Les Pins du Janicule
Lettre
de prison 28
7
juin 1935
Dialogue
Maïeutique
On
était au début juin 1935. Crois-moi, Lucien l’âne mon ami,
c’était un bon moment pour voir les pins du Janicule.
Bien
sûr, répond Lucien l’âne, c’est le temps où la colline rutile
sous le soleil et un vent tiède venu d’Ostie arrive par vagues
ondulantes pour agiter les cimes des pins du bois sacré, où on
célèbre ainsi Janus, le bifront, mais également, Fontanus, son
fils et Isis, la déesse égyptienne.
Mais
encore, Lucien l’âne mon ami, c’est un lieu préhistorique qui
vit l’installation des Étrusques sur les bords du Tibre et qui pur
sa version historique ne manque relativement pas d’importance pour
notre récit, car il fut le lieu même où la République de Rome
soutint un long combat contre les armées de Napoléon III, venues
pour rétablir le pouvoir du Pape et de ses essaims de noirs
corbeaux. Cependant, en juin 1935, malgré la splendeur de la colline
sacrée et de toute la ville qui l’environne, le prisonnier
politique Carlo Levi, enfermé à Regina Cœli, n’en verra rien. Il
aurait aimé voir la cité millénaire, il aurait espéré un regard
panoramique et sans doute aussi, une flânerie rêveuse d’un parc à
l’autre, d’une fontaine à l’un ou l’autre édicule. Mais
voilà, il ne verra rien de tout ça : après le
voyage en cage, il est à nouveau plongé dans un trou
sans lumière, un de ces lieux minuscules dont un fonctionnaire zélé
a fait occulter la fenêtre monacale. De sa cellule ridicule, c’est
à peine si le prisonnier peut voir le ciel.
« Pour
ce que je peux en apercevoir,
Rome
est un trou noir,
Une
oubliette, une cellule. »
Je ne
comprends pas, soupire Lucien l’âne, pourquoi un tel isolement ;
déjà qu’ils sont enfermés dans des réduits et en plus, on leur
ôte jusqu’au regard et à la lumière.
Ah,
Lucien l’âne mon ami, on dirait que tu ne connais pas les humains,
même si je sais que tu n’as dit les choses ainsi que pour me
permettre d’y répondre. Donc, ceux-là, ces humains à force
d’enfermer leurs contemporains s’étaient rendu compte qu’il
était plus efficacement répressif de couper tout contact avec
l’extérieur ; c’est une question d’efficience, de
rendement de l’enfermement. De façon générale, c’est déjà
l’objet de la garde à vue, qui est heureusement de courte durée.
Singulièrement, il faut te ressouvenir qu’à l’époque, sous le
régime fasciste, Regina Cœli était une prison très spécialisée ;
elle accueillait les prisonniers politiques qu’il fallait tenir au
secret et préparer pour les interrogatoires. Couper le regard,
dissimuler le monde extérieur, réduire la lumière étaient des
armes psychologiques, tout comme les interrogatoires à répétition.
Il s’agit de faire « craquer » les résistances. Pour
ce qui est du Dr. Levi, toutes ces manœuvres seront peines perdues.
Il songe à ses tableaux, clame son innocence et réclame sa
libération.
Merci
de toutes ces explications, Marco Valdo M.I. mon ami, même si
j’imagine qu’il y aurait encore beaucoup de choses à dire.
Maintenant, il nous faut reprendre notre tâche et tisser le linceul
de ce vieux monde carcéral, monacal, sombre et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Ici,
que faire d’autre
Que
d’attendre ?
Il
me vient d’écrire :
« Le
monde n’est pas le monde,
Rome
n’est pas Rome ! »
Moi,
qui voulais voir
Les
pins du Janicule.
Pour
ce que je peux en apercevoir,
Rome
est un trou noir,
Une
oubliette, une cellule.
Par-delà
ce mur et ces barreaux,
Il
y a la Villa Borghese, la piazza di Spagna,
Le
Triton, la piazza Navona,
À
la Quadriennale, mes tableaux
Et
moi, je peux juste imaginer tout ça.
Mes
tableaux, ah, mes tableaux !
Exposés
à l’Exposition italienne de Paris
Et
à Turin où j’ai un prix.
Je
rêve de faire à nouveau
De
œuvres utiles à mon pays.
On
m’interroge le matin ;
On
me laisse à midi
Le
temps de combler mon appétit
Et
on me repose l’après-midi,
Les
mêmes questions qu’à Turin.
De
lui-même, le grand château
De
leurs soupçons va s’effondrer.
Tout
y est faux.
Quand
vont-ils se décider
À
me libérer ?