Vitrines
Chanson française – Vitrines – Léo Ferré – 1953
L’Atelier du Père Noël |
Dialogue Maïeutique
L’autre jour, Lucien l’âne, si tu t’en souviens, on avait interrompu le dialogue que nous tenions à propos de la version française VITRINES d’une chanson de Maria Monti, intitulée Vetrine. Au moment de l’interruption, je parlais d’une chanson de Léo Ferré au titre parfaitement similaire – c’est-à-dire celle-ci : Vitrines. J’indiquais que, en quelque sorte, cette chanson complétait celle de Maria Monti ; sauf que, à y réfléchir, la chanson de Léo Ferré – de 1953 – est antérieure à celle de Maria Monti – de 1961. Je concluais en disant qu’on y reviendrait ; eh bien, nous y sommes.
Ah, dit Lucien l’âne, je me demandais d’ailleurs quand elle reviendrait au premier plan cette chanson de Léo Ferré, dont je me souviens assez vaguement. J’étais impatient de la voir et de savoir ce qu’elle pouvait avoir de particulier.
Ce qu’elle a de particulier ?, demande Marco Valdo M.I., c’est assez complexe à décrire. D’abord, c’est une chanson de Léo Ferré, ce qui est – en soi – une particularité et du Ferré des années 50-60, comment dire, du poète – car on ne saurait ignorer cette dimension poétique qui l’éloigne de la fabrication à vocation commerciale –, de l’auteur-compositeur, du musicien, de l’artiste et aussi, d’un moment où la chanson française est en pleine efflorescence, c’est l’époque des chanteurs à texte et à idées, des chanteurs poètes et qui visent à donner à la chanson le statut d’art à part entière, un art qui se crée et se développe dans les cabarets et s’active à faire sortir la chanson du monde vénal de la « variété ». Si on en croit la mémoire du temps et sans vouloir écarter pour autant les autres auteurs, émergent de cette formidable floraison, à mon sens, trois grands noms : Brassens, Brel et Ferré.
Certes, dit Lucien l’âne, la chanson française de cette période est vraiment particulière ; mais encore ?
Eh bien, Lucien l’âne, et c’est assez particulier et propre à Léo Ferré, il y a là comme une chanson « sociologique », qui annonce les analyses situationnistes incendiant la société de consommation et la société du spectacle.
Oh, dit Lucien l’âne, pourquoi veut-on tant faire croire au Père Noël ? Tout simplement, car l’atelier du Père Noël est au cœur de la fabrication de la soumission aux choses. C’est un des aspects les plus prégnants de la Guerre de Cent Mille Ans ; il convient de marquer les gens au cœur dès la petite enfance, par des tours de passe-passe d’enchanteurs masqués comme on marque les moutons ou les brebis par le baptême, les fêtes à répétition, ce sont des promesses de satisfactions frelatées.
C’est la chanson qui se met à penser le monde dans un processus kaléidoscopique de décomposition assez acide. Ça, c’est la marque de Ferré ; c’est aussi du grand art poétique. L’homme Ferré regarde le monde, il le raconte et en même temps, il en radiographie jusqu’aux moindres défauts. Le tout, au nom d’une vie à faire en dehors, une vie à vivre l’écart de cette société qu’il débecte copieusement. Il y a aussi ce refus de concéder quoi que ce soit au chapitre de la langue, de la phrase et des mots. Comprenne qui voudra, comprenne qui pourra, comprenne qui fera l’effort de comprendre. En cela, Ferré comme tous les auteurs de qualité, se refuse obstinément au populisme. On est loin de la chanson savonnette et de ses anecdotes insipides.
Tout ceci devait être dit et sans doute, dit Lucien l’âne, quelqu’un d’autre aurait mieux parlé de cette chanson, mieux détaillé le propos, éclairci l’une ou l’autre des images, mais, finalement, tu as raison, ce n’est pas là notre rôle. Ainsi, on en a dit assez, la chanson dira le reste et le lecteur (car il faut la lire) découvrira le reste ; c’est d’ailleurs tout le charme de la chose. Dès lors, tissons le linceul de ce vieux monde commercial, vénal, méprisant, nul et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Des Cadillacs et des ombrelles,
De l’albuplast et des bretelles,
De faux dollars, de vrais bijoux :
Il y en a vraiment pour tous les goûts.
Des oraisons pour dentifrices,
Des chiens nourris qui parlent l’anglais
Et les putains à l’exercice
Avec leurs yeux qui font des frais,
De faux tableaux qui font la gueule
Et puis des vrais qui leur en veulent.
Des accordéons déployés
Qui soufflent un peu avant de gueuler ;
Des filles en fleurs, des fleurs nouvelles,
Des illustrés à bonne d’enfant
Et des enfants qui font les belles
Devant des mecs bourrés d’argent.
Les vitrines de l’avenue
Font un vacarme dans les cœurs
À faire se lever le bonheur
Des fois qu’il pousserait dans les rues.
Les faux poètes qu’on affiche
Et qui se meurent à l’hémistiche,
Les vedettes à faits-divers,
Paroles de Jacques Prévert.
Les prix Goncourt que l’on égorge,
Les gorges chaudes pour la voix,
Les coupe-file et les soutiens-gorge
Avec la notice d’emploi.
Des chansons mortes dans la cire
Et des pick-up pour les traduire :
Le microsillon baye aux corneilles,
C’est tout Mozart dans une bouteille.
Le sang qui coule plein à la une
Et qui se caille aux mots croisés ;
« France soir », « Le Monde » et la fortune,
Devant des mecs qui n’ont pas bouffé.
Les vitrines de l’avenue
Font un vacarme aux alentours
À faire se lever l’amour,
Des fois qu’on le vendrait aux surplus.
Des pères Noël grandeur nature
Qui ne descendent plus que pour les parents
Pendant que les gosses jouent les doublures
En attendant d’avoir vingt ans.
Toupies qui tournent au quart de tour,
Bonbons fondants, bonheur du jour,
Et ces mômes qu’en ont plein les bras
À lécher la vitrine comme ça.
Des soldats de plomb qui font du zèle,
Des poupées qui font la vaisselle,
De drôles d’oiseaux en équilibre
Pour amuser les tout petits ;
À l’intérieur, la vente est libre
Pour ceux qui s’ennuient dans la vie.
Des merveilles qu’on ne peut pas toucher
Devant des mecs qui peuvent entrer.
Les vitrines de l’avenue
Font un vacarme dans les yeux
À rendre aveugles tous les gueux
Des fois qu’ils en auraient trop vu.
Jambon d’York, garanti Villette,
Des alcools avec étiquette,
Crème à raser les plus coriaces :
« Où l’on m’étend, le poil s’efface »,
La gaine qui fond sous les caresses,
Le slip qui rit, le bas qu’encaisse,
L’escarpin qui use le pavé,
Les parfums qui sentent le péché,
Des falbalas pour la comtesse,
Des bandes en soie pour pas que ça blesse ;
Du chinchilla, de la toile écrue,
Il faut vêtir ceux qui sont nus.
Des pull-overs si vrais qu’ils bêlent,
Des vins si vieux qu’ils coulent gagas,
Des décorations qu’étincellent
Devant des mecs qui n’en veulent pas.
Les vitrines de l’avenue
C’est mes poches à moi quand je rêve
Et que j’y fouille à mains perdues
Des lambeaux de désirs qui lèvent.