jeudi 25 juin 2020

NOS FEMMES


NOS FEMMES


Version française – NOS FEMMES – Marco Valdo M.I.2020
d’après la traduction italienne de Riccardo Gullotta
d’une chanson turque KadınlarımızŞanar Yurdatapan – 2016
Poème : Nâzım Hikmet
Musique : Şanar Yurdatapan
Interprétée par : Melike Demirağ
Album : 79 Yılında




FEMME D'ANATOLIE
Ali Demir 1974





ŞANAR YURDATAPAN


Şanar Yurdatapan est un auteur compositeur et porte-parole de l’Initiative pour la Liberté d’Expression en Turquie – un organisme sans but lucratif, sans comité exécutif et sans aucune structure juridique qui se définit lui-même comme étant un « un mouvement de désobéissance civile qui enfreint les règles anti-démocratiques ».
Né à Susurluk en 1941, Yurdatapan est devenu actif en politique dans les années 1960, quand il rejoint le Parti travailliste turc. Dans les années 1970, il est devenu célèbre pour ses compositions de musique pop. En 1980, Yurdatapan et son (ex)-femme Melike Demirağ étaient contraints à l’exil pour plus de 11 ans. En 1982, il enregistre « Songs of Freedom from Turkey : Behind Prison Bars » (New York : Folkways Records, [1982] ℗1982) – Chansons de la Turquie pour la liberté : derrière les barreaux de la prison » contenant les chansons : Elleriniz = Your hands – Tes Mains ; Kadinlarimiz = Our women – Nos Femmes ; Bu memleket bizim = This land is ours – Ce pays est à nous ; Pervane ile isik = The moth and the light – La mouche et la lampe -- Saz -- Hasret = Longing – Désir ; Kurban = Beloved – Aimé ; Ninni = Lullaby – Berceuse ;-- Savas türküsü = War song – Chanson de guerre ; Elele = Hand in hand – Main dans la main.


En 1995, le célèbre romancier Yaşar Kemal fut inculpé pour un article paru dans le journal Der Spiegel sur l’oppression de la population kurde en Turquie. Cette situation poussa Yurdatapan et d’autres militants à monter une forme unique de désobéissance civile. Plus de 1000 intellectuels, dont Kemal, ont apposé leurs noms en tant qu’éditeurs d’un livre contenant des textes interdits. Ils ont informé de leur « crime » le procureur général de l’État. Un dossier collectif a été ouvert contre 185 d’entre eux.
En 2003, Yurdatapan, qui s’identifie comme athée, et Abdurrahman Dilipak, un théologien de l’Islam, ont publié ensemble « Opposites: Side by Side » (Des opposés : côte à côte). Divisé en deux parties, ce livre donne aux deux auteurs l’opportunité de discuter de sujets controversés comme le genre, la foi, les droits humains et le fondamentalisme.
L’approche novatrice de Yurdatapan pour la défense de la liberté d’expression ne s’arrête pas là. En 2014, lui et ses collègues ont fondé le Musée des crimes de la pensée, un projet de campagne numérique qui documente les violations de la libre expression en Turquie. L’espace numérique permet aux visiteurs de naviguer dans les couloirs comme un touriste dans un musée réel. Ils peuvent voir le bureau du Procureur général de l’État, marcher à l’intérieur d’une représentation réaliste d’une salle d’audience de la Turquie et en apprendre davantage sur la façon dont la loi turque a été conçue en vue d’étouffer la liberté de la presse.
En 2017, Yurdatapan a été condamné avec sursis à 15 mois pour avoir été « éditeur d’un jour » du quotidien kurde Özgür Gündem. En avril 2018, les accusations de « propagande terroriste » portées contre lui ont été abandonnées.
Depuis fin de 2019, Yurdatapan présente “What’s Goin’ On?”, une émission vidéo mensuelle pour le compte d’Initiative for Freedom of Expression – Turquie, dans laquelle des journalistes et des militants discutent de l’évolution récente de la situation des droits humains en Turquie.

NAZIM HIKMET

Nazim Hikmet est connu pour ses poèmes d’amour, mais il a écrit des chefs-d’œuvre épiques traduits tardivement, originaux dans leur forme et leur contenu. Son Épopée de la Guerre d’Indépendance (Kurtuluş Savaşı Destanı) a été publiée en 1965. Suivie de Paysages humains de mon pays natal (Memleketimden İnsan Manzaraları), l’histoire de la société turque entre 1920-1940. À cause de l’interdiction qui frappait l’auteur, elle fut publiée après sa mort en 1968. L’ouvrage se développe en 5 livres. Le premier livre décrit les histoires de vie de gens ordinaires dans le train d’Istanbul à Ankara. Le second décrit les passagers d’un train de luxe sur le même trajet : ce sont des bourgeois, des commerçants, des politiciens, des fonctionnaires. Dans le troisième, les gens sont dans des chambres à l’hôpital et à la prison. Dans le quatrième, il décrit les militants en exil en Union soviétique et en France. Dans le cinquième, il décrit la guerre et le climat répressif de la société turque.


LA CHANSON : KADINLARIMIZ

« Kadınlarımız / L’Histoire de nos femmes » est un hymne aux femmes passé sous silence, à l’exception des érudits de la littérature turque du XXe siècle. Il le serait resté s’il n’avait pas été transposé en musique par cette figure singulière de musicien, intellectuel et activiste de Şanar Yurdatapan qui, malgré son âge et son passé, a continué à perturber le régime autocratique turc.
L’introduction qui ne fait pas partie de la chanson permet de mieux situer la chanson. Il s’agit d’un bref dialogue entre le serveur Mustafa, le maître et le chef de la voiture-restaurant de l’Anatolia Express. Mustafa est chargé de lire les exploits de la guerre d’indépendance turque.
On voit, on accompagne, on salue avec inquiétude ce cortège de pauvres paysannes sur des chars à bœufs avec des enfants qui dorment au clair de lune. Elles marchent par une chaude nuit d’août. Elles portent des vivres et des munitions aux soldats turcs, épuisés par des années de guerre, de la 1ère guerre mondiale contre les Anglais et à la suite, contre les Alliés, pas rassasiés d’avoir pris possession des territoires ottomans du Moyen-Orient. Hikmet en quelques lignes inoubliables retrace le visage et la vie de ce peuple de femmes qui ont renoncé à tout sauf à leur dignité, même au prix de leur vie.



Il était 12h10 dans le wagon-restaurant de l’Anatolia Express.
Trois personnes étaient restées dans la voiture :
Le serveur Mustafa, le maître d’hôtel et le chef Mahmut Asher.
Ils s’
assirent à la première table,
Où le dignitaire s’était assis une heure avant.
Les nappes blanches avaient disparu
Et les lampes rouges avaient été éteinte;
Maintenant, seuls restaient de vieux abat-jour.
Ça sentait le bar abandonné.
Et le serveur Mustafa
Lut son épopée :
« AOÛT 1922 »
Et
« L’HISTOIRE DE NOS FEMMES »
Et
« LES ORDRES DU 6 AOÛT … » 
A demandé le chef Mahmut Asher :
« Est-ce là que nous avons arrêté ? »
« Oui.
Nous avons lu en dernier l’histoire de Mustafa Suphi et de ses compagnons,
Et cette section est la suivante ».
« Très bien, alors, lis. »
« Je suis en train de lire :

L’HISTOIRE DE NOS FEMMES

Les chars à bœufs roulaient sous la lune.
Les chars à bœufs roulaient d’Akşehir à Afyon.
La plaine était si vaste
Et les montagnes si loin dans l’espace,
Qu’il semblait qu’ils n’atteindraient jamais
Leur destination.
Les chars à bœufs avançaient sur des roues en chêne massif,
Les premières roues qui ont jamais tourné
Sous la lune.
Les bœufs appartenaient à un monde
En miniature,
Enfantin et nain
Sous la lune,
Et la lumière jouait sur leurs cornes abîmées et maladives
Et la terre coulait
Sous leurs pieds,
Terre
Et encore terre.
La nuit était lumineuse et chaude,
Et dans leurs lits de bois sur des chars à bœufs
Les obus bleu foncé gisent nus.
Et les femmes
Cachaient leurs regards à l’une l’autre
Tandis qu’elles regardaient les bœufs morts
Et les ornières des convois passés…
Et les femmes,
Nos femmes
Avec leurs merveilleuses mains bénies,
Leurs petits esprits pointus et leurs grands yeux,
Nos mères, nos amoureuses, nos épouses,
Qui meurent sans avoir jamais vécu,
Qui mangent à nos tables
Après les bœufs,
Que nous raptons et emmenons dans les collines
Et nous allons en prison pour cela,
Qui récoltent des céréales, coupent le tabac, coupent le bois et troquent sur les marchés,
Que nous exploitons pour nos charrues,
Qui, avec leurs cloches et leurs pesants flancs ondulés
Se soumettent à nous dans les bergeries
Au scintillement des couteaux plantés dans le sol.
Les femmes,
Nos femmes,
Cheminaient à présent sous la lune
derrière les chars à bœufs et les munitions
Avec la même facilité
Et l’habituelle fatigue des femmes
Traînant des gerbes aux oreilles ambrées jusqu’à l’aire.
Et leurs enfants au cou émacié
Dormaient sur l’acier des obus de 155
Et les chars à bœufs avançaient sous la lune…
D’Akşehir vers Afyon.