FRONTIÈRE
Version
française – FRONTIÈRE – Marco
Valdo M.I. – 2019
Chanson
allemande – Grenze
– Reinhard
Mey – 1991
Dialogue
Maïeutique
Il
y a, Lucien l’âne mon ami, bien des chansons – allemandes,
surtout, allemandes – qui parlent du mur de Berlin et de ceux qui y
furent confrontés.
Oh
oui, dit Lucien l’âne, et j’avais beaucoup aimé la version
française de celle où Wolf Biermann met en scène François Villon
sur le fameux mur et face aux gardes légèrement décontenancés ;
si je me souviens bien, elle s’intitulait « Ballade
auf den Dichter François Villon » – et la
version française « BALLADE DU POÈTE FRANÇOIS VILLON ».
En
effet, c’était une fameuse ballade, dit
Marco Valdo M.I., et Wolf Biermann, à propos du mur et de tout ce
qui l’entourait, était – si j’ose dire – bien placé pour en
savoir. Il a écrit beaucoup de chansons dans ce contexte assez
particulier. Par parenthèse, tout comme pour Reinhard Mey,
Franz-Josef
Degenhardt, Erich
Kästner, Kurt Tucholky ou Bert Brecht et tant d’autres, j’ai
comme une envie d’une intégrale, une forte tendance à souhaiter
pour ces auteurs que l’on recense ici toutes leurs chansons. La
même sensation, le même souhait d’exhaustivité,
me
prend chaque fois que je me retrouve en présence d’auteurs d’un
répertoire de qualité, quelle
qu’en soit l’origine ou la langue.
C’est d’ailleurs logique, pourquoi, par exemple, couper un
morceau du répertoire de Georges Brassens, sachant que tout est dans
tout et que la paix et la guerre sont des états d’une seule et
même chose et que les meilleures chansons contre la guerre sont sans
aucun doute les chansons de paix, celles qui ne racontent pas la
guerre, celles qui proposent un moment du monde sans guerre –
militaire. La
guerre est un moment particulier de la paix et inversement, car
la
Guerre de Cent Mille Ans se poursuit sans se lasser jamais dans tous les instants de la vie.
Du
moins, dit Lucien l’âne, tant qu’il y aura des hommes. Cela dit,
j’aimerais beaucoup que tu me parles de cette chanson de Reinhard
Mey.
Eh
bien, Lucien l’âne mon ami, il me faut en premier lieu indiquer,
qui s’intitule « Grenze », ce qu’on peut traduire
habituellement par « Frontière », a été composée et
chantée en 1991, c’est-à-dire après la disparition de la
République Démocratique Allemande et après le démantèlement de
cette fameuse frontière, qui courait tout le long entre les deux
Allemagnes et de ce mur berlinois sur lequel en 1968 dansait François
Villon, titillant malicieusement les Vopos frontaliers. C’est que,
comme son auteur, elle est d’une autre génération ; elle
parle à partir d’un autre moment.
Mais
que dit donc cette chanson, demande Lucien l’âne.
Que
dit la chanson ? Écoute, Lucien l’âne mon ami, écoute bien,
car il y a un récit caché dans le récit. Donc, la chanson raconte
une histoire apparente qui raconte une histoire invisible, mais dans
le fond, comme tu le verras, c’est la même histoire. L’évidente,
c’est celle du boulon qui une fois vissé ne peut être dévissé
et dont les deux bouts continuent à être ainsi liés l’un à
l’autre. C’est un casse-tête, une sorte pernicieuse de piège,
car ce petit ustensile servait à verrouiller la clôture qui était
le dernier maillon de l’important dispositif de la frontière,
celle qui donne le titre à la chanson. Il était l’ultime épreuve
où venaient s’échouer les fugitifs, qui repérés, étaient
abattus sur place par le mitrailleur de service. Comme ces fuyards
tentaient l’aventure de nuit, c’était dans le cône de lumière
d’un projecteur qu’ils jouaient leur dernière scène.
Ah,
dit Lucien l’âne, et l’histoire dissimulée, alors, quelle
est-elle ?
Tout
simplement, répond Marco Valdo M.I., sans que ce soit vraiment dit,
l’histoire réelle de la séparation allemande et de la frontière
entre ces deux pays, qui comme le boulon, n’en ont jamais été
qu’un seul – au moins dans l’imaginaire allemand et ont
d’ailleurs, finit par se ressouder. C’est l’histoire de ceux
qui venus de l’Est, tentaient de gagner l’autre côté, dit de la
liberté, en perdant la vie ; du
mins,
la plupart d’entre eux. Certes, il y en a eu qui ont tenté et
réussi le coup en ballon, mais ils
furent une exception et ce
fut un
exploit. J’avais raconté ça dans
Le
Tambour et mon grand Amour, Nosferatu le Vampire.
Quant à ce qu’on appelle habituellement la morale de l’histoire,
on la trouve naturellement tout à la fin de
la chanson
et je te laisse la découvrir.
C’est
mieux, dit Lucien l’âne, car les histoires allemandes sont parfois
bien étranges et comment dire, très allemandes. Et sans doute,
est-ce une de celles-là. Quant à nous, tissons le linceul de ce
vieux monde alambiqué, inventif, bardé de frontières et de gardes
et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Un
inconnu, venu de l’Est, m’a remis
Ce
boulon de la longueur d’un doigt
Fait
d’acier chrome-nickel gris.
« Ce
boulon, dit-il, était autrefois.
Vissé
à la clôture en fils de fer,
Dressée
le long de la frontière
Comme
dernier obstacle à la liberté.
On
ne peut le desserrer par la force,
Ni
par la patience, ni par la ruse,
Car
une fois vissé, il ne peut être dévissé.
Je
te le donne, regarde-le attentivement,
Dessus
collent des larmes et du sang. »
Avec
ces mots, il m’a laissé.
Incrédule,
j’ai commencé à le manipuler,
Et
doucement, je me suis inquiété.
Les
écrous aux deux bouts ont tourné,
Ensemble,
en rond, en cadence, enlacés.
Le
filet ne bougeait pas d’un pas.
J’ai
tiré, j’ai poussé, j’ai essayé une dernière fois,
Ce
boulon était d’une diabolique ingéniosité !
Face
ces bouts ronds aux extrémités,
Aucune
clé dans le monde ne pouvait rien.
Je
l’ai tenue dans ma main, serrée dans mon poing.
À
cette pensée, le froid m’a submergé.
Combien
d’évasions ont échoué,
Là
où la liberté était à portée,
Quand
la zone interdite était déjà dépassée
Et
la clôture et l’écriteau danger de mort,
Quand
la patrouille, toujours par deux, était passée.
Quand
dans sa tour, le garde à l’uniforme gris,
Tenait
sa mitrailleuse braquée dehors,
Quand
ses jumelles fouillaient la nuit.
Les
feux clignotent, tout s’illumine soudain,
Des
appels, des coups de feu et des aboiements de chien :
Derrière
les fossés, les mines, les barbelés,
Combien,
dans la lumière, à la dernière clôture, ont échoué !
Et
je me demandais derrière quel front borné,
Dans
quel cerveau malade et maléfique,
Avait
vu le jour ce brevet diabolique.
Et
qui avait donné l’ordre de l’inventer ?
Qui
l’avait dessiné et qui l’avait forgé ?
Et
qui était le dernier maillon de la chaîne ?
Qui
l’avait testé et qui l’avait vissé,
En
avait-il honte, avait-il cru à ce machin ?
Était-ce
un ostensible mépris de l’homme ?
Et
qui avait obéi en silence et qui avait donné l’ordre ?
Quelle
que soit la réponse, il était évident
Que
c’était sûrement
un patron
allemand.