lundi 27 mai 2019

Les Pins du Janicule


Les Pins du Janicule


Lettre de prison 28
7 juin 1935





Dialogue Maïeutique

On était au début juin 1935. Crois-moi, Lucien l’âne mon ami, c’était un bon moment pour voir les pins du Janicule.

Bien sûr, répond Lucien l’âne, c’est le temps où la colline rutile sous le soleil et un vent tiède venu d’Ostie arrive par vagues ondulantes pour agiter les cimes des pins du bois sacré, où on célèbre ainsi Janus, le bifront, mais également, Fontanus, son fils et Isis, la déesse égyptienne.

Mais encore, Lucien l’âne mon ami, c’est un lieu préhistorique qui vit l’installation des Étrusques sur les bords du Tibre et qui pur sa version historique ne manque relativement pas d’importance pour notre récit, car il fut le lieu même où la République de Rome soutint un long combat contre les armées de Napoléon III, venues pour rétablir le pouvoir du Pape et de ses essaims de noirs corbeaux. Cependant, en juin 1935, malgré la splendeur de la colline sacrée et de toute la ville qui l’environne, le prisonnier politique Carlo Levi, enfermé à Regina Cœli, n’en verra rien. Il aurait aimé voir la cité millénaire, il aurait espéré un regard panoramique et sans doute aussi, une flânerie rêveuse d’un parc à l’autre, d’une fontaine à l’un ou l’autre édicule. Mais voilà, il ne verra rien de tout ça : après le voyage en cage, il est à nouveau plongé dans un trou sans lumière, un de ces lieux minuscules dont un fonctionnaire zélé a fait occulter la fenêtre monacale. De sa cellule ridicule, c’est à peine si le prisonnier peut voir le ciel.

« Pour ce que je peux en apercevoir,
Rome est un trou noir,
Une oubliette, une cellule. »

Je ne comprends pas, soupire Lucien l’âne, pourquoi un tel isolement ; déjà qu’ils sont enfermés dans des réduits et en plus, on leur ôte jusqu’au regard et à la lumière.

Ah, Lucien l’âne mon ami, on dirait que tu ne connais pas les humains, même si je sais que tu n’as dit les choses ainsi que pour me permettre d’y répondre. Donc, ceux-là, ces humains à force d’enfermer leurs contemporains s’étaient rendu compte qu’il était plus efficacement répressif de couper tout contact avec l’extérieur ; c’est une question d’efficience, de rendement de l’enfermement. De façon générale, c’est déjà l’objet de la garde à vue, qui est heureusement de courte durée. Singulièrement, il faut te ressouvenir qu’à l’époque, sous le régime fasciste, Regina Cœli était une prison très spécialisée ; elle accueillait les prisonniers politiques qu’il fallait tenir au secret et préparer pour les interrogatoires. Couper le regard, dissimuler le monde extérieur, réduire la lumière étaient des armes psychologiques, tout comme les interrogatoires à répétition. Il s’agit de faire « craquer » les résistances. Pour ce qui est du Dr. Levi, toutes ces manœuvres seront peines perdues. Il songe à ses tableaux, clame son innocence et réclame sa libération.

Merci de toutes ces explications, Marco Valdo M.I. mon ami, même si j’imagine qu’il y aurait encore beaucoup de choses à dire. Maintenant, il nous faut reprendre notre tâche et tisser le linceul de ce vieux monde carcéral, monacal, sombre et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Ici, que faire d’autre
Que d’attendre ?
Il me vient d’écrire :
« Le monde n’est pas le monde,
Rome n’est pas Rome ! »

Moi, qui voulais voir
Les pins du Janicule.
Pour ce que je peux en apercevoir,
Rome est un trou noir,
Une oubliette, une cellule.

Par-delà ce mur et ces barreaux,
Il y a la Villa Borghese, la piazza di Spagna,
Le Triton, la piazza Navona,
À la Quadriennale, mes tableaux
Et moi, je peux juste imaginer tout ça.

Mes tableaux, ah, mes tableaux !
Exposés à l’Exposition italienne de Paris
Et à Turin où j’ai un prix.
Je rêve de faire à nouveau
De œuvres utiles à mon pays.

On m’interroge le matin ;
On me laisse à midi
Le temps de combler mon appétit
Et on me repose l’après-midi,
Les mêmes questions qu’à Turin.

De lui-même, le grand château
De leurs soupçons va s’effondrer.
Tout y est faux.
Quand vont-ils se décider
À me libérer ?