mardi 6 août 2019

« Andare, camminare, lavorare » : À pied ?

« Andare, camminare, lavorare » : À pied ?

D’où viennent les phrases ?



Jacques Prévert, poète français du siècle dernier avait écrit un poème, une chanson avec pour la chanter, une musique de Joseph Kosma En sortant de l’école, que chanta Yves Montand, mais aussi Les Frères Jacques, Cora Vaucaire et tant d’autres. J’en avais fait une parodie intitulée Tout autour de la Terre, qui reprenait mot pour mot Prévert :

« Alors on est revenu à pied,
À pied tout autour de la terre,
À pied tout autour de la mer,
Tout autour du soleil,
De la lune et des étoiles,
À pied, à cheval, en voiture
Et en bateau à voiles. »

À pied, justement. Voilà, d’où vient ce « À pied ».

Mais aussi on va à pied dans une autre chanson, de Charles Trenet celle-là, qui s’intitulait : « Voyage au Canada », dont le refrain était :

« Nous irons à Toronto en auto,
Nous irons à Montréal à cheval,
Nous traverserons Québec à pied sec,
Nous irons à Ottawa en ouaoua.
Nous irons à Valleyfield sur un fil,
Nous irons à Trois-Rivières en litière.
Passant par Chicoutimi endormis,
Nous irons au Lac St-Jean en nageant.
Voilà, voilà un beau voyage,
Un beau voyage ;
Voilà, voilà,
Un beau voyage au Canada. »

Si on en prend le temps d’aller y voir, on s’apercevra dans cette chanson de Trenet que la confusion s’installe et que surgit par erreur une autre version du voyage :

« Ils allèrent à Toronto
En nageant,
Ils allèrent à Montréal endormis,
Ils se rendirent à Québec en litière,
Ils allèrent à Ottawa sur un fil.
Ils allèrent à Valleyfield à pied sec,
Ils allèrent à Trois Rivières en oua oua,
Passant par Chicoutimi à cheval,
Ils plongèrent dans le lac Saint-Jean en auto.

Voilà ! Voilà !
Un beau voyage au Canada ! »

Car effet, tout se mêle dans l’univers de la chanson, lequel univers tient plus du fantasmagorique et du poétique que du terre à terre. C’est un monde magique d’où « a surgi » – lutin hors d’une boîte – « ALLEZ TRAVAILLER À PIED ! », en manière de point final à la version française de la chanson de Piero Ciampi, marquant au sceau de l’ironie le « Andare, camminare, lavorare ».

Maintenant sur le fond de l’affaire, la question de Flavio Poltronieri : « mi chiedo da dove sia saltata fuori la frase finale francese: ALLEZ TRAVAILLER À PIED! », en gros : « d’où a surgi la phrase finale française ? » interpellait ; elle est excellente, car elle permet, ici et maintenant, de répéter et d’éclaircir encore un peu plus le fait qu’il y a un monde entre la traduction et la version et que ce monde est précisément un monde magique, poétique et fantasmagorique comme la chanson du poète Ciampi. Pour synthétiser, la traduction a comme objectif de (re)donner, dans une autre langue, le texte aussi près que possible de l’original. La version, elle, a d’autres manières ; elle entend créer un artefact, opérer par un procédé singulier une autre création qui entre en syntonie avec celle d’origine. C’est ce je fais – toujours – moi qui ne suis pas traducteur et qui serais bien incapable de l’être ; je ne connais que le français (et encore !). Je crée des objets artisanaux – des chansons, des poèmes qui évoquent les poèmes et les chansons d’origine, mais qui ont leur vie propre et leur propre univers.
On peut comparer ce travail à celui des peintres : l’« Olympia » d’Édouard Manet  est et n’est pas « La Maya nue » de Goya (Francisco José de Goya y Lucientes) ; laquelle était et n’était pas à son tour la « Vénus », vue par le Titien (Tiziano Vecellio). Ajoutons-y « La Vénus au miroir » de Vélasquez (Diego Rodríguez de Silva y Velázquez, dit Diego Velázquez, ou Diego Vélasquez) et la « Grande odalisque » d’Ingres (Jean-Auguste-Dominique), son « Odalisque à l’esclave », ou son introuvable « Vénus de Naples », toutes de face comme de dos, si semblables et si différentes.

Les professionnels de la chanson, notamment ceux qui en font commerce, savent très bien faire la différence. Ainsi, en va-t-il de la chanson anonyme : « The House of Rising Sun », qui en a connu des versions. Ainsi, pour « Le Pénitencier », dont j’avais – nouvelle version – tiré « La Fermeture », on voyait mal Johnny en jeune fille éplorée ; il a fallu adapter la version. Ainsi en va-t-il des différentes versions de La Marseillaise – les Chansons contre la Guerre en recensent au moins 15, dont la version de Gainsbourg a fait du bruit et surtout, cette Marseillaise dont la version la plus célèbre s’appelle « L’Internationale», elle-même objet de multiples versions.
Tout ça pour dire que les versions peuvent être très proches d’une « traduction » ou s’en aller à des années-lumières de l’original. Cependant, parfois, en effet, il y a des bribes qui viennent d’ailleurs et qui s’imposent.

Cependant, l’univers de la création poétique n’est pas sans une rationalité propre.
La question qui se pose alors pour « ALLEZ TRAVAILLER À PIED ! » est de savoir ce que ça veut dire par rapport au « Andare, camminare, lavorare » de la chanson de Ciampi. Du temps de la chanson de Ciampi, l’Italie (d’autres pays aussi) était encore en plein « boum », elle se relevait de la guerre, elle devenait euphorique de sa « croissance économique », comme l’Allemagne du Lied vom Wirtschaftswunder ou de Geh´n sie mit der Konjunktur (Konjunktur-Cha-Cha) et l’automobile en était le plus évident symbole et la chanson se terminait grosso-modo, ainsi : « Allez ! La Péninsule au volant, cette belle péninsule est devenue un volant. Aller, marcher, travailler. »
L’ajout « ALLEZ TRAVAILLER À PIED ! » est plus contemporain. Le soufflé est retombé, la Péninsule au volant est dans les bouchons ; Fellini l’avait bien vu, il y a déjà quelque temps ; Jean Yanne aussi : tout se bloque ; la Péninsule (et bien d’autres pays) étouffent sous la civilisation de l’auto. Cette nouvelle injonction est à double sens, elle aussi : pour ceux qui ont encore un travail, il s’agit d’être à l’heure et pour être à l’heure, c’est la nouvelle donne, « ALLEZ TRAVAILLER À PIED ». Mais aussi, le sens qu’on peut lui donner actuellement, encore plus moderne et même, futuriste, c’est l’injonction écologique et climatologique. C’est l’irruption du contemporain dans l’univers de Ciampi, qui s’en moquait déjà.

Enfin, je vois ça comme ça ; elle est venue toute seule, cette phrase, trempée à l’acide ironique et elle voulait dire en synthèse : tout ça qui précède, qui est un peu long dans une chanson.
Et même, elle-même est venue « à pied » ; mais d’où, là, vraiment, je ne sais pas. Peut-être, un neurologue pourrait-il nous l’indiquer, peut-être ? Il nous montrerait un point sur une image d’un cerveau et il dirait : « De là ! ». On n’arrête pas le progrès. Mais quand même, il resterait la question : D’où viennent les phrases ? .

Ainsi Parlait Marco Valdo M.I.