Penser
ou ne pas penser ?
Lettre
de prison 41
19
juillet 1935
Le Penseur - Rodin |
Dialogue
Maïeutique
Tout
compte fait, Lucien l’âne mon ami, Descartes avait raison :
l’être humain pense, l’homme est un être pensant. Enfin, la
plupart du temps ; certes, il y a des exceptions ; je ne
citerai pas de nom, mais on en connaît tous. Tout ça pour dire que
le prisonnier Carlo Levi pense et d’ailleurs, il n’a pas
grand-chose d’autre à faire.
Je me
demande, réplique Lucien Lane, ce qui est le pire pour celui qui est
ainsi enfermé en isolement pour une durée indéterminée ;
Penser ou ne pas penser ? Telle est la question.
Face
au temps qui passe ou qui parfois, donne l’impression de s’arrêter,
de plus vouloir passer, il y a – quand on est seul dans une cellule
– deux grandes manières d’affronter l’épreuve du temps vide,
de traverser ce désert. La première consiste à entrer dans une
sorte de léthargie, y compris mentale et dans ce coma où on
s’oublie, ou on perd le sens de soi et la notion du temps ;
littéralement, on ne voit pas le temps passé.
Oh,
dit Lucien l’âne, je connais ça, c’est comme un trou noir ;
c’était le sentiment de Juliette au moment où elle s’efforçait
d’avaler le contenu de la fiole. C’est la plongée dans un
abysse, c’est la descente au tombeau. On se met en sommeil, on se
perd en catalepsie.
Exactement,
reprend Marco Valdo M.I., on s’oublie et on oublie tout et
vraisemblablement, après – s’il y a un après –, on met la
pensée hors-jeu, on cesse d’exister, on cesse d’être, on se
pétrifie, on s’immobilise ; dès lors, on ne se souviendra de
rien. C’est une solution de survie. Mais comme je te l’ai déjà
dit, il y a une autre voie, une autre possibilité.
Sans
doute, dit Lucien l’âne, mais j’aimerais beaucoup que tu la
détailles.
Comme
tu peux toi-même le penser, Lucien l’âne mon ami, la deuxième
voie qui s’ouvre au prisonnier isolé, c’est – tout au
contraire – de se mettre à penser, à développer par la pensée
un autre univers, un discours qui lui tienne compagnie, de se mettre
en somme à être l’animateur de sa propre vie. Il peut alors lui
donner des dimensions extraordinaires, il peut la modeler à sa
guise, il peutconcevoir mille projets, leur donner toute leur
envergure en attendant de pouvoir un jour les appliquer. En clair, le
prisonnier met en scène et prépare son futur. Il se dit je vais
faire ceci, je vais faire cela ; Ces moments où la pensée
dynamise la vie morose de la prison sont des moments intenses ;
ils réactivent le mental et barrent le chemin à la mélancolie, à
l’angoisse et à l’ennui. Ils irriguent les heures et empêchent
le dessèchement de l’être. Mais comme tu le verras dans cette
lettre, le Dr. Levi organise aussi le temps présent : il
réclame des livres, il se remet au latin, plus exactement, à la
lecture des auteurs latins ; il lit les philosophes allemands du
siècle précédent. Bref, il ne se laisse pas entraîner à je ne
sais quelle inertie intellectuelle. Cesser d’activer la pensée,
cesser de penser, ce serait s’éteindre à petit feu.
À
t’entendre, Marco Valdo M.I., il a l’air de se replier sur
lui-même.
En
effet, reprend Marco Valdo M.I., et c’est indispensable puisqu’à
ce moment de sa vie, isolé dans une cellule, sans autre contact que
ses juges et ses policiers qui l’interrogent, ou les rares visites
de ses familiers, cette autarcie est l’état de fait nécessaire de
son quotidien. Il y a bien les lettres, comme celle-ci, mais il n’y
en a qu’une par semaine et sur un papier fort réduit et les
réponses se font attendre ; et toute cette correspondance est
marquée par l’œil vigilant de la censure. Et puis, ce ne sont que
des lettres, elles manquent de corps. Oh, il le sait bien quand il
dit, dès le début de sa lettre :
« Voir
les personnes en personne,
Leur
parler, les écouter.
Une
demi-heure de rencontre
Au
parloir parmi des étrangers
Est
plus agréable que mille lettres. »
et
il sait bien aussi que son art de peintre est nourri de la compagnie
des autres peintres :
« Il…
faut une ambiance,
D’autres
artistes pour échanger
Des
idées, des connaissances. »
En
attendant, il est dans cet isolement et il lui faut quand même se
nourrir du temps qui passe et à toute force, éviter que ce soit lui
– le temps – qui le ronge et le dévore.
Nous
aussi, Marco Valdo M.I. mon ami, nous les ânes, il nous faut vivre
et penser et nous ne pouvons dissocier l’un de l’autre ;
autrement dit, la pensée et le corps ne font qu’un comme le
démontre le Penseur du sculpteur Rodin, qui est l’homme en train
de penser – sans ce corps pensant, cette sculpture serait
impossible. Pour nous les ânes, cesser de penser, c’est –
littéralement – cesser de vivre. Ainsi va notre destinée.
Maintenant, il nous faut, toi et moi, tisser le linceul de ce vieux
monde acéphale, ignare, impensant et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Voir
les personnes en personne,
Leur
parler, les écouter.
Une
demi-heure de rencontre
Au
parloir parmi des étrangers
Est
plus agréable que mille lettres.
Cette
année, on ne pourra pas fêter
Tous
ensemble sous le palmier,
Dans
la lumière heureuse de l’été,
L’anniversaire
de maman.
C’est
assez désolant.
Je
m’étais remis au latin,
Je
lisais César, Cicéron, et soudain
Voici
les Allemands philosophes :
Leibniz,
Kant et Fichte.
On
s’y trouve sur une montagne très haute.
Il
me faudrait des livres
Sur
la peinture impressionniste.
Si
c’était trop cher de les acheter,
Contacter
la directrice de la bibliothèque
D’Histoire
de l’Art de l’Université.
Là,
il y en a beaucoup à trouver
Et
on peut les emprunter.
Si
on pouvait me confiner
Là
où il y a une académie ou une université,
Mon
travail serait facilité.
Qu’il
est absurde de penser
Que
le peintre vit isolé.
Il
lui faut une ambiance,
D’autres
artistes pour échanger
Des
idées, des connaissances.