vendredi 12 avril 2019

Admirable Justice



Admirable Justice


Lettre de prison 20

24 mai 1935



Dialogue Maïeutique

Comme tu pourras t’en rendre compte, Lucien l’âne mon ami, le Dr. Levi est d’une cohérence durable et en quelque sorte, imperturbable. Si l’on reprend ses lettres depuis le début – soit sur une durée d’une année, il tient les mêmes arguments et il développe les mêmes pensées avec une grande constance.

C’est très bien tout ça, Marco Valdo M.I. mon ami, mais ne pourrais-tu pas détailler un peu ?

Bien sûr que si, Lucien l’âne mon ami et je vais le faire à l’instant. Tout au long de ces échanges de lettres avec sa famille – essentiellement sa mère et sans que nous ayons connaissance des réponses, il affirme systématiquement qu’il est innocent de ce dont on pourrait l’accuser, qu’il n’a rien à voir, ni rien à faire avec la politique, qu’il est sincère, qu’il ne comprend pas ce qu’on lui reproche, qu’il est un artiste qui s’intéresse essentiellement à l’art et qu’en définitive, il est convaincu qu’on va le relaxer, car on ne pourra faire autrement. Ce pourquoi, il a la plus grande confiance en la justice.

En effet, reprend Lucien l’âne, ça me semble résumer assez bien son argumentation et ses interrogations, mais ne dit-il pas d’autres choses dans la chanson ?

Certes, Lucien l’âne mon ami, tout cela est un peu répétitif, amis ce n’est qu’une apparence. Cette sorte de monotonie des choses est évidemment due aux conditions de la vie en prison où il ne se passe pas grand-chose et où les événements du dehors n’arrivent qu’avec un long décalage, largement expurgés et au travers d’une sorte de brouillard filtrant. De toute façon, une expression directe de mécontentement ou de critique aurait toutes les chances d’être purement et simplement effacée. Cependant, si Carlo Levi dit les mêmes choses, il les dit autrement. Cette fois, il dit des choses inattendues à propos de ses chaussettes qui tiennent bien droites et qui – c’est là le message – lui sont parvenues alors que les lettres qu’il attend ne sont pas arrivées. C’est plus qu’une allusion évidente à l’intervention de la censure qui retient le courrier. D’autre part, dans le combat qui l’oppose depuis plus de dix ans au fascisme…

Ora e sempre, Resistenza !, dit Lucien l’âne. N’était-ce pas le mot d’ordre de Giustizia e Libertà ?

En tout cas, Lucien l’âne mon ami, c’est évidemment sa manière de faire et celle de Carlo Levi qui dans ce combat contre le fascisme et son État, continue à utiliser l’arme de l’ironie ; ce que j’ai souvent nommé l’acide ironique. Il se gausse de ses censeurs en vantant leurs mérites. Il affirme, par exemple, que la justice de l’État est admirable, alors qu’il pense tout le contraire ; il dit ne pas douter de la bonne foi des fonctionnaires et des agents du régime, alors qu’il est persuadé de leur totale partialité. Cette voie ironique peuplée d’affirmations louangeuses pour ses ennemis, c’est aussi se payer la tête des adversaires et sur le plan personnel, c’est une manière de se venger du sort qu’ils lui infligent.

Finalement, dit Lucien l’âne, c’est étrange ce climat de la prison, cette vie faite de silence, de bruits de clés, de pas, de ce temps qui passe dans une sorte d’absence du monde ; finalement, il nous faut reprendre notre tâche et tisser le linceul de ce vieux monde pervers, autoritaire, infernal et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Je n’ai pas reçu vos lettres.
Par contre, les chaussettes
Sont faciles à mettre.
Elles tiennent droites
Et sans fixe-chaussette.

Aujourd’hui, ils m’ont appelé.
Je pensais être libéré.
Ils m’ont interrogé,
Ils m’ont gardé.
Ils doivent encore enquêter.

Ils ont une fausse opinion de ma personne,
C’est dramatique.
Ma nature est bonne,
Mon tempérament absolument artistique
Et je fuis toute activité politique.

Comme je suis sincère,
Je ne doute pas un instant
De la bonne foi des fonctionnaires
Et du zèle de ces agents
Du ministère.

La justice de l’État est admirable ;
Elle est capable
De punir les coupables,
Mais elle défend
Aussi les innocents.

Ne vous désespérez pas !
J’entrevois une solution favorable
À tout cet embarras.
Bientôt, on sera ensemble à table,
C’est une perspective formidable.