LA
NUIT DES CRAYONS BRISÉS
Version
française - LA NUIT DES CRAYONS BRISÉS – Marco Valdo M.I. –
2010
D'après
la version italienne de Riccardo Venturi - LA NOTTE DELLE MATITE
SPEZZATE – de la chanson argentine Noche
de los lapices de Rogelio Botanz – 1986
Claudio
de Acha
- 17 ans.
Gustavo
Calotti
- 18 ans.
María
Clara Ciocchini
- 18 ans.
Pablo
Díaz
- 18 ans.
María
Claudia Falcone
- 16 ans.
Francisco
López Muntaner
- 16 ans.
Patricia
Miranda
- 17 ans.
Emilce
Moler
- 17 ans.
Daniel
Racero
- 18 ans.
Horacio
Ungaro
- 18 ans.
Les
nuits des crayons, des bolzanettes, des boucheries.
de
Riccardo Venturi
1982:
Pablo Díaz, 24 ans, sort. Pas même d'une prison. De nulle part. Il
sort du néant. Il sort de la desaparición
(disparition). Il sort de la mort militaire. Il y était entré avec
ses compagnes et ses compagnons d'école, le 16 septembre 1976. Ils
les avaient enlevés à l'aube, accusés d'avoir réclamé
l'abonnement d'autobus gratuit, ou moins cher, pour les enfants des
écoles de La Plata, le boleto
estudiantil – le billet étudiant. Il
suffisait de cela dans l'Argentine de la junte militaire bénie par
Monseigneur Pio Laghi, pour être considéré comme subversif. Ils
l'ont appelée, tout le monde doit le savoir, la Noche
de los lápices, La Nuit des Crayons.
[ L'humour des militaires m'échappera toujours, dit Lucien l'âne en
frémissant].
Les
policiers et les militaires arrivèrent à l'aube. Noche
de los lápices
était le nom qu'ils avaient donné à l'« opération ».
Ils séquestrèrent les garçons et les filles et les emmenèrent en
divers endroits secrets de la ville; et quand les familles, apprenant
qu'ils avaient été enlevés, allèrent demander dans quelle prison
ils avaient été enfermés, il leur fut répondu qu'ils n'étaient
pas en prison. Ils avaient été conduits directement à quelque
chose de pire, dans l'enfer, et si l'enfer est une blague inventée
par les prêtres, les souterrains des casernes ou d'autres lieux, où
les étudiants avaient été emmenés, au contraire existaient.
C'étaient des lieux. C'était l'anéantissement de toute humanité.
C'était le pouvoir dans son essence véritable.
Pris,
emprisonnés, bandés, torturés. Les filles violées à sang. Maria
Clara avait 18 ans, Maria Claudia 16, toutes deux avaient des noms
italiens, marque d'une ancienne émigration qui était partie en
Argentine avec une espérance. L'espérance s'était muée en torture
et mort. À un garçon qui, pendant qu'ils le massacraient, invoquait
Dieu, un militaire répondit Aqui
Dios somos nosotros.
Ici,
Dieu, c'est nous.
Des dizaines d'enfants séquestrés, il n'en survécut que trois.
Toutes les filles moururent. Pablo Diaz, revenant au jour sans
renaître (car une expérience du genre rend mort pour toute la vie),
raconta toute l'histoire de cette nuit et de la Nuit entière. En
1986, le cinéaste Héctor Olivera, qui enfant avait étudié dans
une école militaire et qui en avait gardé une horreur insoutenable,
réalisa un film La Noche de los Lápices. Pablo Diaz participa à
l'écriture du scénario.
Quelque
faits, quelques noms. L'opération fut réalisée conjointement par
le Battaglione 601 de l'Armée argentine et par la Police du district
de Buenos Aires. Elle était dirigée par le général Ramón Camps.
Il s'agissait d'une dissuasion contre la « subversion dans les
écoles », la mission, selon les mots de Camps, était : « Les
adolescents séquestrés devaient être éliminés après avoir subi
des peines indicibles ». Les enfants furent tous emmenés dans
des centres clandestins de détention : Arana, le « Puits de
Banfield », le « Puits de Quilmes », la Questura
Provinciale de Buenos Aires, les commissariats de La Plata et de
Lanús (le faubourg où est né Maradona) et le polygone de tir de la
Questura de Buenos Aires.
Cela
se passait sous une dictature impitoyable. On se demande encore
comment cela fut possible. Des gosses au lycée. Puis, on nous donne
la réponse : dans une dictature militaire sud-américaine, ç'a été
possible. Chez nous, une chose pareille, heureusement, ne serait
jamais possible. Nous sommes une démocratie, nous avons des « forces
de l'ordre » démocratiques, notre pouvoir est un pouvoir
démocratique. [C'est bien là le problème, dit Lucien l'âne... La
loi des plus forts, la loi des plus nombreux...] Chez nous, un
inspecteur de police ne pourrait jamais massacrer un lycéen.
Chez
nous, il n'existe pas de centre de détention de la police où on
massacre et on torture, où l'on bastonne au cri de Un-due-tre
viva Pinochet
(en français et pour la rime : Un-deux-trois Vive Videla, ou Massera
– Pinochet ou Galtieri, çà ne rime pas), où on viole, où les
inspectrices appelle les filles « putes
communistes »
en les giflant
Chez
nous, enfin, une Nuit des Crayons... Il ne manquerait plus que çà.
Chez nous, les crayons servent à écrire et écrire est subversif.
Nous préférons les boucheries et leurs nuits [de Gênes].
École
Diaz, en effet. Curieuse coïncidence. Le même nom que des dizaines
et des dizaines d'écoles en Italie, du nom d'un général de merde
(il s'appelait Diaz [Armando Diaz] – sur le front en 1917-18). Moi
aussi, en primaires, je suis allé à une « Diaz ». Il
faudrait retirer cet « Armando » qui a été responsable
du massacre d'une guerre où il a envoyé mourir une génération
entière d'adolescents. Ce serait bien de dédier toutes ces écoles
à Pablo Diaz et à tous les enfants dont on brisa les crayons et la
vie. Mais ce n'est pas notre souvenir. Pas notre mémoire : La
memoria - RV,
1er
octobre 2010.
Claudia
fut liquidée d'un coup de pistolet dans la nuque dans les
souterrains de Banfield entre le 1 et le 15 janvier 1977. Pour la loi
argentine, elle est encore « disparue ».
Voilà,
Lucien l'âne mon ami, la chanson du jour, car tu vas certainement me
le demander, raconte, évoque un bel amour, une jeune fille de
Buenos-Aires, une adolescente, Claudia, qui fut arrêtée, enlevée,
séquestrée, brutalisée, martyrisée... Elle s'intitule « La
Nuit des Crayons brisés »... Les militaires et les policiers à
l'origine de cette rafle et de ce massacre, avec un humour ravissant,
avaient intitulé leur crapuleuse opération, qui rappelle la Rafle
du Vel d'Hiv et d'autres razzias du même acabit : « Nuit des
Crayons », car il s’agissait bien d'enfants, de jeunes
élèves. Sans doute, avec un rappel subliminal à la « Nuit de
Cristal », où l'on brisa tant de vitres. J'ai gardé dans le
titre de ma traduction l'idée de « crayons brisés », en
rappel à cette organisation antifasciste et antimilitariste de chez
nous en Wallonie dont le nom était « Les Fusils Brisés ».
Oui,
je comprends, dit Lucien l'âne. On est touché au cœur par cet
amour brisé.
Ah,
Lucien l'âne mon ami, c'est vraiment une atroce histoire que celle
de cette chanson et quel destin horrifique que celui de ces jeunes
gens enlevés par la police et les militaires et martyrisés, là-bas
en Argentine. Tout çà pour satisfaire le goût du pouvoir d'une
caste d'imbéciles. Tu sais, notre ami Riccardo Venturi a raison de
rappeler que l'Italie démofasciste actuelle ne se comporte pas
vraiment mieux, elle qui se pare des plumes de la démocratie... Ce
qui s'est passé à Buenos-Aires, s'était passé en Grèce, cela
s'est passé en Italie (et pas seulement sous Benito regnans),
c'était à Gênes, c'était il y a peu de temps. Comme tu le vois,
dans les faits, la démocratie est un paravent, elle est un leurre,
c'est le cache-sexe du libéralisme lequel est comme le vin :
liquoreux, moelleux, doux, demi-sec, sec et franchement brut quand il
le juge nécessaire. En l'espèce, il l'a jugé nécessaire. Il a
montré sa brutalité. On voit alors sortir de la boîte à
(mauvaises) surprises des policiers, des militaires, des colonels,
des généraux « rebelles » (ce fut le cas en Espagne, au
Chili, en Argentine...) et jusque des maréchaux – « Maréchal,
nous voilà ! » qu'ils chantaient en 1940.
C'est
très exactement la chose comme elle se passe !, dit Lucien l'âne en
fronçant ses grands yeux. C'est une des formes de la Guerre de Cent
Mille Ans que les riches mènent contre les pauvres afin de
maintenir, d’accroître, de perpétuer, de développer leurs
privilèges, leurs pouvoirs et leurs richesses. Usque tandem ? Je te
le dis, Marco Valdo M.I mon ami, en définitive : Proprietas delenda
est !
Regarde,
Lucien l'âne mon ami, les événements de ces derniers jours. On
croit que l'Europe, que Bruxelles... sont des exemples de démocratie.
En effet, ils le sont ! Pas plus tard qu'hier, à Bruxelles, capitale
de l’Europe qui se dit démocratique, on a démocratiquement
arrêté, mis en prison, emmené dans des lieux réservés à la
police plus d'une centaine de personnes qui avaient l'intention (je
dis bien l'intention) de manifester. La feuille de vigne
constitutionnelle est tombée et on a vu le vrai visage de notre
« démocratie ». La Constitution (comme toute
Constitution d'ailleurs, comme les élections – souviens-toi
d'Allende (9/11), par exemple ou de la République espagnole ) ne
vaut que quand elle sert certains intérêts... à d'autres moments,
elle est tout simplement effacée, oubliée, mise au placard. Je te
le dis, Lucien l'âne mon ami, la maladie italienne a franchi les
Alpes... Elle monte, elle monte et si l'on n'y prend garde, elle va
submerger l'Europe...
Tu
sais, Marco Valdo M.I. mon ami, toi et moi, nous deux tout seuls,
nous n'y pouvons pas grand chose si ce n'est résister (Ora e sempre
: Resistenza !) et tisser notre partie du linceul de ce monde en
putréfaction et décidément, cacochyme.
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane.
Ton
amour grandit
Il
fait craquer du dedans les cadenas de l'horreur
Nous
reconnûmes ton regard dans le regard de celui qui vit
Dans
tes yeux palpiter un cœur.
Claudia,
tu le sais
Tu
n'es pas seule, ce n'a pas été en vain,
Ton
silence est assourdissant, par la main
De
ton ami nous est parvenue ta soif d'amour
Et
l'allègre ordre de trinquer.
Aujourd'hui
comme hier
Avec
le dernier soupir de l'année qui meurt
Chaque
larme impuissante nous la baignerons dans le champagne
Et
en levant le calice nous crierons OÙ SONT-ILS ?
Je
tire le fil de la mémoire à partir de ce moment
Avec
mes crayons de couleur, je te dessine une chanson
Un
cœur avec une flèche, Claudia et Pablo,
De
chaque côté, pour toujours le même amour.
Claudia,
tu le sais...
Depuis
lors, Saint Sylvestre est le patron du souvenir
Et
chaque Nuit des crayons, il écrit une fois de plus
Sur
la queue d'une comète : OÙ SONT-ILS ?
Je
tire le fil de la mémoire à partir de ce moment
Avec
mes crayons de couleur, je te dessine une chanson
Un
cœur avec une flèche, Claudia et Pablo,
De
chaque côté, pour toujours le même amour.