vendredi 12 mars 2021

ALLEMANDE BAVAROISE

ALLEMANDE BAVAROISE


Version française – ALLEMANDE BAVAROISE – Marco Valdo M.I. – 2021

d’près la version italienne – TEDESCA BAVARESE de Stanislava – 2021

d’une chanson tchèque (Chodské) – Baborcká Němkyně – anonyme – s.d.



ENSEMBLE

Václav Brožík – ca 1900



Je me souviens avoir voulu raconter l’histoire de cette chanson il y a quelques années, puis je l’ai laissée de côté. Après tout, pensais-je, ce n’est pas une chanson contre la guerre. À l’écouter, il s’agit d’une simple chanson populaire sur le thème de l’amour, comme on en trouve bézef dans tous les coins du monde, dans toutes les langues et tous les dialectes. Alors comment elle m’est revenue à l’esprit maintenant ?

Les chansons, parfois, font peur. Même de nos jours, nous avons entendu des choses que nous voudrions ne plus jamais entendre. Et au contraire, elles reviennent toujours. En somme, les chansons ont toujours fait peur. Quiconque, dans l’histoire, a tenté de subjuguer ses semblables a eu tôt ou tard affaire, parmi d’autres formes de protestation ou de lutte, à la poésie, à la musique, à l’art. Et c’est dur, de lutter contre les chansons. Raisonnons un moment : quelqu’un qui détient le pouvoir – qu’il s’agisse d’un dictateur, d’un parti politique ou de toute autre entité – et veut imposer sa propre image de force et d’invincibilité, se voit soudain contraint d’admettre, d’abord à lui-même, puis aux autres, qu’il a peur d’une chanson… C’est là que surgit la fureur particulière que les dictatures et les régimes de toutes les couleurs ont réservée aux poètes et aux artistes incommodes : ils n’étaient pas seulement coupables d’avoir osé s’exprimer contre le pouvoir, mais aussi – et c’était le pire – de l’avoir humilié dans son essence la plus profonde.

J’imagine l’embarras du censeur de service qui s’est trouvé à devoir prendre la décision d’interdire cette chansonnette. Oui, même cette chanson, qui n’est guère plus qu’une comptine transmise de génération en génération et qui aurait tout au plus pu égayer une fête de village ou un événement folklorique, a été occultée pendant de nombreuses années et retirée du répertoire des orchestres à vent et cornemuses.

Examinons-la de plus près. Sa composition se perd dans la nuit des temps ; on y parle des champs de la seigneurie, nous sommes donc à une époque où l’Europe était encore sous le joug du système féodal. Le dialecte dans lequel il est écrit nous transporte dans la charmante région montagneuse de la Šumava, un coin du monde entre la Bohême, la Bavière et la Haute-Autriche où depuis des temps immémoriaux, Tchèques et Allemands cohabitent dans une situation parfois de bilinguisme, avec ses plus et ses moins qui toujours caractérisent n’importe quelle coexistence humaine. Il nous emmène parmi les montagnards qui, pendant des siècles, s’en foutaient de savoir où les puissants avaient fixé les frontières de leurs royaumes, et continuaient à mélanger les traditions, à tisser des liens familiaux et à partager la vie quotidienne. La région connue en allemand sous le nom de Böhmerwald (forêt de Bohème), dont l’histoire nous a été racontée par la plume habile de Jindřich Šimon Baar (en tchèque) et qui a été le lieu de naissance d’Adalbert Stifter, qui a rassemblé dans Horní Planá les premiers stimuli pour exprimer sa conception du monde Biedermeier (en allemand).

Quelque part dans ce cadre se déroule le mini-dialogue de la chanson que nous examinons. Deux amants, vraisemblablement un Tchèque et une Allemande de Bavière (qui donne son titre à la chanson) : l’un demande à l’autre jusqu’où elle peut l’accompagner, à quoi elle répond qu’elle traversera avec lui les terres des seigneurs, mais ne pourra pas aller plus loin. Nous ne savons pas quelles restrictions empêchaient la fille bavaroise de s’éloigner des champs de la seigneurie : s’agit-il des lois féodales qui confinaient les paysans aux territoires de leur seigneur et limitaient également la possibilité de contracter des mariages en dehors de leurs districts respectifs, ou si les deux étaient une sorte de Roméo et Juliette qui se heurtaient à l’ostracisme de leurs propres familles. Il se peut aussi que le refus partiel de la jeune fille soit une manière cachée de faire comprendre au fiancé qu’elle était prête à se donner jusqu’à une certaine limite, au-delà de laquelle une jeune fille respectable, en accord avec les mœurs de l’époque, ne pouvait vraiment pas aller.

Nous ne savons pas ce quelle fut l’histoire des deux amoureux qui nous ont laissé cette trace. Nous connaissons par contre est le cours de l’histoire qui a balayé la région qui était leur monde. Au XXe siècle, elle a été le témoin de deux guerres mondiales, dont la seconde a été immédiatement suivie d’une véritable expulsion des civils de nationalité allemande de toute la région des Sudètes – les décrets dits de Beneš, qui constituent toujours une note douloureuse et non résolue dans la conscience collective.

Dans la seconde moitié du siècle, la Šumava était divisée par une frontière qui n’était pas n’importe quelle frontière. Passait là l’immanquable ligne de démarcation entre l’Ouest et l’Est, le rideau de fer fait de fils barbelés, la limite infranchissable avec laquelle la guerre froide divisait le monde en deux parties. Et ainsi ce vers innocent « au-delà je ne peux pas aller » est devenu une fois encore actuel, une dérision du destin qui se moquait des responsables du parti au pouvoir dans leurs efforts pour bloquer la mobilité et les échanges périlleux entre les deux mondes. Eh oui, en Bavière, on ne pouvait pas aller. Et d’autant plus le percevaient ceux qui l’avaient, comme on dit, à un jet de pierre.

Il n’y avait pas d’autre remède, cette chanson était incommode, il fallait qu’elle ne soit pas jouée en public. Mais il fallait le faire avec discrétion, après tout, qui se vanterait d’avoir interdit une chanson populaire… En leur faveur, il y avait le fait qu’il y avait littéralement des milliers de chansons dans lesquelles Anička aimait Pepíček et Mařenka trahissait Honzíček ou vice versa ; il y avait donc de bonnes chances que les tentatives de la faire oublier en silence puissent être couronnées de succès. À qui aurait manqué celle-là ? Ainsi, il a été décidé que les soirées dansantes du pays se dérouleraient bien sans.

En fait, j’ai su cette histoire probablement un peu par hasard, à travers le témoignage privé d’une personne qui se souvenait avoir entendu cette chanson dans sa jeunesse et, par ces coïncidences qui font qu’une mélodie entre en nous et y reste, ne l’a jamais oubliée. Elle espérait la réentendre à l’occasion, mais les années ont passé et cette chanson a comme disparu dans un trou noir. Ce n’était pas difficile de comprendre pourquoi. Pour qui vivait cette réalité au quotidien, c’était une sorte d’entraînement. On apprenait à interpréter les lacunes, à identifier les messages cachés, à écouter ces silences que hurlaient plus de mille voix en chœur.

Finalement, la chanson a eu de la chance. Une fois de plus, le système politique a changé et le nouveau n’a plus ressenti le besoin de l’interdire. Au moins, traverser la frontière n’était plus un délit. La récupération de l’enregistrement n’a pas été immédiate, mais après un certain temps, certaines initiatives locales, avec l’aide du studio de radio de Plzeň, se sont employés pour la récupérer de l’oubli, et sortie au grand jour une version du groupe de cornemuseux Konrádyho dudácká muzika a vu le jour, ainsi que de deux excellents interprètes de la musique traditionnelle de la région de Chodsko, Oldřich Heindl et Albert Švec. Dernièrement, elle a également abouti sur youtube et d’autres plateformes. On peut dire qu’elle a réussi. À sa manière, elle est là pour témoigner que les intrigues du pouvoir ne sont pas invincibles. C’est un fragment minuscule, mais bien poli et coloré, d’une énorme mosaïque de la résistance.

Et c’est pour cela que je demande qu’elle soit accueillie dans la mer magnum des GCC ; il me plairait de la dédier, de manière symbolique et pour ce que ça peut valoir, à ceux qui, aujourd’hui encore, subissent des répressions pour avoir parlé à travers la musique. (Stanislava)





Ô toi, Allemande bavaroise, au loin,

M’accompagneras-tu au loin ?

Jusqu’au bord du pré des seigneurs,

Mon très cher garçon,

Au-delà du pré des seigneurs,

Je ne peux aller plus long.



Ô toi, Allemande bavaroise, plus loin

M’accompagneras-tu plus loin ?

Jusqu’au bord du champ des seigneurs,

Mon très cher garçon,

Au-delà du champ des seigneurs,

Je ne peux aller plus long.