Vois,
Lucien l’âne mon ami,
je t’apporte une chanson terrible ; elle conte une histoire
horrifiante ; celle de la mort
de Claes, le charbonnier, que l’on fait brûler, car l’Inquisition
l’a fait condamner au bûcher. C’était là, tu t’en souviens
certainement, le récit de la chanson précédente de ce cycle de
Till le Gueux : Procès et condamnation.
Oui,
je me souviens très bien de cette canzone au
titre construit sur le juron : « Enfer et damnation »
et ce procès m’avait glacé les poils et les os de la pointe des
oreilles au bout de la queue, sans oublier de descendre jusqu’à
mes noirs sabots.
Alors,
sans plus attendre, je
te laisse découvrir cette scène atroce au travers de cette nouvelle
chanson. Elle est assez réaliste, mais comme qui dirait, elle
raconte cette exécution publique avec une sorte de pudeur, avec une
distance de bon aloi. Bref, elle ne fait pas dans le sensationnel, ce
qui aurait été à l’encontre du sentiment du peuple venu
assister, laissant percer sa rage impuissante, Claes dans son dernier
sursaut. Le populaire, comme l’appelle Charles De Coster, est
furieux – la canzone
dit « colère » – contre
cette exécution et il
n’a rien à voir avec
certains publics d’exécutions capitales enthousiastement sadiques.
Il est venu par compassion – pour partager la passion – de Claes,
pour lui tenir la main dans l’épreuve, à défaut de pouvoir le
sauver du supplice.
Je
suis heureux de l’entendre, dit Lucien l’âne, car ceux qui
tirent jouissance du malheur des autres me répugnent au plus haut
point.
Donc,
la chanson
n’offre pas prise au sensationnel, qui était pourtant un écueil
prévisible ; ni dans le compassé, l’éteint, ce qui en était
un autre. Cependant, dans sa première version, telle que je l’avais
établie directement en partant du texte de Charles De Coster, elle
sonnait faux, elle ne rendait pas le bon son et même si je percevais
fort bien ce défaut, je ne comprenais pas d’où venait cette
sensation.
Cela
arrive souvent, dit Lucien l’âne, et il n’est pas toujours
facile d’en voir le pourquoi et ni
de savoir comment faire
pour la faire disparaître.
C’est
exactement là que j’en étais après avoir imprimé cette version
première et je me demandais ce qui clochait – tu verras combien ce
verbe est approprié. Puis d’un coup, la solution m’a sauté aux
yeux. Je vais la formuler de façon générale : pour qu’un
récit devienne une action, il faut le mettre au temps présent. Et
suivant en cela le conteur De Coster, j’étais resté à raconter
au passé.
C’est,
en effet, le temps des contes, Dit Lucien l’âne en fronçant
l’œil.
Dès
que j’ai eu mis les verbes au présent, ma chanson est entrée dans
le monde de l’action. Un peu comme l’on passe de l’image fixe à
l’image animée, de la peinture ancienne au cinéma. Évidemment,
on sait bien que l’événement est passé et que c’est là pure
mise en scène. Mais la sensation est beaucoup plus forte et dans ce
cas-ci, c’était ce qu’il fallait produire. Le temps de la
réflexion (du
reflet) vient seulement ensuite.
En
l’occurrence, dit Lucien l’âne, ce temps second est aussi celui
de l’indignation et de la condamnation. Oh, pas la
condamnation du
bourreau, ce lampiste, simple exécutant de ce que lui impose comme
tâche la société, mais celle des juges obéissant à l’ordre et
surtout, de l’Inquisition, la mauvaise fée du monde de Till. Le
juge, selon nous les ânes, n’est pas là pour servir le pouvoir et
les règles qu’il édicte, mais bien pour établir la justice. Le
juge aussi doit faire usage de la liberté de conscience que son état
d’être
humain lui impose. Il ne peut pas se réfugier derrière son rôle
d’exécutant, car il est complice du pouvoir.
Oh,
Lucien l’âne, voilà un grand débat et qui nous emmènerait bien
loin si on se mettait en tête de le mener ici. Mais sur le fond, les
ânes ont parfaitement raison. Même si certains font un mauvais
usage de la liberté de conscience en en faisant un prétexte pour
finalement se
soumettre à un dogme émanant d’une puissance supérieure. Il est
indigne de l’humaine condition de détourner la liberté et son
usage au profit d’une entité qui se veut et se prétend supérieure
à elle.
Tu
as raison, Marco Valdo M.I., ces
gens-là sont indignes, mais restons-en
là. Reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde à
l’ordre, aux ordres, discipliné, dogmatique et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
La
mère et le fils s’en vont
Voir
le père en sa dernière prison.
Le
roi hérite des biens des martyrs
Et
moi, dit Claes, je vais tantôt partir.
Fils,
pèlerin courant les grands chemins
Traînant
en route comme un mauvais garçon,
Ne
laisse pas ta mère seule face au destin.
Tu
lui dois défense et protection.
Pendant
le supplice, les voisins et les voisines
Enferment
enfants et femme.
Tous
entendent les cris, tous voient la flamme.
« Faites
un trou, l’âme veut sortir », dit Katheline.
Les
bourreaux empilent les fagots et le bois,
Le
peuple colère gronde d’une seule voix,
Claes
attend la suite posément,
Les
cloches des morts égrènent leur chant.
La
fumée, la fumée du bûcher
Au
nom des Dieux père, fils et saint-esprit allumé,
Lèche
le corps attaché au poteau.
Till
ne veut plus adorer le dieu des bourreaux
On
n’entend plus que le bois crépiter
Les
hommes gronder, les femmes pleurer
Les
cloches battre le martyre.
« Faites
un trou, l’âme veut sortir ».
La
flamme monte longue, étroitement
Et
le cri fend l’air et le vent.
Claes
brûle d’immenses douleurs,
Où
est le roi, que je lui arrache le cœur ?
Le
bûcher consumé s’affaisse ;
Le
corps tout noir s’affale.
Un
feu de fièvre dévore la veuve ;
Till
ne veut plus prier le Dieu du Pape.