lundi 25 mars 2019

Les Cartes-lettres


Les Cartes-lettres


Lettre de prison 15
28 avril 1934




Dialogue Maïeutique


Tiens, Lucien l’âne mon ami, avant de parler des cartes postales, je reviens un instant à l’avocat de Rome dont il était question précédemment et dont Carlo Levi avait refusé les services. En revenant au texte de la lettre d’origine On dit que je suis cultivé et cherchant un peu, j’ai découvert diverses choses qui donnent à penser que le prisonnier était plus méfiant et plus avisé qu’il ne semble l’être dans ces lettres somme toute banales et qu’il avait trouvé le moyen de faire passer ses mises en garde. Je m’explique : l’avocat de Rome est un certain Vittorio Ambrosini, et à moins d’un homonyme, il y avait un avocat et journaliste du nom de Vittorio Ambrosini qui gravitait dans des eaux troubles depuis un certain temps : entre le socialisme, version communiste et le fascisme ; en 1925, il déclarait lui-même : "politicamente mi trovo tra Lenin e Mussolini, cioè per l’uno e per l’altro per quel tanto di rivoluzionario che entrambi hanno, e ritengo che dai due debba venire la sintesi di nuova vita politica e sociale" (http://www.quinternalab.org/lavori-in-corso/materiale-storico/180-appunti-per-un-lavoro-su-vittorio-ambrosini)« Politiquement, je me trouve entre Lénine et Mussolini, c’est-à-dire pour les deux à cause de la nature révolutionnaire des deux, et je crois que les deux doivent être la synthèse d’une nouvelle vie politique et sociale ».

Oh, dit Lucien l’âne, on retrouve ce même genre de situation aujourd’hui où en France, par exemple, des convergences apparaissent et s’affirment entre le Rassemblement National et La France Insoumise, qui entretiendraient certains liens, y compris financiers, avec la Russie de Poutine.

De plus, ajoute Marco Valdo M.I., il semblerait qu’au moment qui nous occupe, il était un des informateurs de l’OVRA (N° 532). Et selon la même source citée ci-dessus, à partir de 1931, « Negli anni successivi sarà un informatore della polizia; l’amicizia stretta con alcuni antifascisti al confino gli permetterà di inviare su di loro puntuali rapporti ai "superiori". » – « Dans les années suivantes, il sera un informateur de la police ; son amitié étroite avec certains antifascistes en exil lui permettra d’envoyer sur eux des rapports détaillés à ses « supérieurs ». Après la guerre, il continuera ses cabotages politiques et on le retrouvera dans l’affaire de la Piazza Fontana à Milan en 1969. Il a fini « suicidé » contre son gré en 1971. Dès lors, dans sa prison en 1934, Carlo Levi avait plus que raison de poser la question : d’où il tombe cet avocat de Rome ? Est-il recommandé par notre avocat de Turin ? Qui l’envoie ? Et il ajoute : « J’imagine que cette mission lui a été confiée avant que je sois déféré à la Commission de Relégation… »

Bonnes questions, dit Lucien l’âne, car normalement, l’avocat est tenu à la plus stricte confidentialité, au secret professionnel pour tout ce que pourrait lui dire celui qu’il assiste ; il peut aussi sous ce couvert demander à l’accusé de lui révéler certaines choses qu’il devrait taire pour mieux le défendre. Il vaut mieux refuser d’être défendu par un avocat sur lequel on a des doutes.

Mais aussi, Lucien l’âne mon ami, il est probable que Carlo Levi savait qui c’était, car Ambrosini était un personnage connu des milieux politiques à la fois pour son rôle de premier plan chez les « Arditi », mais aussi comme membre du PNF (Parti National Fasciste) et comme journaliste.

Maintenant, Marco Valdo M.I. mon ami, pour parler d’autre chose, revenons aux cartes postales et tout d’abord, qu’est-ce qu’une carte-lettre ?

La carte-lettre, Lucien l’âne mon ami, était – je dis bien « était », car elle n’existe plus. Donc, c’était une carte-postale, pré-timbrée, ornée d’une image, d’un côté, et de l’autre, d’une moitié pour écrire, d’une moitié, pour indiquer l’adresse du destinataire. Du coup, il restait fort peu de place pour écrire et de plus, ce qu’on écrivait était en quelque sorte à l’air libre. La carte-lettre était aussi un moyen de propagande de l’État et en l’occurrence, du régime fasciste. Dans le cas présent, sous le couvert de soigner la tuberculose, on avait droit à la rhétorique héroïque fasciste, une logorrhée assez détonante où le Duce menait cette croisade sanitaire sous le signe de la double croix. Il annonçait déjà que le peuple italien allait vaincre l’ennemi – cet ennemi-là (la tuberculeuse) comme il vaincrait tous les autres.

Oh, dit Lucien l’âne, est-ce qu’il y a quelqu’un qui a pu croire ça ? Y croyait-il lui-même ? Tous ces dictateurs, tous ces hommes, le pouvoir leur monte à la tête. Aucun âne n’avalerait pareille galéjade, aucun âne ne raconterait pareille idiotie. Et enfin, toutes ces œuvres de charité ont un parfum d’escroquerie qui me les rendent très antipathiques. Mais pour le reste, que dit la chanson ?

Pour le reste, dit Marco Valdo M.I., Carlo Levi revient à ses marottes habituelles : les temps, la peinture, où il remarque qu’au sortir de la prison, sa peinture en portera nécessairement la trace ; elle aura changé.

« Quand je sortirai demain
Mon regard changera
Est-ce un mal, est-ce un bien ?
Ma peinture changera
Quand je sortirai demain. »

Alors, en attendant cet hypothétique « demain », dit Lucien l’âne, tissons le linceul de ce vieux monde bardé de barreaux, embarbelé, fortifié et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Contre la tuberculose,
J’ai acheté
Douze cartes roses.
La question qui se pose :
À qui les envoyer ?

Quand on est prisonnier de l’État,
La prison met son doigt
Sur tout envoi.
Les gens n’aiment pas
Recevoir des courriers comme ça.

Quand je sortirai,
Je m’apercevrai
Avec une agréable stupeur
Qu’il y a des couleurs,
Des arbres verts, des viandes rouges et des fleurs.

Quand je sortirai demain
Mon regard changera
Est-ce un mal, est-ce un bien ?
Ma peinture changera
Quand je sortirai demain.

Petits tracas ridicules,
Ces caractères minuscules
Pour que les choses soient dites
Me pèsent et m’irritent.
Les cartes-lettres sont trop petites.

J’ai reçu la grammaire anglaise
Nouvelle édition, avec la ponctuation
Et la grammaire de l’Académie française.
Un monument d’érudition,
Nous y reviendrons.