samedi 18 janvier 2014

JE SAIS

JE SAIS


Version française – JE SAIS – Marco Valdo M.I. – 2014
Chanson italienne – Io so – Pier Paolo Pasolini – 1974



Tirée d'un célèbre article publié par le Corriere della sera du 14 novembre 1974












Je sais, Je sais... Voilà un titre inhabituel pour une canzone... Mais je connais un autre « Je sais », je l'ai encore dans l'oreille, comme tous ceux qui l'ont entendu une fois. Certes, il ne dit pas les mêmes choses, certes, il n'a a priori rien à faire dans les CCG, mais c'est quand même un très grand Je sais, que celui-là.


Je vois, mon ami Lucien l'âne, que nous avons lu les mêmes livres, comme avait coutume de dire un de mes amis latiniste de haut vol et tiens, la chose va te plaire aussi, spécialiste d'Apulée et de Lucius... Érudit et grand connaisseur de ton histoire, des Métamorphoses, bref, de l'Âne d'Or. En vérité, c'est lui qui nous avait présentés l'un à l'autre... Mais il a quitté le pré... et depuis, il m'est échu de te tenir compagnie. Moi aussi, je l'ai, comme tu le dis, dans l'oreille cette chanson française; c'est sans doute dû à l'artiste qui la dit ou la chante, cette sorte de monologue... mi parlé, mi fredonné. Ce fut une des rares fois où Gabin s'est essayé à chanter...


C'est exactement ça... Le titre était : « Maintenant je sais » [http://www.youtube.com/watch?v=orDR4JA91F4]. Mais pour en revenir à cette canzone italienne, qui donc en est l'auteur et que dit-il... Car on dirait bien, Marco Valdo M.I. mon ami, dit l'âne Lucien en avançant de quatre de ses petits pas... On dirait bien que voilà un texte des Chansons contre la Guerre qui n'est pas à proprement parler une chanson, mais qui pourrait tout aussi bien l'être...


Tu as raison, Lucien l'âne mon ami, cette canzone qui n'en est pas une pourrait bien en être une quand même... Mais toi comme moi et les autres habitués des CCG, on sait que la chanson est un être bizarre et polymorphe. Dès lors, si l'on s'arrête à des questions aussi ténues que la forme figée de la chanson ( à la mode..., comme disait Fanon, suffit de foutre son cul sur la commode...), que la présence ou non d'un son artificiel... Car je te signale que pour la vérité vraie des choses, le silence est une des formes les plus réussies du son...


D'ailleurs, pourquoi crois-tu que Beethoven a voulu être sourd ? , dit Lucien l'âne en souriant de tout son piano de dents. Et puis, je la connais bien cette chanson de Fanon et je l'apprécie tellement que je t'en cite le passage auquel tu fais référence :
« C'est peut-être en chantant mon cul sur la commode
Qu'on se fait une chanson à la mode
Faudra que j'essaye avec Fanon... » [[44988]]. Mais dis-moi qui, dis-moi quoi de cette chanson qui n'en est pas une...


Allons-y. D'abord, l'auteur... Pier Paolo Pasolini est un écrivain, cinéaste... qui se revendique comme intellectuel. Ensuite, la chanson qui n'en est pas une est en fait un article de Pasolini dans le Corriere della Sera, un vénérable journal milanais, une institution de la presse italienne. Un article où Pasolini déclare savoir qui est derrière les attentats qui ont frappé l'Italie dans les années précédentes, déclare connaître les noms des « vrais » commanditaires et laisse entendre qu'il écrit un roman où tout cela sera dévoilé... Ce roman devait s'intituler Petrolio... Il ne pouvait être plus clair... Curieusement, quand en 1992, c'est-à-dire bien des années après , ce livre fut publié, le chapitre qui devait contenir ces fameuses informations avait disparu ; précision : il n'était jamais parvenu entre les mains de l'éditeur. Cet article-chanson publié, Pasolini fut assassiné quelques temps plus tard. Quand je dis quelque temps plus tard, il faudrait être plus précis. L'article est publié en novembre 1974 et Pier Paolo Pasolini est assassiné un an plus tard dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975. Personnellement, je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a là aussi quelque coïncidence.


Je suis assez d'accord avec toi... Cela dit, nous ne sommes pas des enquêteurs et nous sommes là pour traduire une « canzone », assez spéciale.


Très spéciale, Lucien l'âne mon ami. D'autant plus spéciale à mes yeux que je pense que le véritable intérêt est dans la canzone (appelons-la comme ça) elle-même. Il ne me paraît pas essentiel de chercher en dehors de son texte... Sauf que pour en faire ressortir tout l'intérêt, il faudrait aller un peu plus loin dans le texte de l'article-canzone et rajouter quelques paragraphes. Et comme tu le verras, cet intérêt est tout entier dans la position de l'intellectuel dans la société... et cela ne concerne pas seulement l'Italie. Je prends comme exemple les Chansons Contre la Guerre – Antiwarsongs – Canzoni contro la Guerra... qui sont précisément une œuvre hautement intellectuelle et réalisée par des intellectuels ; au demeurant, une aventure pas seulement italienne. Donc, intellectuelle et comment pourrait-il en être autrement ? Puisqu'il s'agit essentiellement d'un énorme travail intellectuel... s'apparentant à la recherche ou mieux encore, au travail des Encyclopédistes.


Les Encyclopédistes ? Quoi ? Ceux du dix-huitième siècle ? Diderot et les autres ? Mais ces gens-là avaient fait un travail phénoménal et tu penses qu'on peut comparer le travail des CCG à celui des Encyclopédistes ?


Évidemment..., Lucien l'âne mon ami, évidemment qu'on peut comparer, même si tout aussi évidemment, ce n'est pas la même chose. Mais enfin, il y a des ressemblances. D'abord dans le projet lui-même, dans l'ambition qu'il y a à rassembler et expliquer tant d'articles – pour l'Encyclopédie et de chansons, s'agissant des Chansons contre la Guerre. Projets infinis tous les deux. Quand je dis « infinis », je veux dire des projets dont on ne voit pas la fin et qui ne pourraient en avoir. Mais ils partagent aussi d'autres similitudes : le caractère volontaire et orienté par une éthique de liberté et le fait que dans les deux cas, au cœur de la construction, on trouve ce mouvement moral si décrié actuellement et qui se nomme l'engagement. Et puis aussi un pari, pari sur la raison et pari sur l'intelligence, l'une et l'autre également déconsidérées par les puissants et leurs tonitruants médias ( tous des HMV – His Master Voice; des Voix de son Maître). Et c'est là que le texte de Pasolini est intéressant. Il dévoile et revendique le rôle de l'intellectuel libre... Personnage lui aussi mis au ban de notre société. Et pourquoi ? Tout simplement parce que la liberté de pensée (penser, c'est précisément le travail, le rôle, l'effort nécessaire de l'intellectuel dans l'humaine nation) est en soi un danger pour les pouvoirs. Alors, il faut les faire taire, ces gens-là avant qu'ils ne dérangent l'ordre des choses et qu'ils passent le goût de l'intelligence à d'autres. Enfin, je m'arrête là pour cette fois... Car ici, on pourrait écrire tout un livre...[[9210]][http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=9210].


Dans le fond, tu as raison, arrêtons-nous là et laissons chanter Pasolini. De notre côté, reprenons notre simple tâche et tissons le linceul de ce vieux monde avide, adipeux, amorphe, anomique, anomal, assassin et cacochyme.



Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane





Je sais les noms des responsables de ce qui est appelé putsch (et qui est en réalité une série coups d'État organisée en système de protection du pouvoir).
Je sais les noms des responsables du massacre de Milan du 12 décembre 1969.
Je sais les noms des responsables des massacres de Brescia et de Bologne des premiers mois de 1974.
Je sais les noms du « sommet » qui a opéré, autrement dit, soit les vieux fascistes organisateurs des coups d'État, soit les néofascistes auteurs matériels des premiers massacres, soit, enfin, les « inconnus » auteurs matériels des massacres plus récents.


Je sais les noms de ceux qui ont géré les deux différentes, et même opposées, phases de la tension : une première phase anticommuniste (Milan 1969), et une seconde phase antifasciste (Brescia et Bologne 1974).


Je sais les noms du groupe de puissants qui, avec l'aide de la Cia (et en deuxième ligne des colonels grecs et de la mafia), ont d'abord créé (du reste pauvrement en échouant) une croisade anticommuniste, pour déconsidérer 1968, et, ensuite, toujours avec l'aide et la direction de la Cia, ils se sont reconstitué une virginité antifasciste, pour rattraper le désastre du référendum.
Je sais les noms qui, entre une messe et l'autre, ont donné les moyens et ont assuré la protection politique à de vieux généraux (tenus en réserve, pour l'organisation d'un potentiel coup d'État), à des jeunes néofascistes, même à des néonazis (pour créer réellement la tension anticommuniste) et enfin aux criminels communs, jusqu'à présent, et peut-être pour toujours, sans nom (pour créer la successive tension antifasciste).


Je sais les noms des personnes sérieuses et importantes qui sont derrière des personnages comiques comme ce général de la Forestière qui passait à l'action, en héros d'opérette, à Città Ducale (pendant que les bois brûlaient), ou derrière des personnages gris et purement opérationnels comme le général Miceli.


Je sais les noms des personnes sérieuses et importantes qui sont derrière les garçons tragiques qui ont choisi les atrocités fascistes suicidaires et derrière les malfaiteurs communs, siciliens ou non, qui se sont mis à leur disposition, comme assassins et tueurs à gages.


Je sais tous ces noms et je sais aussi tous ces faits (attentats aux institutions et massacres) dont ils se sont rendus coupables.


Je sais. Mais je n'en ai pas les preuves. Je n'ai même pas d'indices.


Je sais car je suis un intellectuel, un écrivain, qui cherche à suivre tout ce qui se passe, à connaître tout ce qui s'écrit, à imaginer tout ce qu'on ne sait pas ou qu'on tait ; qui relie des faits même éloignés, qui remet ensemble les pièces désorganisées et fragmentaires d'un ensemble cohérent du cadre politique, qui rétablit la logique là où semblent régner l'arbitraire, la folie et le mystère. Tout cela fait partie de mon métier et de l'instinct de mon métier. Je crois en outre qu'il est difficile que mon « projet de roman » soit erroné, qu'il n'ait pas de rapport avec la réalité, et que ses références à des faits et personnes réelles soient inexactes. Je crois en outre que beaucoup d'autres intellectuels et romanciers savent ce que je sais moi comme intellectuel et romancier. Car la reconstruction de la vérité à propos de ce qui s'est passé en Italie après 1968 n'est finalement pas si difficile…


(ici, dit Marco Valdo M.I., il me faut citer le texte italien... puis reprendre ma traduction)


[« Probabilmente i giornalisti e i politici hanno anche delle prove o, almeno, degli indizi.
Ora il problema è questo: i giornalisti e i politici, pur avendo forse delle prove e certamente degli indizi, non fanno i nomi.
A chi dunque compete fare questi nomi? Evidentemente a chi non solo ha il necessario coraggio, ma, insieme, non è compromesso nella pratica col potere, e, inoltre, non ha, per definizione, niente da perdere: cioè un intellettuale.
Un intellettuale dunque potrebbe benissimo fare pubblicamente quei nomi: ma egli non ha né prove né indizi.
Il potere e il mondo che, pur non essendo del potere, tiene rapporti pratici col potere, ha escluso gli intellettuali liberi - proprio per il modo in cui è fatto - dalla possibilità di avere prove ed indizi.
Mi si potrebbe obiettare che io, per esempio, come intellettuale, e inventore di storie, potrei entrare in quel mondo esplicitamente politico (del potere o intorno al potere), compromettermi con esso, e quindi partecipare del diritto ad avere, con una certa alta probabilità, prove ed indizi.
Ma a tale obiezione io risponderei che ciò non è possibile, perché è proprio la ripugnanza ad entrare in un simile mondo politico che si identifica col mio potenziale coraggio intellettuale a dire la verità: cioè a fare i nomi.
Il coraggio intellettuale della verità e la pratica politica sono due cose inconciliabili in Italia. ]


Probablement les journalistes et les politiciens ont même des preuves, ou au moins, des indices. Alors, le problème est celui-ci : les journalistes et les politiciens, tout en ayant sans doute des preuves et certainement des indices, ne donnent pas de noms.


À qui donc revient-il de donner ces noms ? Évidemment à celui qui a non seulement le courage nécessaire, mais en même temps n’est pas compromis dans sa relation avec le pouvoir et, en outre, par définition, n’a rien à perdre : c’est-à-dire un intellectuel.


Donc un intellectuel pourrait très bien rendre publics ces noms, mais lui n’a ni preuves ni indices.


Le pouvoir, et avec lui le monde qui, même en n’étant pas au pouvoir, entretient des rapports pratiques avec le pouvoir, a exclu les intellectuels libres – justement par la manière dont il est fait – de la possibilité d’avoir des preuves et des indices.


On pourrait m'objecter que moi, par exemple, en tant qu’intellectuel, et inventeur d’histoires, je pourrais entrer dans ce monde explicitement politique (du pouvoir ou autour du pouvoir), me compromettre avec lui, et donc jouir du droit d’avoir, avec une certaine probabilité élevée, des preuves et des indices.
Mais à pareille objection je répondrais que ceci n’est pas possible, car c’est justement à la répugnance à entrer dans un tel monde politique que s’identifie mon courage intellectuel potentiel à dire la vérité : c’est-à-dire à donner les noms.



Le courage intellectuel de la vérité et la pratique politique sont deux choses inconciliables en Italie. »