dimanche 11 décembre 2016

LE CANARI

LE CANARI
Version française – LE CANARI – Marco Valdo M.I. – 2016
Chanson italienne (piémontais) – Ël canarinPiero Novelli – 1965
Interprétée par Roberto Balocco – disque « Le canssôn dla piòla » (1965)
d’après « Il Canarino », la « tentative de traduction (en italien « standard ») » de Bernart Bartleby.
Avec l’aide tant du Grande dizionario piemontese su Piemuntèis que du mythique Gran dizionario piemontese-italiano di Vittorio Sant’Albino, 1859



Ici, Lucien l’âne mon ami, pour ces Chansons contre la Guerre, tôt ou tard, il te faut traduire ou écrire des chansons. C’est un site très volontaire et qui pousse à la création. On ne peut y échapper et parfois, on est même contraint à se surpasser, à faire des choses qu’on croyait ne pas pouvoir faire. Ainsi en va-t-il de Bernart Bartleby, poussé à traduire du piémontais en italien. Soit, il connaît le piémontais « à l’oreille », car c’est quand même la langue vernaculaire de sa région. Qu’il s’en réjouisse d’avoir dû faire cette traduction ; il a approfondi ses connaissances. Et nous aussi, par voie de conséquence.

Tout cela est fort bien, dit Lucien l’âne, mais que raconte cette chanson ornithologique ? Car il me semble qu’un canari est un petit oiseau jaune, connu et capturé et encagé pour ses trilles et son chant.

C’est effectivement ce petit oiseau, répond Marco Valdo M.I., mais dans la chanson, c’est un drôle d’oiseau qu’on a affublé de ce joli nom et c’est lui qui chante ; je dirais même qu’il en a fait sa profession.

Une profession de voix, en quelque sorte, dit Lucien l’âne.

En fait, El Canarin est un homme et cet homme, Lucien l’âne mon ami, a la manie de chanter ; d’où son surnom. Mais tout comme le canari n’est pas un oiseau, mais un homme et en l’espèce, un petit malfrat, le verbe chanter est utilisé dans le sens inhabituel et plus exactement argotique qui signifie « cafarder, rapporter, dénoncer, parler, dire des choses confidentielles ou secrètes », ici, à la police politique fasciste ( dans la chanson : « Ceux d’ici »). Ce que le « canari » se refusera à faire, alors qu’il le faisait dans son rôle d’indicateur (indic) pour les affaires de truanderie. Il raconte tout cela dans une lettre à sa mère et annonce son intention de se laisser fusiller plutôt que de jouer le « canari »en français des prisons, un mouton – et d’espionner et de dénoncer le « chef des subversifs » (le responsable des partisans) avec qui on l’a enfermé. En ce sens, cette chanson est un hommage rendu au « canari », un homme, petit malfrat, indic qui vit de vols et de dénonciations des malversations et qui est rétribué par la police, mais qui sollicité par les fascistes pour tirer les informations d’un résistant emprisonné, incité à jouer le mouton va se rebiffer et sera de ce fait condamné à la mort. Lors de sa dernière nuit, il écrit une lettre à sa mère.

Ainsi donc, dit Lucien l’âne, même pour un voleur, un menteur, un traître de profession, il y des limites morales, il y a des choses qui ne se font pas, il y a des gens avec qui on ne pactise pas. Je ne l’imaginais pas, mais cela me réchauffe le cœur et me rassure un peu quant à la nature humaine. Comme ni toi, ni moi, ne sommes des canaris chanteurs, nous ne chanterons pas, nous ne ferons pas de trilles, mais rien ne nous empêche de reprendre notre tâche et de tisser à notre tour le linceul de ce vieux monde plein de prisons, de malfrats, d’escrocs et cacochyme.


Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


Chère maman cette lettre
Pour te dire que demain
les fascistes
vont me prendre
Et me fusiller comme un chien.
Oui, je le sais, c’est moche
Qu’un pauvre diable comme moi
Un truand doive mourir (1)
Sans raison (2)
A
ux Nuove, ils m’ont mis
en cellule (3) avec le chef des subversifs :
« F
ais le chanter – m’ont-ils dit -
Dis-nous tout et tu sortiras vivant ».
Chère maman, oh, maman
Mon métier est
D’être un mouchard
Et à la questure, de faire le cafard.
Tous le savent à Turin
Que je fais le « canari »,
Que je suis le meilleur espion
Qu’il y ait à Vanchiglia.(4)
À tendre les oreilles partout
Pour ensuite rapporter à Grattoni (5)
Les coups que fait le milieu
De Lucento et de Porta Palazzo

Mais
ceux d’ici, c’est différent.
Dès que je les vois, je me sens mal
Et il me vient l’envie de vomir.
Pour ceux d’ici, je ne sais rien,
Je ne parle pas, je ne souffle pas.
À ceux d’ici, dis-moi si tu veux que je suis fou,
si j’ouvre l
a bouche, ce sera pour leur cracher dessus.

Chère maman, à
ce bon à rien
Qui t’a donné tant de tracas
D’ici à peu, ils briseront les reins.
Mais surtout, ne pleure pas.

J’ai toujours été droit
Dans et hors de prison
De toute ma vie, pas même une semaine
Je n’ai été bon à la besogne.
Même les voleurs me disaient :
« Luigi,
casse-toi ! » (6)
Car ils le savaient
Que j’étais un grand lâche.

Mais maintenant je le jure, bourreau infâme, (7)
Je ne me ferai pas dessus.
Je vais mourir au Martinetto (8)
Oui, mais je mourrai pour quelque chose.

Car ceux d’ici, c’est différent
Dès que je les vois, j’entre en colère
Et il me vient l’envie de vomir
Pour ceux d’ici, je ne sais rien,
Je ne parle pas, je ne souffle pas.
Pour ceux d’ici, le canari
Se laissera déplumer, mais il ne parlera pas !



(1) ligera : le terme ligéra ou lingéra indiquait la petite criminalité milanaise. Le mot est identique en piémontais, mais il signifie plus vagabond, bon à rien, fugueur.
(2) Littéralement, « pour le visage d’on ne sait qui »
(3) les Nuove : prison turinoise (l’entrée principale est sur le cours Vittorio Emanuele II, aujourd’hui devant le nouveau Palais de Justice et au nouveau gratte-ciel San Paolo). Les Nuove beaucoup furent utilisées par les fascistes et par les nazis pour emprisonner, torturer et tuer des opposants politiques et des partisans.
(4) Borgo Vanchiglia, un des quartiers historiques de Turin, au confluent du Po et de la Dora Riparia. C’est le quartier où depuis de nombreuses années est actif le Centro Sociale Askatasuna, un de « repaire » du mouvement d’opposition turinois.
Borgo Vanchiglia. Peinture murale dédiée à Dante Di Nanni et Vittorio Arrigoni. L’oeuvre se trouve sur le mur de l’ancien siège du Balilla (mouvement de jeunesse fasciste).
(5) Via Grattoni, entre le cours Vinzaglio et le cours Bolzano, c’est encore aujourd’hui l’entrée latérale de la Questure, celle par où accèdent les patrouilles.
(6) Littéralement : « bouge tes fesses »
(7) Brichèt a beaucoup de significations, les plus communes sont allumette, briquet. En piémontais, les imprécations, même insensées, avec « bòja » suivi d’un substantif sont très diverses, mais la plus commune de toutes est sûrement « bòja fàuss ».
(8) Le Martinetto du cours Suisse était une aire destinée à polygone de tir. Entre 1943 et 1945, les nazifascistes y fusillèrent plus de 60 opposants et partisans, parmi lesquels 8 représentants du CLN (Comité de Libération Nationale) piémontais.