mercredi 3 décembre 2014

Il est cinq heures, Paris s'éveille

Il est cinq heures, Paris s'éveille

Chanson française – Il est cinq heures, Paris s'éveille – 1968
Texte : Jacques Dutronc, Jacques LanzmannAnne Ségalen




Je suis le dauphin de la place Dauphine 
Et la place Blanche a mauvaise mine.







Cette chanson originale, dans le ton et la forme, mérite et de loin d'être reprise comme chanson contre la guerre en tant que telle. Peu importe d’ailleurs, quand et pour quoi elle avait été conçue… Même si elle avait été conçue en mars (était-ce aussi le 22 mars?), même si elle n'était qu'une chanson parmi d'autres, liée au commerce de l'édition médiatique, elle déboula comme le son de la tempête. On entendait cet étrange bruit serpentant, le solo de flûte inventé par Roger Bourdin, à toutes les heures du jour et de la nuit… Puis, sortant des transistors à pile, venait la voix un peu métallique et sèche de Jacques Dutronc… « Il est cinq heures, Paris s'éveille ». On était en mai 1968 et Paris (et pas seulement Paris, d'ailleurs, mais c'était le cœur de la révolte qui gagnait feu de brousse le territoire de langue française) était en révolte contre la société qui l'étouffait et qui soit dit en passant, l'étouffe encore.

Car, c'est elle, la chanson de mai 1968. Pas seulement en théorie, dans une sorte de nostalgique réminiscence. Non, elle était la voix du mouvement. Comme Grandola [[229]], pour d'autres lieux et d'autres jours. C'était la chanson de mai 1968, celle qu'on entendait partout et qu'on chantonnait partout - pour être plus précis, que les révoltés chantaient, qui les aidait à passer les nuits et spécialement, lors des occupations vers l'aube naissante. Forcément, quand on occupe, on y reste les nuits entières et le matin est bienvenu pour ceux qui ont tenu la garde ; c'est l'heure où en effet, ils rentrent se coucher. Pour la situer, « Il est cinq heures... » est en quelque sorte à mai 1968, ce que par exemple, est « Le Temps des Cerises » [[41674]] à la Commune de Paris.
Certes, à un autre moment, cette chanson aurait pu être le pendant des « Paumés du petit matin » [[41858]] de Jacques Brel ; ce qu'elle devait être au départ… Mais entretemps, la vague estudiantine a déferlé, les ouvriers ont embrayé et le soleil de mai a brillé.

Elle était tellement présente, tellement prégnante qu'elle fit quasi-immédiatement l'objet d'une parodie situationniste [[48570]], d'un détournement qui était dans l'air du temps. Le situationnisme se répandait ; c'était un des facteurs de la révolte.

Au fait, elle devrait figurer dans les « Canzoni fondamentali » aux côtés de Lili Marleen [[1600]] et du Déserteur [[1]]… Car là est sa vraie place.

Puis, elle apparaît avec le recul comme une chanson prémonitoire… Surtout, si l'on veut bien la lire en entier.

Par exemple, ceci :

« Les journaux sont imprimés
Les ouvriers sont déprimés
Les gens se lèvent, ils sont brimés
C'est l'heure où je vais me coucher

Il est cinq heures
Paris se lève
Il est cinq heures
Je n'ai pas sommeil »

qui – volens nolens – annonçait la liquidation du mouvement par les apparatchicks des grandes organisations ouvrières – politiques (PCF) et syndicales (CGT) en tête, qui n'avaient rien compris à ce qui était en train de se passer … ou alors, avaient trop bien compris. Allez savoir ! Il est vrai que comme en d'autres lieux – à Prague, par exemple, la révolte se faisait sans eux, sans qu'ils l'aient préméditée et sans qu'ils puissent la conduire. Alors, on liquide ! Circulez, il n'y a rien à voir !
Ô la grande victoire des accords de Grenelle… Depuis lors, les journaux sont imprimés, les ouvriers sont déprimés et ils ne sont pas près d'en sortir de cette dépression. Et de fait encore aujourd'hui, « Les gens se lèvent, ils sont brimés... ».

La Guerre de Cent Mille Ans [[7951]] que les riches font aux pauvres se poursuit.


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I et Lucien Lane

qui tissent encore aujourd'hui le linceul de ce vieux monde déprimé, en éternelle crise, plein d'accords, de stratégies et de tactiques, d'apparatchicks, de dirigeants et cacochyme. Heureusement !




Je suis le dauphin de la place Dauphine
Et la place Blanche a mauvaise mine.
Les camions sont pleins de lait,
Les balayeurs sont pleins de balais.

Il est cinq heures,
Paris s'éveille,
Paris s'éveille.

Les travestis vont se raser,
Les striptiseuses sont rhabillées ;
Les traversins sont écrasés,
Les amoureux sont fatigués.

Il est cinq heures,
Paris s'éveille,
Paris s'éveille.

Le café est dans les tasses,
Les cafés nettoient leurs glaces
Et sur le boulevard Montparnasse,
La gare n'est plus qu'une carcasse.
Il est cinq heures,
Paris s'éveille,
Paris s'éveille.

Les banlieusards sont dans les gares,
À la Villette, on tranche le lard.
Paris by night, regagne les cars,
Les boulangers font des bâtards.

Il est cinq heures,
Paris s'éveille,
Paris s'éveille.

La tour Eiffel a froid aux pieds,
L'Arc de Triomphe est ranimé
Et l'Obélisque est bien dressé
Entre la nuit et la journée.

Il est cinq heures,
Paris s'éveille,
Paris s'éveille.

Les journaux sont imprimés,
Les ouvriers sont déprimés.
Les gens se lèvent, ils sont brimés ;
C'est l'heure où je vais me coucher.

Il est cinq heures,
Paris se lève.
Il est cinq heures,
Je n'ai pas sommeil.