LE JOUR S’EST LEVÉ
Version française – LE JOUR S’EST LEVÉ – Marco Valdo M.I. – 2019
Chanson
italienne – È
fatto giorno – Maria
Monti – 1972
Écrit
par
Mario
Pogliotti à partir du
poème
et du recueil poétique "È fatto giorno" de Rocco
Scotellaro. Le dernier vers reprend de façon créative le texte
original du grand poète lucanien
:
Dialogue
Maïeutique
Lucien
l’âne mon ami, « Les lièvres s’étaient retirés »,
sauf l’un ou l’autre distrait qui vaguait encore dans le champ
moissonné, disait le
poète de Tricarico, là-bas en Lucanie. Écoute bien ceci qu’il
dit qui me paraît convenir parfaitement à notre monde : « Qui
da noi nessuno è mai morto
– Ici,
chez nous, personne n’est jamais mort ». Oui,
chez nous personne ne meurt jamais, car tout un chacun qui y est
entré persiste dans sa mémoire. Il y a ici, là, une version
plausible de l’éternité, de l’éternité à l’échelle
humaine, car l’éternité plausible ne saurait excéder cette
durée : l’éternité ne durera qu’autant qu’il y aura des
hommes pour la penser.
Évidemment,
répond Lucien l’âne, sans cela, l’éternité n’existe pas. À
mon sens, et je pense que tu en conviendras, l’éternité est faite
de la matière étrange de la mémoire, qui s’étage sur trois
niveaux : la mémoire du passé (à quoi on réduit communément
la mémoire) ; la mémoire du présent (sans elle, on est perdu,
comme le sont ceux que les médecins nomment les « désorientés »)
et la mémoire du futur (qui le voit sous de multiples formes, une
mémoire infinie faite d’imagination et de poésie). Ainsi, la
mémoire est la mesure de l’éternité.
Et,
reprend Marco Valdo, Rocco Scotellaro est une pierre de cette
mémoire, tout entière faite de pierres imputrescibles. Cependant,
la chanson – même si elle reprend quasi-mot pour mot – le poème
« È fatto giorno », qui très court comporte 4 vers,
elle l’amplifie, le paraphrase, l’illumine ; en quelque
sorte, elle le célèbre. Et dans la chanson, comme dans toute la
poésie de Scotellaro, celui qui parle, celui qui chante est soi un
« Nous » ou fait référence à un « nous »
dans lequel il s’incarne, il s’enfonce, il se meut ; il se
lie indissolublement à un « chez nous » (« da
noï »), à un « nous aussi » (« anche noï »)
qui se lève avec le jour pour entrer dans le jeu, dans le grand jeu
de la vie.
Oui,
dit Lucien l’âne, je vois bien tout ça. Cependant, je pressens un
sens caché derrière l’évidence.
Et
tu as raison, Lucien l’âne mon ami, ce sens caché est ce dialogue
entre deux frères, entre deux liés au-delà de l’amitié. Voici
ce qu’en dit Rocco Scotellaro dans son roman « L’Uva
Putanella » – il s’adresse à ses codétenus de la prison
de Matera, où il fut enfermé 45 jours avant d’être acquitté,
codétenus – la plupart analphabètes, ce qui ne veut pas dire
incultes ou idiots – à qui il lit chaque jour un passage du livre
dont ils lui réclament de connaître la suite.
« Io
ho avuto la fortuna di conoscere l’uomo che l’ha scritto, non è
veramente moi amico, non è nemmeno, vi avverto, un vostro amico…
Pero, vi dicevo, dello scrittore, che non è un amico… Amico è
l’avvovato, il medico, il testimone, il deputato, il prete. Questo
uomo è un fratellastro, mio, nostro, che abbiamo un giorno
incontrato per avventura. Cio che ci lega a lui è la fiducia… È
stato lui anche in galera e va dicendo che ognuno dal presidente al
cancelliere, dal miliardario al pezzente, dovrebbe andarci una
volta. » (Laterza, 1977, pp.75-76)
« Moi,
j’ai eu la chance de connaître l’homme qui l’a écrit, ce
n’est pas vraiment mon ami, ni même, je vous en avertis, votre
ami… Donc, je vous disais de l’écrivain qu’il n’est pas un
ami… Ami est l’avocat, le médecin, le témoin, le député, le
prêtre. Cet homme est un grand frère, le mien, le nôtre, que nous
avons un jour rencontré par hasard. Ce qui nous lie à lui est la
confiance… Il a été lui aussi en prison et il s’en va disant
que chacun du président au chancelier, du milliardaire au puissant,
devrait y aller une fois. »
Pour
la forme, Marco Valdo M.I., je te demande quel est ce livre et qui
est ce « fratellastro » des contadini, des somari.
Il
s’agit, comme tu l’as sans doute deviné, Lucien l’âne mon
ami, le livre que Rocco lit dans la cour de la prison est de Carlo
Levi et s’intitule « Le Christ s’est arrêté à Eboli »,
qui a précisément pour sujet ce « nous » des paysans
pauvres de Lucanie et du monde. Et si j’ai fait ce détour par
l’Uva Putanella, c’est parce que cette anecdote de Rocco
Scotellaro permet de comprendre tout le non-dit de cette chanson,
tout l’arrière-plan de cette longue, très longue, aussi infinie
que la
Guerre de Cent Mille Ans, révolte des pauvres contre le monde
des puissants, des riches, des dominateurs.
Oh,
dit Lucien l’âne, « Noi, non siamo cristiani, siamo somari »
et nous tissons le linceul de ce vieux monde engoncé dans ses
richesses, étouffant, glouton, avide et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Je
suis moins que rien
Dans
cette foule faite de loques.
J’ai
préparé mon sac de voyage.
Comme
quelqu’un de passage.
Quai
numéro dix :
Ne
plus entendre le crissement du tram,
Les
voix fatiguées, les voix éteintes
De
vos pauvres gens.
Dans
la grotte au fond de l’impasse,
Ils
étaient tous autour de la morte,
Ils
lui liaient les pointes serrées
De
ses chaussures de toile cirée.
Quitter
cette ville,
Frontière
vide pleine d’attente,
Où
pleuraient leurs pères
En
émigration outremer.
Je
suis seulement de passage,
Moi
qui retourne à ma montagne,
Où
ma maison est une cage suspendue
À
l’aube du ciel libre.
Ici,
chez nous, jamais personne n’est mort,
Jamais
personne n’a changé de toilette :
Ici,
on porte encore les guêtres,
Les
mêmes que nos ancêtres.
Chez
nous, on ne peut pas mourir.
Viens
avec moi qui veut venir ;
Nous
jouerons de notre cornemuse
Sur
la peau d’une jeune chèvre.
Nous
battrons notre tambour :
Il
fait jour !
La
la la la larara la la la la la…
Nous
sommes entrés dans le jeu nous aussi
Avec
les vêtements et les visages que nous avons.
Les
lapins s’en vont
Et
les coqs chantent déjà dans le ciel : le jour s’est levé !
La
la la la larara la la la la la…