ALLEMAGNE :
UN CONTE D'HIVER
Version
française – ALLEMAGNE : UN CONTE D'HIVER – Marco Valdo M.I.
– 2014
Chanson
allemande – Deutschland: Ein Wintermärchen – Wolf
Biermann – 1967/1968
Texte et musique: Wolf Biermann
Album:
Chausseestraße 131
|
Sous le décembre allemand coulait la Sprée |
Chausseestraße
131 a été le premier album enregistré de Wolf Biermann et a une
histoire légendaire : puisque Biermann était banni dans la DDR
(République Démocratique Allemande), et donc avait reçu
l'interdiction officielle de publier ses chansons, enregistrées dans
un studio improvisé dans son appartement. Avec l'aide de quelques
amis et de sa mère, il avait réussi à se procurer des
appareillages dont un microphone de haute qualité et un enregistreur
de studio importé en contrebande de l'Allemagne occidentale, de
façon à pouvoir enregistrer ses chansons. L'histoire rapporte même
que le microphone était même de qualité trop bonne. Et tellement
sensible que pendant que Biermann enregistrait, il captait aussi les
bruits de la rue, les automobiles qui passaient et, parfois, même le
chant des oiseaux. Après quelques tentatives d'éliminer ces bruits
de fond, sans succès, Biermann décida de faire de nécessité vertu
et enregistra les chansons comme elles venaient, avec tous les bruits
; et ce fut un coup de génie, vu que le procédé rendait
parfaitement les conditions particulières dans lesquelles l'album
avait été enregistré, le confinement domestique et la
clandestinité totale de l'artiste. La « spontanéité » totale
de tout cela n'a pas cessé de montrer son efficience à 45 ans de
distance : Chausseestraße 131, peut-on dire, est né déjà album
historique, même au-delà de la valeur des textes (la musique a,
comme on peut s'y attendre, une valeur secondaire, presque de simple
fond comme les bruits de rue). On pourrait le définir comme un album
pour mots, bruits et voix : la voix rauque et sale de Biermann. Il
s'agit même d'un témoignage précis d'un fait : même en étant
officiellement banni et exilé chez lui, Biermann n'était pas du
tout coupé des événements qu'il réussissait à suivre et chanter
avec précision. Chausseestraße 131, bien au-delà « des
évolutions » de l'homme et de l'artiste Wolf Biermann au
travers du temps, a passé l'examen du temps et reste un
chef-d'oeuvre absolu de la chanson d'auteur, pas seulement allemande
; un album qui eut une grande influence dans toute Europe (et son
année de publication, 1968, dit tout). L'album commence en criant
Die hab'ich satt ! (« J'en ai marre ! » ), chanson
écrite quelques années avant, en 1963. La chanson s'adresse à tous
les types de personnes faibles et lâches qui soutiennent un système
injuste : les « femmes qui me caressent froides » ,
les « faux amis qui me flattent et qui attendent des autres du
courage tandis qu'eux se tiennent à carreau », la « tribu
de bureaucrates qui se mettent à danser avec zèle sur le dos des
gens », les « enseignants, fléau des jeunes », les
« poètes qui se masturbent à poéter sur la patrie perdue »,
et ainsi de suite. Il s'agit d'un des commentaires des plus originaux
et les plus durs sur l'Allemagne de l'Est des années 60 ; mais
aux temps de la contestation, elle fut prise pour une protestation à
valeur universelle, chose entièrement naturelle. Das Barlach-Lied
(« la chanson de Barlach ») décrit la déception qui
attend chaque artiste non-conformiste sous tout régime oppressif ;
il s'agit d'une chanson poétique qui illustre de la figure du
sculpteur Ernst Barlach, persécuté par les nazis, pour établir une
comparaison avec le présent. La veine ironique et sarcastique de
Biermann devient féroce dans les trois morceaux suivants : dans
« Deutschland : Ein Wintermärchen » (« Allemagne :
un conte d'hiver »), un texte qui fait référence directe au
poème d'Heinrich Heine, Biermann appelle l'Allemagne le « gras
cul du monde » (joue de mots sur l'expression Arsch der Welt, à
la lettre « cul du monde » mais qui, comme l'expression
italienne (ou française) « dans le cul du monde »,
signifie loin de tout, au milieu de nulle part), et Berlin son « trou
divisé avec des poils de barbelé ».
Dans
la « Ballade auf den Dichter François Villon »
(« Ballade sur le poète François Villon »), qui coupe
le récitatif, Biermann promène son alter ego sur le mur de Berlin
pour embêter les Vopos. Wie eingepfercht en Kerkermauern (« Comme
muré en prison ») décrit la réclusion domestique et l'exil
interne à Berlin : une chanson particulièrement amère et triste.
Dans la chanson suivante, Zwischenlied (« Interlude »),
Biermann déclare que, malgré certaine chanson veinée de tristesse,
il ne se sent pas désespéré en ces « temps beaux et
émouvants » et, comme s'il voulait renforcer cette vision,
Biermann chante Frühling auf dem Mont Klamott (« Printemps sur
le Mont Klamott »). Il faut garder présent (à l'esprit),
cependant, que ce « Mont Klamott », au milieu de Berlin,
est une colline qui a été formée en amassant l'énorme quantité
de décombres de la ville détruite après la II Guerre mondiale (sur
la hauteur a été ensuite édifié un parc).
Dans
le « Moritat auf Biermann es en Oma Meume en
Hamburg » (« Moritat sur grand-mère Meume Biermann
d'Amburgo ») [Un moritat (de mori,
mortel et tat, fait) est à l'origine une sorte
de complainte médiévale narrant
des événements dramatiques, chantée par les ménestrels ou
les cantastorie italiens].et
dans le Großes Gebet der alten Kommunistin Oma Meume en Hamburg
(« Oraison de grand-mère Meume, vieille communiste de
Hambourg »), Biermann parle de ses racines et de comment elles
l'ont influencé ; la deuxième des chansons présente l'inoubliable
image de la vieille grand-mère qui prie Dieu pour qu'il fasse gagner
le communisme. Le morceau final de l'album, So
soll es sein - So wird es sein (« CE
DOIT ÊTRE AINSI... CE SERA AINSI ! »),
est une sorte de testament de l'alors trentenaire Biermann.
Dans
Chausseestraße 131, chez le confiné Wolf Biermann, habitaient
certains collègues. Dans l'armoire, il y avait François Villon,
comme l'avons déjà vu au début de cette visite du vieil
appartement berlinois ; et il y avait aussi Heinrich Heine. Belle
compagnie, sans doute ; c'est tellement vrai que, à la rigueur, Herr
Biermann en a fait une des siennes, ou au moins une des siennes du
temps où il était jeune. Rassembler dans une maison deux poètes du
genre de Villon et de Heine ne doit pas être simple, et j'ai comme
le soupçon que même eux ont fini, avec les automobiles qui
passaient et les oiseaux qui gazouillaient, captés par le très
sensible microphone de Biermann pendant qu'il enregistrait
« Chausseestraße 131 », dans les « bruits de fond
» - une des multiples choses pour lesquelles cet album est très
célèbre. Au point que, dans ce cas spécifique, il les a faits même
duetter ( faire un duo ou interagir, comme on dirait maintenant). Une
de ces choses, justement qu'on ne regrette pas peu de ces années
belles et émouvantes.
Le
poème satirique Deutschland : Ein Wintermärchen de Heine date de
1844. Recevoir chez lui Heine était naturel pour le Loup (Wolf)
Biermann. Comme lui, Heine était d'origine juive ; comme lui, il
savait bien ce qu'était l'exil (en 1831, poussé par l'atmosphère
méphitique de la Restauration en Allemagne, Heine avait émigré en
France). Commelui, il connaissait la mise au ban de ses œuvres : en
1835, un décret de l'Assemblée Fédérale allemande en avait
interdit la diffusion et l'impression sur tout le territoire
allemand. À la fin de 1843, Heine retourna brièvement en Allemagne
pour rendre visite à sa mère et à son éditeur, Julius Campe, qui
était de Hambourg, tout comme Biermann. Pendant le voyage de retour
en France, Heine écrivit la première mouture de ce poème, qui fut
publié en 1844 par Campe et Hoffmann. La manière avec laquelle le
poème de Heine élude la censure et l'interdiction de ses œuvres
est, en même temps, curieuse et indicative de la totale stupidité
des « autorités préposées ». Surtout car elle fut
parfaitement légale ; sur la base des règlements sur la
censure approuvés par la Conférence de Carlsbad de 1819, les
manuscrits de plus de vingt pages étaient exclus du contrôle
censorial. Donc Deutschland. Ein Wintermärchen fut régulièrement
imprimé et publié avec d'autres poésies, dans un volume intitulé
Neue Gedichte « Nouvelles poésies ». La plaisanterie
dura peu : le 4 octobre 1844, le livre fut interdit, et tout le stock
des volumes imprimés fut confisqué en Prusse. Le 12 décembre 1844,
le Kaiser Frédéric Guillaume IV décréta l'arrestation de Heine.
Ça se passa mieux dans autres États allemands, mais le texte fut
soumis à des coupures consistantes. On comprend donc bien combien le
recours à Heine et à son « Conte d'hiver » allemand fut
pratiquement naturel : tellement, jusqu'à même ne pas en changer le
titre. Tel quel. La même satire destructive, sans rémission,
vis-à-vis de l'Allemagne et de son histoire. Le même refus de se
soumettre au présent et à ses ordonnances d'obéissance. Certes, il
y a pourtant quelque différence ; le texte biermannien est forcément
et infiniment moins long que celui de Heine, par la force des choses.
La différence fondamentale est cependant autre : tandis que le
« conte » de Heine est plutôt un voyage imaginaire et
métaphorique (bien que résultant d'un bref voyage réel après
quinze ans d'exil en terre étrangère), la version de Biermann est
un voyage terriblement réel dans une réalité où il se trouve
prisonnier et confiné. En donnant le nom de « conte » à
son poème, Heine déversait l'ironie de l'extérieur ; le sarcasme
de Biermann est par contre contenu complètement à l'intérieur
d'une réalité en laquelle il avait espéré et qui l'avait
trahi.
Même parmi les rares Allemands qui ont adressé des
critiques et des expressions dures à l'Allemagne, il serait
difficile trouver la sévérité dont Biermann use dans son « conte »
moderne. Une sévérité qui arrive à une conclusion terrible : de
quelque couleur se couvre l'Allemagne, qu'elle soit brune ou rouge,
l'essence est toujours la même : la pire merde transformée en
or. Une continuité, en somme. Ici s'insère le « duo »
avec le poète François Villon : le poème est divisé en deux
parties, séparées par la chanson où Villon va asticoter les gardes
du Mur de Berlin et ensuite disparaît en vomissures. [RV]
Mais
qu'a donc fait l'Allemagne de ses grands écrivains, de ses grands
poètes... ? Je cite au hasard Heine, Mann, Mann, Mann, Hesse,
Brecht, Grass, Enzensberger, Töller, Aub, Tucholsky, Valentin,
Kästner, Remarque.... Que fait-elle encore ? Qu'a-t-elle fait
de Heine, par exemple ?
Ah,
l'humour, l'ironie, la dérision décapante et dénonciatrice
d'Heinrich Heine sont tels qu'il ne pouvait en être autrement. Heine
disait certaine vérité qu'il ne fallait en aucun cas laisser
transparaître... Et plus d'un siècle et demi plus tard, il continue
à dévoiler certaine intention profonde, que l'on appelle ici :
le « rêve d'Otto ». Je cite le « Conte en
hiver » :
« alors
ce n’est pas
seulement l’Alsace et la Lorraine, mais la France
tout
entière, mais l’Europe et le monde tout entier sauvés, qui
seront à nous ! Oui, le monde entier sera allemand ! J’ai
souvent
pensé à cette mission, à cette domination
universelle de
l’Allemagne, lorsque je me promenais
avec mes rêves sous les
sapins éternellement verts de
ma patrie
... »
En
effet, ça ressemble bien au « rêve d'Otto » et ça donne froid
dans le dos... Il avait bien raison Heine avec sa Ballade des
Tisserands de Silésie et dès lors, nous aussi, tissons le linceul
de ce vieux monde mal foutu, oppressant, où la merde et l'or dur se
confondent en une divine marchandise, mercantile, patriotique et
cacochyme.
Heureusement
!
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
CHAPITRE
Sous
le décembre allemand coulait la Sprée
D'Est
en Ouest, je traversai Berlin
Nageant
là sur la voie ferrée
Au-dessus
du Mur, un matin.
Je
planais léger par-dessus les barbelés
Et
au-dessus des chiens dressés
Je
ressentis une étrange émotion
Et
aussi une amère sensation
Cela
m'est entré dans le cœur, aigu
-
mes fidèles camarades là en bas -
Tant
d'eux, qui par cette même voie
Allaient
à pied, furent abattus
Il
y en a un qui lança sa jeune chair
Sur
les barbelés et le champ de mines
Transpercé
le seau se vida
Quand
derrière la rafale hoqueta.
Tout
le monde n'est pas bâti
Comme
le Français François Villon, qui
Dans
une chanson connue s'en tire
Avec
des taches de vin rouge
SUITE
Je
pensai soudain à mon cousin.
L'insolent
Heinrich Heine s'en revînt un hiver
De
France en sautant la frontière
Par-dessus
le vénérable père Rhin.
Ça
me fit repenser, à tout ce qui
Se
passa en une bonne centaine d'années
Quand
l'Allemagne glorieusement s'unit
Et
à nouveau, s'est scindée
Et
puis ? Le monde entier s'est
Entre
l'Est et l'Ouest divisé
Dès
lors, comme toujours - l'Allemagne
A
tenu sa place.
Sa
place de cul du monde
Très
gras et très important
Dans
sa fente, les poils sont de
Barbelés,
on se comprend
Berlin,
ton trou, mon vieux
Est
fendu par le milieu
Voilà
bien la biologie
Raillée
par l'humaine ironie.
Et
quand aux grands de ce monde
L'estomac
presse et gronde
Alors,
abominablement ça pète et ça pue
En
Allemagne. Je vous assure.
Chaque
partie du monde aussi a, du reste,
Sa
part de la croupe allemande
Le
plus gros morceau est l'Allemagne de l'Ouest
À
juste titre, je vous l'accorde.
Ce
qu'aucun alchimiste n'a accompli
-
ils l'ont réussi :
De
la merde allemande, c'est sûr
Ils
ont fait de l'or pur
La
RDA, ma patrie
Elle
au moins est propre
Chez
elle, le retour du nazisme
Est
absolument impossible.
Nous
l'avons astiqué, tous à l'unisson
Avec
les brosses de Staline et si profond
Que
le derrière est rouge saignant
Là
où il était brun auparavant .