait été réalisé par le Français Ferdinand De Lesseps, les projets originaux semblent devoir être attribués à l'ingénieur italien Luigi Negrelli, qui ne reçut jamais aucune reconnaissance officielle, mais qui en Italie fut à la longue considéré comme le « vrai réalisateur » du canal. Dès lors, on doit parler d'authentique coup de génie de Rino Gaetano pour le choix de ce nom.


Et ça commence avec les brefs vers de la chanson, étalés l'un derrière l'autre, rauquement hurlés, entrecoupés de quelques phrases musicales. Aida, c'est-à-dire l'Italie, feuillette son album de photographies. Ses souvenirs. Et ce ne sont pas de doux souvenirs. Ce sont des souvenirs de tabous, qui vont de pair avec les « madones » et avec les « rosaires » d'une tradition catholique qui représentent une partie décisive de son histoire et même une partie décisive de sa tragédie.


Les « mille mers » de la « mare nostrum », des Républiques Marines dont les drapeaux campent sur le drapeau de la marine militaire, de la rhétorique du pays des saints et des navigateurs. Une rhétorique nationaliste qui a son prolongement naturel dans l'« alalà » du fascisme. Les symboles de la chanson procèdent en un enchaînement historique parfait et ils n'épargnent pas le costume (les « vêtements de lin et soie » est, peu le savent, une citation des actualités de l'Istituto Luce sur le mariage d'Edda Mussolini et Galeazzo Ciano : « vêtus de lin et de soie, après la cérémonie, ils s'avancent vers leur radieux futur de nouveaux époux ».) Il y elle a Marlène (Marlène Dietrich ou Lilì Marlene, peu importe), il y a les Temps Modernes de Charlot et avec eux, la période d'entre deux guerres.


Et « après juin », c'est-à-dire après le 10 juin 1940, date où Benito Mussolini plastrona au balconnet du Palazzo Venezia pour annoncer aux « Italiens du ciel, de terre et de mer » que « l'heure sonnée par le destin » était arrivée, voilà le « grand conflit », voilà l'« Égypte » d'autres rhétoriques guerrières (El Alamein, Giarabub…). Voilà les « marches et croix gammées », voilà les « fédéraux » fascistes (comme ne pas penser au film avec Ugo Tognazzi ?). Sous les lanternes, qui pourraient être précisément celles de Lilì Marlene, il y a seulement obscurité. Il y a l’obscurcissement des nuits de guerre. Il y a le noir d'un futur qui n'apparaît pas possible. Le « retour dans un pays divisé », dans un après-guerre « plus noir sur le visage » dans lequel l'amour cependant a une couleur bien précise : le rouge.


Le premier refrain : « Aida, comme tu es belle ». Le premier cri, à la fois ironique et terriblement sincère, d'amour à ce pays de merde, finit la première partie de l'histoire et commence la deuxième.


La seconde partie, celle de l'après-guerre. Batailles et compromis, un pays en proie à la pauvreté la plus noire, aux travailleurs qui ont faim, au spectre de la « terreur russe » agitée à partir de 1947. Le plan Marshall, l'exclusion des communistes du gouvernement, le 18 avril. Avec un seul très bref vers, l'histoire est transplantée dans ses mille ruisselets. Ceci suffirait seulement pour faire définir Rino Gaetano un « très grand », et sa chanson un chef-d’œuvre absolu.


Christ et Staline.
Avec ce « Stalìn » prononcé à la façon populaire (parfois on disait même « Stalino »). Le chef de l'Union soviétique, le phare des travailleurs mis comme un paysan vénétien. L'excommunication des communistes par Pie XII en 1949. La célèbre affiche électorale du DC (« Voulez-vous qu'arrive ceci… ? ») avec les chars russes sur la place Saint-Pierre.


L'assemblée Constituante. La démocratie, suivie ce désespéré « et c'est qui qui l'a », c'est presque dire que la démocratie en Italie n'a été qu'une illusion, une façade derrière laquelle on cachait l'éternel fascisme qui remonte toujours à la surface. Et c'est l'histoire de ces jours-ci. C'est une histoire qui ne finit pas. Qui semble ne devoir finir jamais.


« Trente ans de safari », de chasse au gros gibier. La déprédation. On ne peut pas ne pas penser ici à Pasolini. Les scandales, des « antilopes » de Lockheed aux « peaux de lapin » de certaines dames, toutes en fourrure, qui faisaient le pendant aux détenteurs du pouvoir et qui parfois en étaient les victimes (qui me vient à esprit ? peut-être la patronne Maria Pia Fanfani, peut-être Wilma Montesi… ou peut-être un mélange des deux).


Aida, comme tu es belle. Voilà. Dommage que maintenant tu te sois encore si décidément enlaidie, cassée, abrutie. Qui sait ce qu'aurait écrit Rino Gaetano si une maudite nuit de juin, il ne s'en était pas allé ; d'autre part, il fut aidé à s'en aller précisément par ce foutoir spécifiquement italien de ne pas trouver une place aux urgences. Qui sait ce qu'aurait été la suite d'« Aida ». Mais il est inutile de lui demander. Rino Gaetano a été mis à l'écart. De temps en temps, on entend « Gianna Gianna ». Pour situer finalement « Mon frère est fils unique » à la place où il doit être, il y a fallu un film sur une radio réprimée. Le reste ? On ne sait pas.






Elle feuilletait
Ses souvenirs
Ses instantanés
Ses tabous
Ses madones
Ses rosaires
Et mille mers
Et alalà
Ses vêtements
De lin et de soie
Ses bas résille
Marlène et Charlot
Et après juin
Le grand conflit
Et ensuite l’Égypte
Et un autre âge
Marches et croix gammées
Et les fédéraux
Sous les flambeaux
L'obscurité
Et ensuite le retour
Dans un pays divisé
Plus noir sur le visage
Plus rouge d'amour

Aida
Comme tu es belle

Aida
Tes batailles
Tes compromis
Ta pauvreté
Tes salaires bas
La faim frappe
La terreur russe
Christ et Staline

Aida
Ta Constituante
Ta démocratie
Et c'est qui qui l'a
Et ensuite trente ans
De safari
Aux antilopes et jaguars
Aux chacals et lapins

Aida
Comme tu es belle