dimanche 1 décembre 2019

LÉROS


LÉROS


Version française – LÉROS – Marco Valdo M.I.2019
d’après la traduction italienne de Riccardo Venturi – 2018
d’une chanson grecque – Λέρος Martha Frintzila / Μάρθα Φριντζήλα – 1989 (?)
Paroles : Martha Frintzila
Musique : Vasilis Mantzoukis
Interprète : Martha Frintzila


Léros, 
ses moulins à vent, son château médiéval




1. Léros et son histoire.


L’île de Léros, en grec Λέρος, dans le Dodécanèse et face à l’Asie Mineure, a une histoire aussi longue que sa distance de la Grèce continentale. Il est à cent nonante-six milles (317 kilomètres) du Pirée, et il faut huit heures et demie pour s’y rendre par bateau. Elle s’étend sur un peu plus de soixante-quatorze kilomètres carrés et compte environ huit mille habitants. Au large de la côte de Léros se trouve une autre petite île qui en fait partie, Farmakonisi, l’île aux herbes médicinales, qui compte dix habitants. À Léros, qui a toujours été un avant-poste, se trouve un imposant château médiéval des Chevaliers de Saint-Jean, probablement construit sur les ruines d’une forteresse byzantine. Il s’appelle Léros depuis l’antiquité, un nom d’origine inconnue et, selon toute vraisemblance, pré-grecque.
Une longue, très longue histoire, comme peut-être la plus longue de toutes les îles de la Méditerranée. Dans l’Antiquité, on disait que c’était l’île de Parthénos Iokallis, la « Belle Vierge des Violes », qui y était la déesse vénérée. Pendant la guerre du Péloponnèse, comme l’a souligné Thucydide, les baies et les ports de Léros étaient considérés comme très importants ; Léros était un allié d’Athènes lointaine, mais après la fin d’une des guerres qui reste sans conteste, encore considérée des milliers d’années plus tard, parmi les plus imbéciles de l’histoire, elle passa sous le contrôle spartiate. Il y avait aussi un temple d’Artémis, c’est pourquoi on l’appelle souvent « l’île d’Artémis ».
Au fil des siècles, et après les périodes hellénistique et romaine, elle fit partie de l’Empire byzantin. Au XIIIe siècle, elle fut occupée par les Génois, puis par les Vénitiens, jusqu’en 1309, date à laquelle elle fut conquise par les Chevaliers de Saint-Jean, ou Hospitaliers, qui la fortifièrent. Près de deux siècles plus tard, en 1505, l’amiral ottoman Kemal Reis (connu en Italie sous le nom de "Camali" ou "Camalicchio") tente de l’assiéger et de la conquérir avec trois galères et soixante-dix autres navires de guerre, mais en vain. La légende raconte que le seul chevalier de Saint-Jean qui survécut au siège, un jeune homme de seulement dix-huit ans, fit porter aux femmes et aux enfants l’armure et les armes des défenseurs morts, faisant ainsi croire aux Ottomans que la garnison était encore forte. Le 24 décembre 1522, après le siège de Rhodes, un traité fut signé entre le sultan Soliman et le Grand Maître des Chevaliers de Saint-Jean, Philippe Villiers de L’Isle-Adam, ancêtre de l’écrivain Auguste Villiers de l’Isle-Adam, prétendant légitime au trône de Grèce [qu’il disait, car Jean-Marie-Mathias-Philippe-Auguste de Villiers de L’Isle-Adam était un hâbleur ; d’ailleurs, ce fut un excellent conteur, susurre Lucien l’âne], auteur des « Contes cruels ». Avec ce traité, Léros et tous les autres biens des Chevaliers Hospitaliers de la Mer Egée passèrent à l’Empire Ottoman. Avec de brèves interruptions, Léros resta ottoman pendant quatre siècles. Sous la domination ottomane, Léros jouissait de prospérité et d’autonomie : c’était une île privilégiée pour les Turcs, qui n’opprimaient pas du tout la population grecque. Dans la pratique, les Ottomans ont donné aux Lérites une forme d’autonomie gouvernementale. Avec la Révolution grecque et la guerre d’indépendance de 1821, cependant, Léros fut occupée par les Grecs et devint une base importante pour l’approvisionnement de la marine hellénique, passant sous la juridiction de la commission temporaire des Sporades orientales. Avec le traité de Londres de 1830, cependant, l’île n’a pas été assignée à l’État hellénique nouveau-né, et est passée de nouveau à l’Empire ottoman. Aucune vengeance n’a été prise par les Turcs : comme auparavant, le conseil d’administration de Léros a été formé à parts égales par des Grecs et des Turcs.
Tout cela jusqu’en 1912, date à laquelle Léros, avec toutes les autres îles du Dodécanèse, sauf Kastellorizo ou Castelrosso, fut occupée par les Italiens après la guerre italo-turque, ou « Guerre de Libye ». Le 12 mai 1912, Léros fut pris par les marins du cuirassé « San Giorgio ». Les habitants grecs de l’île déclarèrent leur autonomie sous le nom d’« État égéen », en vue d’une future réunification avec la Grèce promise par les Italiens ; mais au début de la première guerre mondiale, tout restait lettre morte et l’Italie garda le contrôle du Dodécanèse. Cependant, de 1916 à 1918, Léros servit de base navale aux Britanniques ; selon l’accord Venizelos-Tittoni de 1919, l’île devait être rendue à la Grèce avec tous les Dodécanésiens sauf Rhodes ; mais, après la défaite grecque de 1922 dans la guerre gréco-turque, cet accord fut annulé et le Dodécanèse resta italien.
Le régime fasciste a tenté d’italianiser de force le Dodécanèse en rendant obligatoire l’usage de la langue italienne, en encourageant la population locale à acquérir la nationalité italienne et en réprimant les institutions grecques. Pendant les 31 années de domination italienne sur Léros, des fortifications ont été construites en raison de la position stratégique de l’île et de ses grands ports naturels (le plus grand d’entre eux, Lakki, en italien Portolago, est le plus grand port en eau profonde en Méditerranée). En pratique, Léros est entièrement militarisée : avec sa transformation en une grande base navale, l’Italie prend le contrôle d’une zone d’intérêt vital pour les Alliés (Égée, Dardanelles et Proche-Orient). Mussolini appelait Léros « le Corregidor de la Méditerranée ». La grande base navale de Portolago / Lakki a été achevée en 1930 : elle a également pris place dans l’histoire de l’art, comme l’un des meilleurs exemples de l’architecture rationaliste italienne. On dit que Mussolini avait aussi fait construire une maison à Lakki, on voit ainsi qu’il aimait l’île.
À partir de 1940, lorsque l’Italie fasciste « brisa les reins de la Grèce » – pour ainsi dire – avec « l’aide minuscule des alliés nazis », la base navale de Léros fut bombardée à plusieurs reprises par la Royal Air Force. Le résultat fut très peu enviable : c’est, après la Crète, l’île méditerranéenne qui subit le plus de bombardements pendant la seconde guerre mondiale. Le 8 septembre 1943, avec l’Armistice et l’effondrement total des forces armées italiennes, Léros passe aux Alliés, avec l’arrivée de renforts importants comme sur toutes les autres îles du Dodécanèse. C’était intolérable pour les Allemands, qui à leur tour commencèrent à déverser une pluie de bombardements sur Léros. Le navire amiral de la marine grecque, la reine Olga, fut coulé à Portolago par les Allemands le 26 septembre 1943, en même temps que l’Intrepid britannique ; entre le 12 et le 16 novembre 1943, avec l’opération Taifun, Léros fut conquis par les Allemands du Bataillon aéroporté du Brandenbourg, soutenus par les interventions massives de la Luftwaffe. Léros resta sous occupation allemande jusqu’à la fin de la guerre.


2. Après la guerre. L’asile, le camp, les immigrants.


Après la guerre, Léros a connu une histoire à la fois différente et identique. Après la défaite allemande et l’évacuation qui s’ensuivit, l’île passa sous administration britannique directe jusqu’au 7 mars 1948. Ce jour-là, les Britanniques, qui avaient résolument soutenu les forces anticommunistes grecques dans la guerre civile, ont remis Léros et toutes les autres îles du Dodécanèse à la Grèce, un retour de Léros après sept cents ans d’une île très éloignée, et bien défendue par la nature. L’usage qui en sera fait par l’État hellénique sera, d’une part, « historique », une base navale (utilisant la base italienne préexistante) et, d’autre part, une toute nouvelle : elle sera utilisée comme un hôpital psychiatrique. En 1959, le plus grand asile de Grèce fut établi à Léros, utilisant en partie d’anciennes installations militaires italiennes, et l’île devint ainsi l’« île des fous », détenus loin à l’écart et dans des conditions inimaginables (ou peut-être terriblement imaginables). Bientôt, des centaines de patients psychiatriques ont été internés à Léros, maintenus en isolement et constamment enchaînés ou en contention. Le 21 avril 1967, avec le coup d’État des colonels, arrive et la Junte (Χούντα) décide d’ajouter à l’asile un joli camp de concentration pour les opposants, profitant de l’ancienne caserne italienne ; et c’est ainsi que Léros devient aussi une île-lager pour des centaines d’antifascistes grecs. Parmi les prisonniers de Léros, il y eut le poète Yannis Ritsos. En 1974, le camp de Léros a été démantelé, mais pas l’asile.
En 1989, Léros revient à l’avant-plan de l’actualité internationale. Un scandale a éclaté, d’abord lié à la découverte de détournements de fonds alloués au centre psychiatrique, par les dirigeants nommés par l’État (l’asile de Léros est une institution de santé publique). Bientôt, cependant, le scandale s’est étendu aux mauvais traitements répétés infligés aux internés, qui ont été maintenus dans des conditions épouvantables pendant que les dirigeants volaient à tours de bras. Le scandale est énorme, entraînant à la fois une relative « amélioration » et une réduction de la taille de l’asile à un maximum de 200 personnes ; mais, en juin 2009, un reportage de la BBC montre que tous les changements prévus n’ont pas été effectués, et à ce moment, nous sommes déjà dans la crise grecque. Mais ce n’est pas tout.
En décembre 2015, le gouvernement grec alors au pouvoir, qui est déjà le gouvernement « de gauche » de Syriza et Alexis Tsipras, le ministre de la Politique migratoire Ioannis Mouzalas, en accord avec le maire de Léros, Michalis Kolias, décide de construire sur l’île un camp de réfugiés, un « hot spot » pour environ 1000 réfugiés fuyant la Syrie et autres pays. Où est construit ce camp de réfugiés ? Exactement dans les locaux de l’asile, déjà connu comme « Le coupable secret de l’Europe », selon les termes du journaliste britannique John Merritt (dans son article publié le 10 septembre 1989 dans le London Observer). Le camp de réfugiés est situé à Lepida, à côté de l’asile où environ 200 patients sont encore détenus dans de petits centres de réhabilitation. En 2015, donc, on recommence à parler de l’asile de Léros, apprenant que, depuis 1959, environ trois mille patients y sont morts dans des conditions très difficiles. Entre 1967 et 1974, environ quatre mille déportés politiques sont passés par les mêmes zones de l’asile. L’asile et le camp de réfugiés existent toujours.

3. La chanson.


La chanson est consacrée, sans conteste, aux événements de l’asile de Léros. Il n’y a pas de mention directe des prisonniers politiques de la junte des Colonels. Les vers sont de Martha Frintzila. Il est possible que la chanson ait été écrite vers 1989, lorsque le scandale des fonds et des conditions de l’asile de Léros a éclaté. La chanson les décrit évidemment, même avec le couplet final troublant. Cependant, il n’est pas exclu que ce qu’elle dit vous fasse aussi penser aux déportés politiques des années de la Junte, comme il est possible que l’écouter aujourd’hui puisse faire penser aux réfugiés enfermés à Léros. Malheureusement, je ne peux en dire plus.
Quant à Martha Frintzila, elle est née à Elefsina le 7 avril 1972. En plus d’être chanteuse, elle est actrice, scénographe et professeur d’art dramatique à l’École dramaturgique du Théâtre national d’Athènes.
Léros est une île sauvage, venteuse et magnifique. Elle a encore ses moulins à vent. Comme presque toutes les îles de la mer Égée, c’est actuellement une destination touristique de première classe, comme Lesbos, comme Lampedusa. [RV]






Dans les lits,
Les gars, anéantis,
Ont des chaînes à la nuque
Et l’âme dans les yeux ;
Ils ont un nuage à la nuque
Et l’âme dans les yeux.


Ils sortent pour jouer
dans la cour en béton,
Avec les pieds liés ;
Et pourtant ils arrivent à courir
Avec les pieds liés
Et pourtant ils arrivent à courir.


Du pain par terre,
L’eau âpre en bouche,
Le fleuve,
Le pont,
Tout change de couleur ;
Le fleuve,
Le pont,
Tout change de couleur.


On les conduit en rang,
Par la main, à la plage.
Les livres l’ont écrit,
Les anges l’ont dit.
Les livres l’ont écrit,
Les anges l’ont dit.


Les petits yeux l’ont vu
Et l’aube, quand il fait jour,
Le couteau porté au rouge,
Les têtes seront coupées,
Le couteau porté au rouge,
Les têtes seront coupées.