mardi 13 octobre 2015

POUR UNE NUIT SEULEMENT


POUR UNE NUIT SEULEMENT

Version française – POUR UNE NUIT SEULEMENT – Marco Valdo M.I. – 2015
d'après la version italienne de Fulvio Senardi – 2004
d'une chanson hongroise


Géza Gyóni, par un des plus classiques mauvais tours du destin, meurt à Krasnoïarsk pendant sa captivité le jour de son 38ième anniversaire, le 25 juin 1917.



Géza Áchim, né à Gyón le 25 juin 1884 (et il tire son nom de plume de celui de sa ville natale : Gyóni signifie « de Gyón »), provenait d'une famille d'étroite observance luthérienne, et fut lui aussi théologien protestant. Il ne sera jamais compté parmi les grands de la littérature et de la poésie hongroises ; on dirait un « mineur » ou quelque chose du genre, face à des noms comme Sándor Petőfi, Endre Ady, Attila József, Mihály Vörösmarty et autres. S'il n'y avait cette poésie, qui n'est pas seulement une de plus célèbres du XXième siècle en langue hongroise, mais même une des plus citées, mises en musique, reproposées, etc. Une poésie, entre autres choses, au destin fort singulier, étroitement lié à celui qui l'écrivit ; elle est, selon toute vraisemblance, devenue la plus célèbre chanson hongroise contre la guerre, la vraie icône du pacifisme et de l'antimilitarisme, et son introduction dans ce site comble vraiment une grosse lacune.

Destin singulier ? Il suffit de connaître, dans ses grandes lignes, la (brève) vie de Géza Gyóni, qui n'était pas du tout – au moins à l'origine, ni un pacifiste, ni un antimilitariste. Pas du tout. L'aventure humaine du poète, à l'aube de la guerre mondiale, était entrelacée avec le brûlant nationalisme hongrois de l'époque. La démagogie nationaliste avait fait son trou en Géza Gyóni comme chez beaucoup d'autres Hongrois, qui voyaient dans la guerre la possibilité d'affirmer définitivement la patrie hongroise ; au point qu'il était parti volontaire. Un de ceux, comme fait à juste titre remarquer Fulvio Senardi dans l'essai sur lequel se base presque totalement cette introduction, « que Thomas Mann (La Montagne Magique) et Italo Svevo (La Conscience de Zeno) nous décrivent en des pages inoubliables au moment où s'en vont euphoriques vers l'abattoir ». Géza Gyóni avait adhéré de façon totale à la folie collective ; réactionnaire de cœur et d’esprit, il haïssait la célèbre revue Nyugat (« Occident »), qui se battait pour des idéaux littéraires et politiques tournés, comme on le déduit de son nom, vers l'Occident en opposition au traditionalisme populaire et rural qui imprégnait encore une grande partie de la culture hongroise de l'époque. Les « Nyugatistes» étaient pour Géza Gyóni, « blasphémateurs d'idéaux et de patrie » et des ennemis des vertus nationales, « empoisonnés de l’esprit décadent de la culture parisienne, imprégnée de cosmopolitisme et de pacifisme, négatrice de la tradition au nom du mirage d'un radieux 'saint Demain' » (Senardi). À la revue objet de ses traits, Géza Gyóni adressa d'autre part des mots durs dans une lettre ouverte (Lével Nyugatra).

Alors pour cerner non seulement la figure du poète, mais aussi ses motivations plus profondes... Parti volontaire pour la guerre, il se retrouva avec des milliers et des milliers de ses compatriotes à se battre en Galicie : il est assiégé dans la forteresse de Przemyśl. Przemyśl est un des monuments des Hongrois, peut-être le principal : des milliers de soldats y trouvèrent la mort. Un authentique massacre qui commença à faire changer d'idée même Géza Gyóni, qui écrivit vraiment dans la rage des combats à Przemyśl, en novembre de 1914, sa très célèbre poésie. D'autre part, ses motivations changeaient fondamentalement d'objet ; si Csak egy éjszakára reste une poésie tournée contre les Nyugatistes et les « intellectuels décadents », écrite dans la métrique (sept strophes de sept vers...) typique des hősi hatos, « chants héroïques » de la poésie traditionnelle hongroise. Mais dans la poésie commencent à s'entendre aussi des échos divergents, particulièrement contre « les patriotes à la longue langue de bois, les factieux, les spéculateurs » et contre un Pays qui a envoyé consciemment au massacre sa jeunesse.

Géza Gyóni avait aussi été victime de la Kultur hongroise, qui « hait de la même manière les mythes occidentaux (progrès, démocratie, humanisme) et l'Orient slave, qui vomit des hordes sauvages dans la douce terre hongroise » ; une Kultur, comme il est facile de l'observer, qui n'a certes pas cessé d'exister en Hongrie. Endre Ady, put écrire, inécouté, : « Le Magyar est un peuple sinistre et triste. /Il vécut dans la révolte et, pour le soigner/ lui firent subir la guerre et l'horreur/des vauriens, maudits dans la tombe ». Ce qui ensuite arriva sur le front de Galice, où Gyóni avait été cantonné après son enrôlement à l'automne 1914, est bien connu : à Przemyśl, ville fortifiée du front nord-oriental, après la faillite de l'offensive autrichienne qui commence la guerre dans les Carpates, tombent aux mains des Russes le 22 mars 1915 presque 120.000 hommes ; Autrichiens, Hongrois, Italiens de l'Istrie, du Trentin et de Trieste, etc. : tous soldats de l'empire multinational et plurilingue. Dans le massacre, le nationalisme de Géza Gyóni cède le pas à un sentiment de fraternité universelle.


Comme tant d'autres, l'existence de Géza Gyóni se conclut de la manière la plus tragique : le 22 Mars 1915 presque 120.000 hommes sont prisonniers des Russes. Ce sont des Hongrois, des Autrichiens et même de nombreux Italiens de l'Istrie, du Trentin et de Trieste. « Commence le calvaire de la captivité sibérienne, dont Gyóni aurait pu être sauvé si son nom avait été repris dans les listes d'échange des blessés et des malades ; mais cela ne se produisit pas. » (Senardi). Géza Gyóni, pour une des plus classiques mauvais tours du destin, meurt à Krasnoïarsk pendant sa captivité le jour de son 38ième anniversaire, le 25 juin 1917. « Les germes d'un tournant pacifiste et humanitaire de sa vision du monde pas n'avaient échappé à la Hongrie officielle, qui lisait avec suspicion ses vers revenus au pays dans d'aventureuses lettres. On monte alors un opéra, difficile de dire s'il est plus imprégné douleur ou indignation : Gõgös Hunniában (Dans la hautaine terre des Huns, 1916), dans lesquels Gyóni déplore, non sans une pointe d'apitoiement sur soi-même, son sort de cygne blessé et ensanglanté condamné à mourir à cause de la haine et des calomnies de ses compatriotes. Les accents francs et douloureux, comme souvent dans les opéras de cette époque, ses poèmes des années de guerre et de captivité qui représentent en effet, par la vibration de leur touchante authenticité, l'aigu de sa veine fragile ; il s'agit des « récoltes sur les champs polonais, prés du feu de bivouac » (Lengyel mező kön, tábortűz mellett, 1914), Lettres du Calvaire (Levelek à Kálváriáról, 1916), et de ses vers publiés posthumes. » (Senardi)

Commence ensuite le parcours de Csak égy éjszakára ; un parcours, comme déjà indiqué, qui le portera en territoires très lointains de ceux d'origine. Un parcours étroitement lié, cependant, au changement de perspective que Géza Gyóni rendait toujours plus manifeste dans les compositions écrites pendant le siège de Przemyśl et ensuite, pendant sa tragique captivité sibérienne ; quelque chose qui rapproche beaucoup de poètes, comme Giuseppe Ungaretti, par exemple. Csak egy éjszakára a connu très vite un processus de popularisation passant nécessairement par le chant (sa structure métrique est pratiquement identique à celle de beaucoup de chants populaires hongrois) ; et le passage à la chanson a accentué démesurément son intrinsèque composante contre la guerre en soi. Dès l'origine, Csak egy éjszakára est devenue une chanson antimilitariste, tournée en particulier contre tout type de « trombone » et de grosse caisse belliciste pendant que les masses sont envoyées à l'abattoir ; et ainsi elle a traversé tout le vingtième siècle hongrois pour devenir au siècle actuel, dans une Hongrie grossièrement retournée à certaines de ses pulsions historiques obscurantistes, xénophobes et fascistes, une véritable icône de n'importe quel mouvement pacifiste, de solidarité et même anarchiste. Preuve en est que la version musicale ici donnée est beaucoup récente et particulièrement, par le band punk anarchique HétköznaPICSAlódások (le nom duquel signifie « illusions quotidiennes »...). Nous avons délibérément choisi de faire connaître ce texte par un band qui se réfère expressément aux Sex Pistols (le morceau est publié dans l'album RIARIAANARCHIA de 2009) pour montrer combien une chanson peut aller loin dans la perception et dans l'usage. [RV]


Pour une nuit seulement,
Envoyez-les ici les factieux, les héros du zèle.
Pour une nuit seulement
Ceux qui à voix haute déclarent :
« Nous n'oublions pas, nous ! ».
Quand la machine de mort joue sa musique au-dessus de nous
Quand invisible descend le brouillard,
Et les mortelles hirondelles de plomb s'éparpillent en vol.

Pour une nuit seulement, envoyez-les ici
Ceux qui importent les obus pendant qu'on casse les poutres.
Pour une nuit seulement :
Quand assourdissante commence à rugir la grenade,
Et la terre gémit sanglante comme si on lui ouvrait le ventre :
Quand s'allume l'éclair d'explosifs projectiles,
Et déborde la vague de sang de la vieille Vistule.

Pour une nuit seulement,
Envoyez-les ici les égoïstes, qui étirent leurs sous.
Pour une nuit seulement :
Quand au milieu d'une éruption de grenades
L'homme tourbillonne comme une feuille :
Et s'écroule à terre, oh, chose atroce,
Réduit de héros resplendissant à carcasse noircie.

Pour une nuit seulement
Envoyez-les ici les fiers à bras et les spéculateurs.
Pour une nuit seulement :
Quand s'ouvre la gueule enflammée de l'enfer,
Et coule sur la terre, coule des arbres, le sang
Quand un chiffon de rideau se plaint dans le vent,
Et le soldat en mourant soupire : fils… femme…

Pour une nuit seulement,
Envoyez-les ici les patriotes à la longue langue de bois.
Pour une nuit seulement :
Et quand naît la lumière de l'étoile aveuglante,
Qu' on voit leurs visages dans le miroir du fleuve San,
Et quand les eaux ondoyant traînent des nuées de sang hongrois
Qu'ils crient en pleurant : Mon Dieu, basta.

Envoyez-les ici une nuit seulement,
Qu'ils se rappellent le tourment des mères.
Une nuit seulement :
Qu'ils se serrent les uns les autres terrifiés, frissonnants :
Qu'ils se tordent, qu'ils récitent un mea culpa :
Qu'ils arrachent leurs vêtements, qu'ils se battent la poitrine,
Qu'ils implorent en pleurant : Jésus, qu'est-ce encore ?

Ô chair de ma chair, qu'est-ce encore, Jésus ?
Combien de sang me coûte de rester en vie ! ?
Que chacun fasse un vœu,
Et, dans son orgueil incrédule, invoque celui qu'on n'a jamais connu,
Si tu invoques Christ, si tu invoques Dieu :
Jamais plus contre mon sang hongrois, jamais plus.
Une nuit seulement, envoyez-les ici.