lundi 10 juin 2019

Être au frais



Être au frais

Lettre de prison 32
17 juin 1935



Carlo Levi Rome 1931






Dialogue Maïeutique

Sais-tu, Lucien l’âne mon ami, ce que veut dire l’expression « mettre quelqu’un au frais » ?

« Mettre au frais », en parlant d’une personne ?, dis-tu Marco Valdo M.I. mon ami. Voyons voir ? Quand on parle de mettre au frais quelqu’un, selon moi, c’est le mettre en prison, l’enfermer dans un lieu sombre où précisément, il fait frais. Cette façon de parler me semble argotique et dériver de l’idée qu’on met au frais un poisson, un légume, une viande ou tout ce qui te passera par la tête, pour le conserver en attendant de le manger. Pour le prisonnier, sauf chez les anthropophages, il n’est pas primordial de le manger.

C’est de cette expression « mettre au frais », Lucien l’âne mon ami, que tu peux tirer le sens du titre de la chanson, qui n’est cependant pas tout à fait pareil : « Être au frais ». Cependant, je pense que cette façon de dire peut aussi se référer au fait que dans les cellules des anciennes bâtisses sombres, la fraîcheur et souvent, l’humidité ne manquent pas. Du coup, il y fait frais. C’est d’ailleurs, ce que confirme la chanson :

« On dit « être au frais »
Quand on est en prison
Et pour moi, c’est vrai »

Dès lors, dit Lucien l’âne, selon l’heure et la saison, être au frais peut être un enfer ou une bénédiction. Mais à part ça, que raconte la chanson ?

Comme à l’ordinaire, répond Marco Valdo M.I., à première vue, elle paraît bien banale et ans événement saillant. Mais précisément, c’est ce qui se passe dans la vie de prisonnier. Tout se lisse, tout glisse, tout s’étale, tout s’étend. Souvent, rien ne vient casser la monotonie des heures et des jours qui se ressemblent, enfermés eux aussi dans leurs routines. Mais quand même, il y a la lettre et c’est la seule voix du prisonnier. Comme toi, l’humain a besoin de s’exprimer et d’être en relation avec d’autres. Cette reliance donne de l’épaisseur au tissu de la vie, elle le rend vivant. Souvent, le prisonnier et de façon générale, toute personne longtemps confinée en solitude se met à parler seule, à se parler à elle-même en se dédoublant afin d’avoir un interlocuteur. Ce n’est pas le cas ici de Carlo Levi puisque précisément, il écrit à sa mère.

Mais au fait, en bref, que dit-il ?, demande Lucien l’âne.

Il dit, poursuit Marco Valdo M.I., qu’il va bientôt manquer d’argent ; il dit le climat de suspicion dans lequel baigne son quotidien, il se dit heureux d’être au frais tant le soleil donne sur Rome et qu’il pense avec une certaine mélancolie à Turin et à sa propre libération, qui ne saurait, augure-t-il, manquer. Comme tu le vois, il n’y a là rien de fracassant.

Ah oui, sa libération, dit Lucien l’âne, mais quel prisonnier, quel enfermé involontaire n’y pense pas ? J’imagine que rien que l’idée de la libération peut aider à tenir. Mais assez causé, tissons le linceul de ce vieux monde monotone, routinier, ennuyeux, suspicieux et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



J’ai encore de l’argent
Pour quelques jours.
Les mandats mettent toujours
Plus de temps
Que le courrier déjà si lent.

Comme pour tout en prison,
C’est le règne de la suspicion.
C’est un fait de contrôle,
C’est un effet de censure,
C’est une affaire de police.

On dirait que Turin
Est dans un pays très lointain
Très mystérieux, très exotique,
Un pays de rêves, très mirifique
Où on est bien.

On dit « être au frais »
Quand on est en prison
Et pour moi, c’est vrai,
C’est même un bienfait
L’après-midi à cette saison.

Si on n’y va pas très tôt,
La promenade est une chaudière
Éblouissante de lumière.
Au retour, la cellule paraît sombre,
Mais on se fait aux ombres.

J’ai encore demandé
De pouvoir dessiner.
Va-t-on me l’accorder ?
Ou mieux, on me libérera
Sans plus d’embarras.