L’AVEUGLE
Version française – L’AVEUGLE – Marco Valdo M.I. – 2020
Chanson allemande – Der Blinde – Erich Kästner – 1931
Bettler (Mendiant) – Berlin George Grosz – 1925 |
Dialogue Maïeutique
Écoute voir, Lucien l’âne mon ami, l’autre jour, je pourrais même dire l’autre semaine, l’autre mois et pourquoi pas, l’autre année.
Ça rime à quoi, ce charabia ?, demande Lucien l’âne.
Oh, à rien, dit Marco Valdo M.I., ou alors à pas grand-chose ; c’est une façon de dire la semaine dernière, il n’y a pas longtemps, il y a peu, il y a quelques jours avant que l’an ne tourne de l’œil ; bref, tout récemment, je te parlais des livres pour enfants d’Erich Kästner et si je t’en parlais, c’est que, je considère que ce sont de livres importants, car c’est dans l’enfance qu’on se forme, outre un corps avec toutes ses envies, une morale de vie, une personnalité, qu’on se construit soi-même et qu’on élabore sa conception du monde et le mode d’emploi de sa propre existence. Tout ça, fugacement en quelques années.
Je sais, dit Lucien l’âne, et ça, la plupart du temps sans le savoir et sans le vouloir, du moins consciemment. C’est pareil pour les ânes.
Certainement, reprend Marco Valdo M.I., et ce n’est pas pour rien que les religions exigent le tribut des enfants, les embrigadent dans leurs troupeaux et leur infligent leurs catéchismes, leurs prières et leurs salamalecs. C’est un de leurs plus sûrs moyens de domestication des gens, un de leurs instruments de conditionnement et de marquage des cerveaux et des cœurs des gens. Certaines religions en plus du décervelage, vont même jusqu’à mutiler les enfants de façon à imposer leur empreinte définitivement – je veux dire, jusqu’à la mort, et signifier – volens-nolens – l’appartenance du sujet au maître.
Je sais, dit Lucien l’âne, c’est une honte, c’est une infamie ; on fait pareil aux animaux : aux veaux et aux moutons. Mais tout ça nous éloigne du but de notre rencontre de ce jour qui est – je te le rappelle – de dire quelques mots à propos de la chanson. Par exemple, si on commençait par son titre.
Bien, bien, le titre, en effet, répond Marco Valdo M.I., je te l’avais indiqué l’autre jour. Souviens-toi quand on discutait du « Monologue de l’Aveugle » (Monolog des Blinden), je disais : « D’autre part, Erich Kästner a écrit deux ans plus tard un autre poème, intitulé « Der Blinde » (L’Aveugle), où il approfondira la réflexion ; je te le ferai voir prochainement. » Donc, voici « L’Aveugle » qu’on peut imaginer comme une deuxième partie du monologue et peut-être est-ce le même homme qui continue à mendier sur le trottoir et poursuit son monologue. Sans doute, car personne ne lui parle et personne ne le remarque ou ne veut lui parler ou le remarquer C’est un des sens possible de cette réflexion :
« Des pas viennent, des pas s’en vont,
Quel genre d’hommes les font ?
Pourquoi personne ne s’arrête ?
Je suis aveugle, et vous êtes aveugle. »
Deux ans se sont écoulés et sa situation ne s’est pas arrangée
Oui, bien, dit Lucien l’âne. Soit, mais pourquoi revenir deux ans plus tard au portrait de cet aveugle alors qu’il semble que tout avait été dit.
D’abord, Lucien l’âne mon ami, il faut penser qu’il y avait encore des choses à dire ou qu’il fallait insister. C’est là que je me suis dit, à part moi, que cet aveugle pourrait bien être aussi tout simplement l’incarnation de la conscience des gens d’Allemagne : dans la première chanson, de l’Allemagne qui pansait ses blessures de la Grande Guerre et dans celle-ci, de l’Allemagne qui ne voit pas, ne veut pas voir ce qui vient à elle. Et puis, l’aveugle a toujours cette sorte de don de trouble vue, de voir sans le voir ce que ceux qui voient ne voient pas en le voyant.
Exactement, dit Lucien l’âne, je vois ce que tu veux dire, car moi, j’ai vu et connu Cassandre, les aèdes aveugles et tout ce qui s’ensuit. De toute façon, merci pour des indications. Maintenant, tissons le linceul de ce vieux monde indifférent, aveugle, à tout le moins amblyope, sourd et muet à son tour et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Sans regrets, sans espérances
Il se tient le crâne baissé.
Accroupi contre le mur, épuisé,
Tassé, assis, il pense :
Les miracles ne sont pas venus.
Tout reste ainsi, comme c’était.
Qui ne voit rien n’est pas vu,
Qui ne voit rien est secret.
Des pas viennent, des pas s’en vont,
Quel genre d’hommes les font ?
Pourquoi personne ne s’arrête ?
Je suis aveugle, et vous êtes aveugle.
Votre cœur n’envoie aucun message
De votre âme à votre visage.
Si je n’entendais pas vos pieds,
Je ne saurais pas que vous existez.
Approchez, installez-vous ici à côté,
Jusqu’à ce que vous ressentiez la cécité.
Penchez la tête et baissez les paupières,
Jusqu’à connaître cette réalité étrangère.
Maintenant, partez ! Vous êtes pressé ;
Faites comme si rien ne s’était passé,
Mais n’oubliez jamais non plus :
« Celui qui ne voit pas n’est pas vu. »