vendredi 29 juin 2018

La Joyeuse Entrée


La Joyeuse Entrée


Chanson française – La Joyeuse Entrée – Marco Valdo M.I. – 2018
Ulenspiegel le Gueux – 61
Opéra-récit en multiples épisodes, tiré du roman de Charles De Coster : La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs (1867).
(Ulenspiegel – III, XXIII)



Dialogue Maïeutique


Ce jour-là, dit Marco Valdo M.I., Till qui vient de se marier avec Tanneke…

De se marier pour la frime, dit Lucien l’âne en riant et en agitant ses oreilles luisantes.

En effet, reprend Marco Valdo M.I., rapport à la promesse faite à Nelle, aux nécessités de la Légende et aux regards d’aigle que lui lance Hans le véritable fiancé de Tanneke. Donc, Till s’en va en voyage de noces à Maestricht. Pour cela, il emmène tout le cortège sur quatre chariots – deux ânes et quatre chevaux – à travers les champs et les prés de Hesbaye. Cependant, la chose n’est pas aussi simple , ni si peu risquée qu’on l’imagine aujourd’hui. Il n’y a là comme accès à Maestricht que la vieille voie romaine et elle est gardée par les sbires du duc venu d’Espagne, lequel fait le siège e la ville, tenue par les Gueux. Et sur les chars de la noce, il n’y a qu’un fort parti (plus de cinquante personnes) de faux catholiques et de vrais Gueux. Mais sous la conduite de Till le rusé, toute cette troupe prend des aires de kermesse héroïque.

Je vois, dit Lucien l’âne, je vois même très bien cette kermesse héroïque qui nous fit tant rire et qui reprenait, à sa manière, la pièce du Grec Aristophane, intitulée Lysistrata, où les femmes jouent un rôle essentiel. Dans le film de Feider, elles sont plutôt des émules de Circé, l’enchanteresse. Mais je t’en prie, poursuis ton propos.

Lors donc, Lucien l’âne mon ami, la petite troupe de Till fait littéralement tout un cinéma au duc d’Albe en personne qui est venu voir cette noce ambulante qui les fête lui et ses soudards et qui leur offre outre le spectacle, du vin à foison. Du coup, le barrage les laisse passer et Till et ses comparses peuvent faire leur joyeuse entrée en ville. Cependant, à propos de la joyeuse entrée, il importe de rappeler le sens politique et juridique de cette expression, car elle est assez particulière.

Oh, je vois, dit Lucien l’âne, il s’agit d’une sorte de triomphe où Till entre en ville en cortège tel un César après ses victoires ou comme le Christ à Bruxelles, tel que le vit Ensor.

Ce n’est pas faux, dit Marco Valdo M.I., mais ce n’est qu’une des possibilités. Figure-toi que la Joyeuse Entrée dans son sens politique et ici, polémique, fait référence, je pense, à la Joyeuse Entrée de Brabant, promulguée par le Duc de Brabant en 1356, qui accorde le droit (et le devoir) de sanctionner le pouvoir quand on considère qu’il attente à la liberté et aussi d’autres droits du même tonneau dont les droits individuels de liberté personnelle et d’inviolabilité du domicile. Cette Joyeuse Entrée est exceptionnelle dans l’histoire et bien évidemment, elle n’arrange pas les puissants ultérieurs et moins encore, l’occupant espagnol.

Comme à l’ordinaire dans tes chansons, Marco Valdo M.I. mon ami, il faut se défier d’interpréter trop vie ce qui est dit, car un mot peut en cacher un autre. Il y a là comme un jeu de facettes multiples, un kaléidoscope polyphonique. En attendant, reprenons notre tâche et tissons le linceul de ce vieux monde univoque, sourd, nigaud, niais et cacochyme.


Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Par deux ânes et six chevaux tirés,
Quatre chariots garnis
De houx, de sapin et de fleurs de papier
Et la noce s’ébranlent en plein midi.

Plus de vingt-cinq hommes
Et les filles et les femmes
Vont nuptialement équipés –
Danger de mort ! Danger !

Au grand trot, les bannières d’épousailles
Et les enseignes au vent
Chantant, tambourinant, buvant
Ils avancent comme à la bataille.

Nous sommes de Zélande,
À Maestricht, nous allons.
Nous sommes de Zélande,
Prendre la mer, nous allons.

Au camp d’Albe, dans la méridienne, assoupi,
Les sentinelles sonnent l’alarme.
Tous courent aux armes
Pour affronter ce soudain ennemi.

Et voici, surgissant de l’horizon lointain,
Face aux arquebusiers,
Au déboulé du chemin,
Les quatre chars pour la fête ornés

Et dessus, femmes et hommes dansent,
Filles et gars se dévoient,
Les bouteilles en l’air festoient
Et s’époumonent les cornemuses.

Devant le barrage, la noce fait halte.
Albe, le duc, vient en personne
Voir Tanneke l’épousée et Till l’époux.
Les paysans se contorsionnent et les fifres sonnent.

Pour les soudards, des chars coule le vin ;
Pour les soudards, roucoulent les tambourins
Et les arquebuses tirent une salve
Pour saluer la joyeuse entrée de Till en ville.

Pour Albe, les soudards firent un couplet :
« Duc de sang niais,
As-tu vu l’épousée ? »
Au duc, elle sert le quolibet.

jeudi 28 juin 2018

LE CRI


LE CRI


Version française – LE CRI (d’après le tableau d’Edvard Munch) – Marco Valdo M.I. – 2018
d’après la version italienne – L’URLO – Riccardo Venturi – 2015
d’une chanson polonaise – KrzykJacek Kaczmarski – 1978
Paroles et musique de Jacek Kaczmarski
Album: Krzyk [1981]
Piano : Zbigniew Łapiński









Krzyk - LE CRI est un album composite de chansons écrites dans les années 1974-80, qui est un diagnostic de l’homme dans une situation sans issue, rendue impossible par l’histoire et la politique, et même par ses faiblesses : l’unique arme est l’ironie, ou le crie de désespoir.

Jacek Kaczmarski


Cette chanson, que Krzysiek Wrona chantonnait (ou sifflotait) il y a environ un an, fait partie non seulement d’un album publié trois ans après qu’elle ait été écrite (la chanson est de 1978, l’album – lui aussi intitulé Krzyk est de 1981) ; il fait également partie de toutes celles que Jacek Kaczmarski a écrit en s’inspirant de tableaux célèbres et d’autres œuvres d’art. Il y a, en tout, vingt-sept chansons pour vingt-sept tableaux ou œuvres ; il y a même le David de Michel Ange.
Je suis tout à fait convaincu que Jacek Kaczmarski est, en ceci, titulaire d’un authentique « unicum » dans la chanson d’auteur de tous les pays. Le lien entre Kaczmarski et les œuvres d’art n’est certainement pas une fin en soi ou mû par de simples critères esthétiques ou culturels. Les mots de Jacek Kaczmarski que j’ai cités au début sont parfaitement clairs, et doivent être compris exactement. S’inspirer du Cri d’Edvard Munch en est, du reste, une explication en soi. « l’homme dans une situation sans issue, rendue impossible par l’histoire et la politique » : il s’agit d’une photographie parfaite de celui qui est forcé de vivre dans une situation de manque total de liberté, causée par des circonstances historiques et politiques. Et les uniques armes à sa disposition sont, comme dit toujours Kaczmarski, l’ironie ou le cri de désespoir. Ce sont, cependant, des armes qui peuvent se montrer terribles, décisives ; à la longue, elles sont capables d’abattre les murs, ces Murs (Mury)avec lequel le même Kaczmarski avait traduit LESTACA de Lluís Llach.
La version du Cri la plus connue est celle de la Galerie Nationale d’Oslo ; mais, comme pour presque toutes les œuvres du peintre norvégien, il en existe plusieurs versions : quatre en tout, précédées d’une épure non datée et ne retenant que le seul sujet qui hurle.

Les origines du tableau sont autobiographiques. Munch
dit : « Un soir je me promenais sur un sentier, d’un côté, était la ville et sous moi, le fjord… Je m’arrêtai et regardai au-delà du fjord, le soleil se couchait, les nuages étaient teints de rouge sang. Je sentis un cri traverser la nature : il me sembla presque l’entendre. Je peignis ce tableau, je peignis les nuages comme du vrai sang. Les couleurs hurlaient. Ceci est devenu LE CRI. » Plus tard, ces impressions du peintre furent mieux précisées dans la brève poésie qu’il apposa sur le cadre de la version de 1895 : « Je marchais le long de la route avec deux amis quand le soleil se coucha, le ciel se teignit tout à coup de rouge sang. Je m’arrêtai, je m’appuyai mort de fatigue à une palissade. Sur le fjord noir-bleu et sur la ville ce n’était que sang et langues de feu. Mes amis continuaient à marcher et moi, je tremblais encore de peur… Et je sentais qu’un grand cri infini envahissait la nature. »
Il s’agissait d’un lieu bien précis : un sentier en montée sur la colline d’Ekberg, au-dessus d’Oslo. Souvent ce sentier est confondu avec un « pont » (comme semble le faire aussi Kaczmarski dans la chanson). Sur le sentier d’Ekberg, se consume le cri lancinant, terrible de la figure qui, dans cette œuvre, acquiert un caractère indéfini et universel, en faisant de toute la scène le symbole du drame collectif de l’angoisse, de la douleur et de la peur. La figure hurlante se presse la tête avec les mains et perd toute forme, en devenant un ectoplasme difforme. La figure semble se dissoudre en accord avec sa voix déchirée ; la bouche s’ouvre dans un spasme innaturel, et son cri distord le paysage entier.
On a dit et a écrit que LE CRI était l’œuvre picturale la plus significative du pessimisme fin de siècle, fort répandu à cette période, qui commenca à mettre en doute les certitudes de l’être humain précisément pendant que Sigmund Freud enquêtait sur les abîmes de l’inconscient. Dans l’optimisme insouciant et positiviste de la Belle Époque, on pressentait les germes de la catastrophe qui venait ; la figure du CRI semble exprimer l’immonde abomination de la condition humaine, sur le fond d’un ciel flambant et mourant et d’une mer pourrie et oléagineuse. Restent droits seulement le sentier (ou le pont) et les deux personnages à gauche, sourds tant au CRI qu’à la catastrophe : indifférents au drame émotionnel, ils semblent presque vouloir sortir du tableau. Edvard Munch continua à produire des versions du tableau : la dernière est de 1910, et le CRI mondial s’approchait.
En y pensant, l’approche de Kaczmarski de ce tableau, dans la Pologne entre 1974 et 1980, peut être considéré naturel. Ce n’est pas seulement l’histoire et la politique qui mènennt l’homme sur sa voie sans issue, mais aussi ses faiblesses, symbolisées à la perfection par l’indifférence des personnes qui « sortent du tableau ». Le cri de désespoir de la figure est le cri de celui qui se rend compte du manque de tout type de débouché, et qui emploie cette arme extrême pour se faire entendre. Mais quelqu’un l’entendra, le comprendra ? Du reste, la figure même est sourde à son propre cri…

Il y a cependant une dernière annotation qu’il me plaît faire. Dans sa chanson, avec un artifice subtil, Kaczmarski semble vouloir rendre une propriété humaine à la figure, en lui attribuant un sexe. De quelques formes grammaticales présents dans le texte (la forme verbale passé zatkałam, de l’adjectif szalona), on comprend qu’il parle d’une femme ; ce sont des formes grammaticales féminines. En celà, Kaczmarski est « allé au-delà » Munch, qui – intentionnellement – n’a jamais attribué un sexe à sa figure (qui, allez savoir, est lui-même).

D’autre part, Kaczmarski n’a pas choisi le CRI de Munch pour la couverture de l’album. Il a choisi une figure dont le cri ressemble beaucoup à celui d’une personne soumise à la torture, avec la bouche déformée par des cordes tirées de façon à lui faire subir le terrible spasme du tourment imposé. C’est un hurlement qui peut rendre sourd soit celui qui l’émet, soit celui qui l’écoute ; le supplice de la douleur et l’indifférence se mélangent. Mais, un jour ou l’autre, chacun sera contraint de hurler, avec le sentiment de n’être écouté par personne. [RV]



Pourquoi toutes ces personnes ont des visages pâles ?
Pourquoi creusent-elles des couloirs obscurs dans la lumière ?
Pourquoi dois-je toujours courir au-delà de la limite ?
Pourquoi de ma voix si peu me reste ?

Je crie, je crie, je crie, je crie à pleine voix !
Ha ! J’ai les oreilles bouchées !
Des lignes dans l’air et ma course
Sont des courants de fleuves invisibles
Mon propre cri,
Mon propre cri m’assourdit !

Ha ! J’ai les oreilles bouchées !
Mon propre cri,
Mon propre cri m’assourdit !
Qui est cet homme, qui toujours me suit ?
Il a les yeux fermés et pourtant, voit tout en nous !
Je sais qu’il sait que j’ai une peur terrible de lui,
Même si j’ai les oreilles bouchées, j’entends tout !

Cri, cri, cri, cri à pleine voix !
Mais qui le comprendra ? !
Ce terrible pont jamais ne finira
Et rien ne s’explique simplement –
Chaque chose a un second, un troisième, un quatrième, un cinquième plan !
Ah ! Qui le comprend ? !
Chaque chose a un second, un troisième, un quatrième, un cinquième plan !

Vous dites que je suis fou, je suis fou !
Vous le dites de moi, et moi, je crie notre démence !
Et de mon cri, dans l’air, je creuse un trou,
tous les autres peuvent aller en silence…

Cri, cri, cri, cri à voix haute !
Ah ! Quelqu’un comprend, pleure – halte !
Même si je sais que le temps nous guette
chacun de vous devra bien
Accepter ce cri, ce cri, ce cri qui vient de ma bouche muette
Comme le sien ! ! !