Les
petites Fraises parfumées
Lettre
de prison 30
10
juin 1935
L'enlèvement des Sabines - David - 1799 |
Dialogue
Maïeutique
Lucien
l’âne mon ami, tout comme le fait le Dr. Levi, reprenons notre
récit à un moment et à un endroit antérieurs. En l’occurrence,
il évoque aux fins de comparaison, d’un côté, la prison de Turin
– le Nuove, où il séjourna par deux fois à un intervalle d’un
an en 1934 et 1935 et de l’autre, la prison de Rome, Regina Cœli,
où il vient d’être transféré de façon rocambolesque. Pour
rappel, il avait été arrêté à Turin dans un groupe d’autres
intellectuels pour l’essentiel issus du milieu juif piémontais.
Cependant, je ne pense pas qu’à ce moment-là, il s’agissait
pour la police politique fasciste de les arrêter parce qu’ils
étaient juifs, ni qu’elle soupçonnait racistement un complot
juif. Elle n’en était encore qu’au racisme ordinaire, à l’usuel
antisémitisme catholique. Le régime fasciste fera son aveu
d’antisémitisme et de racisme seulement trois ans plus tard en
promulguant les premières « lois raciales » et en
vantant une hypothétique « race italienne », qui aurait
fait partie des « races aryennes ».
Oh,
dit Lucien l’âne, voilà qui est drôle : une race italienne
aryenne : composée exclusivement de grands blonds aux yeux
bleus, je suppose.
Lucien
l’âne mon ami, je n’en sais rien et personne ne pourra jamais
rien en savoir du fait qu’elle n’a jamais existé, cette foutue
race. de nos jours, on dirait bien qu’on y revient avec ce
proto-fascisme qui s’installe au pouvoir. Cependant, je pense que
pour les autorités fascistes de Turin, il s’agissait tout
simplement de capturer un noyau d’opposants politiques de tendance
socialiste et libérale, très lié aux opposants déjà en exil,
parmi lesquels on notera Turati, Treves, les frères Rosselli,
Saragat, Lussu, Pertini.
J’aime
beaucoup ce genre de précisions, dit Lucien l’âne, mais je te
rappelle que tu es censé me parler de la chanson et que si j’ai
bien vu le titre, il s’agit de « petites fraises parfumées »
et on en est loin, il me semble. Dès lors, veux-tu m’expliquer ce
titre pour le moins original et étrange.
Eh
bien voilà, reprend Marco Valdo M.I., j’y venais à ces « fraises
parfumées », dont c’est d’ailleurs la saison. Cependant,
il te faudra patienter un peu avant de voir venir les fraises dans la
chanson, qui commence par l’enlèvement de Carlo Levi à Turin.
L’enlèvement
de Carlo Levi, comme une Sabine ? C’est une manière ironique
de décrire la situation, j’imagine, dit Lucien l’âne. Car il
s’agit d’un prisonnier politique, pas d’une jeune première et
puis, si j’ai bien suivi les événements précédents, c’est la
police du régime elle-même qui vient le chercher pour l’emmener à
Rome, mais toujours entre ses mains.
Évidemment,
Carlo Levi traite sa situation avec humour et cet enlèvement n’en
est pas à proprement parler un. En disant ça, il souligne
l’absurdité de la situation et qu’on ne peut enlever quelqu’un
que s’il est libre par rapport à ceux qui l’enlèvent. Or, dans
son cas, à ce moment, sa liberté était purement hypothétique et
liée au vouloir du pouvoir. Mais ensuite, l’humour se condense et
toute la chanson est tournée à la manière d’un guide touristique
et même, comme tu le verras, gastronomique où l’on compare les
deux établissements pénitentiaires – les Nuove et Regina Cœli,
vus de l’intérieur.
Ah,
dit Lucien l’âne, et que dit-il ? Je suis très curieux de
savoir comment et sur quels critères, on peut comparer de tels
séjours et même, les services d’hôtellerie qu’ils proposent.
C’est
exactement ce qui se passe, Lucien l’âne mon ami. D’abord, il
différencie les deux ambiances en indiquant qu’à Turin, il lisait
les philosophes en quelque sorte par défaut, en raison du contenu
particulier de la bibliothèque carcérale et en changeant de lieu et
donc de bibliothèque, à Rome, il lui est proposé des romans
d’aventures ; en l’occurrence, « L’Île au Trésor »
de Robert Louis Stevenson, un ami des ânes et un roman pour enfants.
En
somme, dit Lucien l’âne, à Rome, on se méfie des philosophes. On
ne va pas laisser la pensée et la philosophie prospérer plus encore
parmi ces renégats politiques. Mais pour ce qui est de, Stevenson,
ami des ânes, même si je vois bien qu’on peut interpréter cette
qualité de diverses façons, sa relation particulière avec
Modestine, l’ânesse qui porte son bât, est relatée dans son
« Voyage avec un âne dans les Cévennes ». De ce fait,
nous les ânes, on place Stevenson dans notre Panthéon littéraire,
tout comme Lucien et Apulée, la Comtesse de Ségur et Juan Ramon
Jiménez. Mais ces fraises parfumées, finalement, quand
viennent-elles ?
Bientôt,
Lucien l’âne mon ami, mais poursuivons la lecture du guide
pénitentiaire. D’abord, il te faut savoir que tout compte fait, le
régime de la prison de Turin est plus libéral, il faut comprendre
permissif, que celui de la prison de Rome. Sans doute est-ce un effet
de la capitale ou de la proximité du Duce – Grandeur oblige !
Cependant, Regina Cœli est une excellente auberge où on sert le
poulet grillé à la menthe et au dessert, des petites fraises
parfumées. Je cite :
« Et
des fraises qui enchantent
Par
leurs senteurs de liberté.
Ces
petites fraises parfumées
Viennent
de clairières ombragées ;
Ah,
enfin !, s’écrie Lucien l’âne, je me désespérais de les
connaître. Ce sont donc de vraies fraises. Les sert-on avec de la
crème ?
Je
l’ignore, avoue Marco Valdo M.I, mais en résumé, le séjour à
Rome est plus luxueux, mais également plus ennuyeux.
Bien,
conclut Lucien l’âne. Nous n’irons pas le vérifier. Dès lors,
tissons le linceul de ce vieux monde carcéral, pénitentiaire,
disciplinaire, punitif, intoxiqué par le pouvoir et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Quand
on m’a enlevé à Turin
Je
lisais au lit, sans déranger personne,
De
la philosophie dès le matin.
Ici,
je lis « L’Île au Trésor » de Stevenson,
Un
ami des ânes, quel bel écrivain !
À
Turin, la vie carcérale
Était
plus libérale.
À
Rome, elle est plus sévère,
Plus
réglée, plus disciplinaire.
Ici,
on est dans la capitale.
Ici,
c’est une auberge excellente ;
On
y mange l’agneau et le poulet grillés
Aux
senteurs et aux saveurs de menthe
Et
des fraises qui enchantent
Par
leurs senteurs de liberté.
Ces
petites fraises parfumées
Viennent
de clairières ombragées ;
Cet
agneau romain a connu
Les
tièdes soirées
Du
printemps révolu.
Ici,
je fais la lessive,
Ici,
je lave tout à la main.
Les
mouchoirs blancs dans la bassine
Éveillent
une nostalgie intime,
Une
odeur de fleurs et de jardin.
Pour
les conditions matérielles,
Rome,
c’est plus luxueux :
Le
lit est bon, on y mange mieux.
À
vrai dire, c’est ennuyeux :
Ici,
la prison n’est plus pareille.
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