jeudi 11 avril 2019

LA BALLADE DES SEPT FRÈRES OU L’HISTOIRE DES FRÈRES CERVI


LA BALLADE DES SEPT FRÈRES

OU L’HISTOIRE DES FRÈRES CERVI


Version françaiseLA BALLADE DES SEPT FRÈRES OU L’HISTOIRE DES FRÈRES CERVI – Marco Valdo M.I.2019
d’après la version italienne de Riccardo Gullotta – La ballata dei Fratelli Cervi
d’une chanson sicilienne« Ballata per i fratelli Cervi »Ignazio Buttitta1968
(tiré de « La paglia bruciata. Racconti in versi" , 1968) 
 Interprétée par le conteur de Tano Avanzato (à 15.35 du commencement du clip).






Depuis la nuit des temps, la narration orale occupe une place de choix parmi les formes d’art discursifs. Il suffit de penser à Homère, à Hésiode, et à toute une multitude d’aèdes et de rhapsodes qui ont fleuri à l’époque de la Grèce préclassique. D’autres expériences de tradition orale ont été les bardes de la culture celtique, les gawlo/djeli (en français « griot« ) encore présents en Afrique subsaharienne, les chamans des cultures orientales.

Dans l’Empire romain aussi, la narration orale, confiée aux « histrions », se répandit. Au Moyen Âge, les troubadours et trouvères, à la cour des puissants, les ménestrels et les bouffons, ces derniers plutôt errants, avaient un rôle fondamental dans la narration des actes de chevalerie, puis dans la diffusion des archétypes fonctionnels à la classe féodale, les artistes à jouer un rôle pour une sorte de conte ante litteram. Ils sont, d’une certaine manière, les précurseurs des « Cantastorie ».
L’école poétique sicilienne avec Ciullo d’Alcamo, XIVième siècle, peut aussi être rattachée à cette veine. Les formes de narration orale ou d’exécutions représentatives qui n’avaient pas un caractère strictement sacré ont été découragées par l’Église, puis interdites.
L’invention de l’imprimerie a donné une forte impulsion à la circulation des « feuilles volantes » qui ont facilité la diffusion des histoires à raconter oralement. En Sicile, entre le XVIième et le XVIIième siècle, il y avait une différence entre les « cantastorie » et les « cuntastorie ». Ces derniers sont basés sur la tradition des commissaires-priseurs qui ont été engagés par les dirigeants pour la notification des édits et la diffusion des nouvelles importantes. Plus tard, au XIXième siècle, l’Opera dei Pupi s’est imposé, un théâtre de marionnettes, avec des histoires tirées de l’épopée chevaleresque, en particulier du cycle carolingien (chanson de geste). En Sicile, l’héritage des Normands et des Souabes est bien établi.
Les différences entre Cantastorie, Cuntastorie et Opera dei Pupi ne sont naturellement pas nettes. Chaque forme a emprunté à l’autre et l’a à son tour influencée. S’il fallait marquer une différence, on pourrait dire que dans l’opéra de marionnettes, la présence des marionnettes et du marionnettiste est prédominante, alors que le cuntastorie classique itinérant se réfère aux mêmes sujets, ou à des sujets similaires, en utilisant une affiche. Le conteur, également itinérant, présente des thèmes liés à l’actualité, accompagnés par l’accordéon et/ou la guitare. Les représentations ont toujours lieu à l’extérieur.
Au XXième siècle, en Sicile, il y a eu une évolution et une diversification des conteurs. Avec l’extension de l’alphabétisation, le conteur distribue des feuilles de papier volantes aux spectateurs moyennant des frais. Avec l’avènement des disques et des cassettes, la Cantastorie s’oriente vers la vente de ces derniers, jouant en play-back. Soit parce que la spontanéité n’est pas forcément présente, soit parce que la diffusion de la télévision envahit et absorbe tout espace multimédia natif, nivelant (unifiant ?) les cultures et la weltanschauung, le genre subit en fait un déclin, mais pas au point de disparaître ou de rendre impossible la mémoire des artistes suivants (mes excuses à tous ceux dont je ne parle pas par ignorance ou oubli) :

Orazio Strano da Riposto (m.1981), Paolo Garofalo da S.Cataldo (m.2016), Gaetano Grasso da Paternò (m.1979), Ciccio Busacca da Paternò (m.1989), Vito Santangelo da Paternò (m.2014)), Rosa Balistreri da Licata (m.1990), Antonio Tarantino da Palermo (m.2009), Peppino Castro da Dattilo, Rosita Caliò da Catania, Nonò Salamone da Sutera (n.1945), Fortunato Sindoni da Barcellona.
Ignazio Buttitta était le poète de beaucoup d’entre eux.

Chansons et poèmes à propos des frères Cervi :
La pianura dei sette fratelli
(Gang)
Per i morti di Reggio Emilia
(Fausto Amodei) (Sangue del nostro sangue, nervi dei nostri nervi, come fu quello dei Fratelli Cervi)
La ballata dei Fratelli Cervi
(Ignazio Buttitta)
Compagni Fratelli Cervi
(anonimo)
Papà Cervi raggiunge i sette figli
(Eugenio Bargagli)
Sette fratelli
(Mercanti di Liquore e Marco Paolini)
Campi rossi
(La Casa del vento)
Ai fratelli Cervi, alla loro Italia
(Salvatore Quasimodo)
Canzone per Delmo
(Filippo Andreani), dedicata ad Adelmo Cervi
I Sette Cervi
(anonimo)
Salmodia della speranza
(David Maria Turoldo)


Dialogue Maïeutique

Mon cher ami Lucien l’âne, pour une fois, ce n’est pas nous qui parlerons de la chanson longue et de sa longue histoire; c’est l’introduction faite ci-dessus par Riccardo Venturi. Par contre, je vais faire une brève note historique à propos de cette famille des Cervi. Et d’abord, dire qui ils furent ces sept-là : Gelindo (1901), Antenore (1906); Aldo (1909); Ferdinando (1911); Agostino (1916); Ovidio (1918) et Ettore (1921); c’étaient les fils d’Alcide Cervi (1875-1970) et de Genoeffa Cocconi (1876-1944), une famille de paysans antifascistes. À partir de septembre 1943, ils entrèrent dans la Résistance, fait prisonniers par les fascistes, ils furent torturés et ensuite, fusillés le 28 décembre 1943. Comme le dit la chanson à sa manière, le père Alcide, qui a vécu jusque 95 ans, a toujours été hanté par leur présence et porta leur souvenir jusqu’au bout. La mère ne supporta pas cette tragédie et mourut quelques mois après d’un « mal de cœur » – dans tous les sens du terme. Comme la chanson l’évoque peu, je voudrais ici insérer en italien et en faire une version française, l’épigraphe que Piero Calamandrei consacra à cette mère.

Epigrafe per la madre dei fratelli Cervi

di

Piero Calamandrei


Quando la sera tornavano dai campi
Sette figli ed otto col padre,
Il suo sorriso attendeva sull’uscio
Per annunciare che il desco era pronto.
Ma quando in un unico sparo
Caddero in sette dinanzi a quel muro,
La madre disse:
“Non vi rimprovero o figli
D’avermi dato tanto dolore,
L’avete fatto per un’idea,
Perché mai più nel mondo altre madri
Debban soffrire la stessa mia pena.
Ma che ci faccio qui sulla soglia,
Se più la sera non tornerete.
Il padre è forte e rincuora i nipot,
Dopo un raccolto ne viene un altro,
Ma io sono soltanto una mamma
O figli cari,
vengo con voi”.

ÉPIGRAPHE POUR LA MÈRE DES FRÈRES CERVI.

Quand le soir revenaient des champs,
Sept fils et huit avec le père,
Son sourire attendait sur le devant
Pour annoncer que le souper était sur la table.

Quand en un seul tir,
Les sept tombèrent devant ce mur,
La mère dit d’un murmure :
« Je ne vous reprocherai pas, mes enfants,
De m’avoir donné tant de douleur, ô tant,
Vous l’avez fait pour une idée,
Pour que jamais plus dans le monde d’autres mères
Ne doivent souffrir de la même peine.

Mais que fais-je, moi, sur ce devant
Si le soir, je ne vois plus revenant.
Votre père est fort, il élèvera vos enfants,
Après une récolte envient une autre,
Mais je suis seulement une maman,
Ô mes chers enfants,
Je viens avec vous, je suis la vôtre.


Je suis heureux, Marco Valdo M.I. que tu aies repris ici ce poème de Piero Calamandrei et j’apprécie que tu en aies fait une version de ta main en notre langue commune. À présent reprenons notre tâche – Ora e sempre, Resistenza ! – et tissons le linceul de ce vieux monde sans cesse recommencé, où reviennent en force la bêtise et la brutalité, vieux monde barbare, éructant, tweetant et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Je vous chante l’histoire des Frères Cervi, des sept frères paysans tués par les fascistes à Reggio Emilia le 28 décembre 1943. Le père avait survécu, la mère est morte de douleur, mais il y avait quatre veuves et onze enfants. C’est la vérité, souvenez-vous de ça.


Je vous chante l’histoire des frères Cervi,
De sept frères paysans fusillés par les fascistes
À Reggio Emilia, le 28 décembre 1943.
Le père est toujours en vie, la mère est morte de douleur
Il y avait quatre veuves et onze enfants. C’est la vérité, rappelez-vous ça.
Les fascistes les ont tués au polygone de tir de Reggio.
La mémoire ne s’efface pas, ce fut un jour de sacrilège.

Un prêtre hypocrite leur a dit juste avant leur mort :
« Confessez vos péchés, car le Seigneur ouvre les portes »
Les frères répondirent : « Notre foi, c’est la liberté,
Les fascistes tuent ceux qui ont la foi ; allez donc les confesser ! ».
Les fascistes leur ont dit : « Si vous ne voulez pas mourir,
Embrassez le fascio et reniez la liberté ! »

Ils ont répondu avec indignation :
« Nous sommes de sang émilien et nous ne voulons
Pas nous salir le cœur, ni les mains.
Ils aimaient la liberté, les Cervi, la terre, mère des humains,
Ils la cultivaient avec amour et obstination.

Le 8 septembre 1943, la ferme devint un refuge pour les résistants :
Un va-et-vient continu de ceux qui
Voulaient la liberté pour l’Italie,
Ils les accompagnaient en montagne pour la lutte des partisans.
Les fascistes les ont découverts, ils ont encerclé la ferme,
Il y avait un rideau de brouillard, la nuit était sombre,
Cette nuit du 25 novembre.

Papa Cervi, commandant du peuple, « Aux armes ! » a crié :
La ferme tire comme cent bouches de volcan.
Après une heure de combat, les fascistes, gens répugnants,
Qui ont la merde dans leur pantalon, la grange, ont incendié.
Le vieil homme dit : « Je ne me rends pas, je mourrai dans les flammes. »
Mais son fils Aldo dit affolé :
« Papa, reste pour les enfants et les femmes.
Je préfère mourir, que toi, dans les flammes. »
En se mordant les mains avec désespoir et colère,
Papa Cervi ferme les yeux, pâle comme un mort.
Puis tous se rendent – quelle douloureuse séparation ! -
Père, mère, enfants et brus fortement se serraient.
« Ne pleurez pas » – disaient-ils à leurs enfants et à leur mère – « Nous reviendrons »
Et ils savaient que jamais, ils ne reviendraient.

Elle avait la peau sur les os, elle ne pouvait pas travailler,
Elle embrassait ses petits-enfants et souriait pour ne pas pleurer.
Dès qu’elle était seule dans sa chambre, elle fermait la porte.
Et elle faisait et défaisait les lits de ses enfants.
Elle les faisait et les défaisait continuellement heure après heure,
Avec un esprit étrange, des mains de mort-vivant.

Jusqu’à la fin de ses jours, elle comptait tous les lits avec son doigt.
Et elle répétait les noms de ses fils jusqu’au dernier :
Un : Hector, deux : Ovide.... jusqu’à sept et chaque fois,
Commençait et recommençait le compte sans s’arrêter.
Et les enfants dans la pièce augmentaient de sept à la fois,
La mamma, la mamma comptait ses sept fils, faisait une infinie addition,
Et ses sept fils, ses sept fils au total sont mille,.... un million.

Tant de morts, tant de sang, quel terrible drame !
(Imaginez les Cervi, l’état de leur mère.
On n’achète pas ses enfants aux enchères,
On ne les pêche pas au fond de la mer,
La peau et les os, elle n’était plus qu’un spectre étouffé,
C’était elle, elle était la mère de sept fils tués.
Et elle sentait les battements de son cœur écrasé.)

Avant d’être fusillés, à l’heure de leur mort,
Ils s’embrassaient, les mains liées au dos.
Pendant le tir, à haute voix cria Aldo :
« Nous ne mourons pas, nous ne mourons pas » et de fait, ils ne sont pas morts.
Ils sont morts pour ceux qui vivent comme des morts, ils sont vivants pour ceux qui vivent.
Leur foi et leur amour sont des lumières pour le monde.
Ils sont vivants pour le père qui vécut 90 ans.
Et il les voit grandir jour après jour.
La nuit, pendant qu’il dort, devant lui, il les voit.
Et il leur parle comme les dévots parlent toujours.
Le matin, il se réveille et au-delà des murs et des toits,
Il voit ses enfants dans les champs, tous les sept travaillant.
[Chez lui, quelle douleur !
Sa femme erre toujours ;
Sept lames dans le cœur
Et son sang s’encourt].