BOUCHE
DE ROSE
Version
française – BOUCHE DE ROSE – Marco Valdo M.I. – 2008 (2018)
Une
remarque d’abord avant d’aller plus loin. Donc, une remarque
préliminaire. Je n’ai jamais compris pourquoi les CCG n’ont pas
mis Bocca di Rosa parmi les Chansons contre la Guerre, alors qu’il
existe par exemple, un « parcours » de la « guerre
contre les femmes ». Je dis cela, car j’avais envoyé une
traduction de Bocca di Rosa – Bouche de Rose, il y a bien
longtemps. Je pense même que c’était la première ou une des
premières que j’avais faites.
Était-elle si mauvaise ? Je ne sais. D’ailleurs, je la
représente aujourd’hui « telle quelle ». J’ai tout
juste un peu plus nourri notre conversation.
Je
le fais car notre bon Ventu vient d’insérer tout un texte de sa
main à propos de Bocca di Rosa, dans les commentaires à une chanson
de Brassens.
Cela
dit, je
tiens personnellement Bocca di Rosa pour une des plus belles chansons
de Fabrizio De André et aussi, comme l’illustration de sa
complicité avec Georges Brassens. Tout comme la Chanson de Marinelle
– Canzone di Marinella.
Et
je ne comprends pas pourquoi elles sont ainsi ostracisées, renvoyées
dans les commentaires à une chanson de tonton Georges qui est tout
aussi indirectement qu’elles, une chanson contre la guerre. Il me
paraît de toute justice et de toute équité de les replacer comme
chansons – canzoni à part entière dans cette formidable
chantothèque.
Et
puis, ce portrait d’une femme libre et légère, libertine (Ah !
Voltaire, Ah ! Diderot !)
est un fameux pied de nez à toutes les bien-pensantes, à toutes les
mégères, Mysogynie à
part à toutes les emmerdeuses et aux emmerderesses itou. Cela
dit, je ne leur fais pas la guerre à celles-là, je me contente de
les écarter, de les ignorer et tout comme toi, de poursuivre mon
chemin. Sauf bien évidemment, si comme pour Margoton, elles s’en
prennent à mon chat – là, je leur enverrai mon fantôme pour les
persécuter dans toute l’éternité.
J’insère
donc ici la traduction du texte de Riccardo Venturi :
BOCCA
DI ROSA
di
Riccardo
Venturi(2001)
BOUCHE
DE ROSE
Riccardo
Venturi
(2001)
(traduit
de l’italien : Bocca di Rosa – Riccardo Venturi 2001)
Peut-être,
peut-être celle-ci serait la « bonne page» pour mettre cette
vieille histoire, écrite en son temps pour une mailing list. Une
« Bocca di Rosa » légèrement adaptée aux
« temps nouveaux »,
mais il y a quand même un peu de « Marinella », surtout
à la fin. Je me rappelle qu’à l’époque, quelqu’un l’avait
prise pour une vraie nouvelle ;
on voit qu’elle était entièrement plausible. Mala tempora
currunt. La « Gazette du Levant » et plus exactement, La
Gazette du Levant n’existe pas ;
ou mieux, elle existe partout. (rv)
Ils
l’appelaient Bouche de Rose, qui était – ainsi dit la « La
Gazette du Levant » la traduction exacte de son nom en langue
yoruba ;
Okôbwa Gblé. Débarquée clandestinement sur quelque improbable
côte italienne, sortie de quelque camion roumain ou ukrainien,
arrivée en avion du Nigeria avec quatre autres filles de même pas
vingt ans, avec les billets payés par l’habituel « on ne
sait pas qui ».
Que
leurs avaient-ils dit ? Il suffit de dire peu à une fille qui
vit dans une baraque de la périphérie de Lagos ; il suffit une
promesse vague, un travail, quelque chose à gagner pour une mère et
six frères et sœurs, dont quatre malades du SIDA. Une très belle
fille, de celles qui font tourner la tête ;
violée à onze ans et demi par un oncle petit « ras »
(chef) du bidonville. Il n’y a pas de quoi s’étonner ;
ça se passe aussi chez nous.
Et
le travail, elle l’a trouvé, Bouche de Rose; accueillie un métis
de ses compatriotes et d’« italiens », elle a été
affectée à sa zone. Elle lui plaisait même relativement bien :
un quartier de l’extrême périphérie du levant génois, de
Sant’Ilario, qui un temps était un village et maintenant se
confond avec les autres quartiers peuplés d’autoroutes au
cinquième étage des maisons, de viaducs et d’anciens clochers
coloriés qui paraissent vraiment des diamants dans le fumier.
Sur
la nouvelle allée d’accès au quartier, obtenu après tant
d’années grâce à la bataille de l’habituel comité civique
(présidé par le notaire, chevalier. Tiberio Deogratias, et du
principal du collège local
– je
ne se rappelle pas de son nom, mais qui était connu, assez
curieusement, comme « Moustache de Suif »), la fille
nigériane Okôbwa Gblé – les accents ne sont pas mis là par
hasard ; ils indiquent des « tons » précis de sa
langue compliquée
– semble
avoir obtenu immédiatement un grand « succès ».
Ensemble à d’autres compagnes de routes
– albanaises,
roumaines, sénégalaises – elle arrivait lorsque, d’été, il
faisait encore jour. Un travail comme un autre, se disait-elle. Mieux
que mourir de faim à la maison. Mieux que mourir du SIDA. Ici, tout
au moins, tous sont bien propres et mettent le préservatif. Le « Mal
d’Afrique », les blancs l’ont inventé, non ?
La
« Gazette
du Levant», comme tous les journaux locaux de ce monde, accorde
beaucoup d’importance aux « faits divers »;
on ne sait peut-être pas ceux qui sont authentiques et ceux inventés
de toutes pièces, mais il faut faire bouillir la soupe, et il
faut
aussi survivre à la concurrence impitoyable de GQC (Grand Quotidien
Citadin, de tendances philogouvernementales indépendamment du
Gouvernement). Il semble donc que, pour passer une demi-heure avec
Bouche de Rose, ils arrivaient même du centre et même de l’extrême
ponant. De Voltri et d’Arenzano, en somme ;
et, si vous connaissez Gênes, ça fait une belle trotte. Inutile de
dire, ensuite, que la population masculine de Sant’Ilario formait
souvent, entre onze heures et minuit, un petit engorgement sur le
boulevard. Parfois, il y avait la régulière descente de la Police
ou des Carabiniers, et puisque la fille était en attente d’un
permis de séjour, un commissaire maigre, qui était connu pour
séquestrer des valises de pendentifs, avait émises un permis
provisoire. Mais Bouche de Rose, ensuite, devait retourner à son
boulevard ; ceux de la bande pas étaient tendres avec celle qui
traînait.
Cette
histoire a une allure singulière ; quelqu’un, qui sait,
pourrait un jour nous écrire une chanson dessus (même si,
franchement, on ne voit pas actuellement qui pourrait). Sant’Ilario,
comme nous avons dit (et comme, d’autre part, particulièrement la
« Gazette du Levant »)
est un village pas fort urbanisé ; le résultat est qu’il vit
les problèmes de la grande ville et des périphéries dégradées
sans avoir perdu les caractères et les défauts du village. Vu que
maris, fiancés et amants de vingt à soixante ans démontraient
aimer s’entretenir un peu trop avec cette « sale nègre »
(ils e faisaient même depuis longtemps avec d’autres, mais on sent
bien que Bouche de Rose devait être légèrement plus belle que la
moyenne), les commères étaient compréhensiblement et visiblement
préoccupées. « Et s’il me revient à la maison avec le
SIDA, ce porc ? » « On devrait les rejeter toutes à
la mer ! »
« Maudites, qu’elles restent chez elles ! »
« Mon mari, je ne le touche même plus avec un doigt !
Il est infecté ! » « Mais comment c’est possible que
l’État et la Police ne fassent rien ? »
Que
rapporta la « Gazette du Levant » ;
voici un échantillon des phrases plus fréquentes qui s’entendirent
à une assemblée publique enflammée convoquée au cinéma « Odéon »
(ou « Métropolitan » ? « Gambrinus » ?
Bof.). Il fallait faire quelque chose ; en dehors du cinéma,
stationnait une petite foule, convoquée par la section de la Ligue
d’Action Populaire (un mouvement qui commençait à avoir quelque
succès même à niveau national). Il y avait des écriteaux jaunes
avec lettres noires (le jaune et noir sont les « couleurs
officielles » du mouvement) ;
quelqu’un disait « Dehors Bouche de Rose », ou bien
« Bocca de Rosa go home » ;
quelqu’un plus audacieux que les autres, mais certain d’interpréter
correctement les sentiments de la masse, s’était hasardé à
écrire « Dehors la sale nègre de Sant’Ilario ».
(Bien
entendu, diverses personnes qui manifestaient étaient habituellement
vues – entre onze heures et minuit sur le boulevard ; mais sur
ce détail, la « Gazette du Levant »
glisse légèrement). Comme dans toutes les assemblées du genre, on
n’arrivait cependant pas à une conclusion claire. Elle semblait
être l’habituelle manifestation de muscles qui se termine en queue
de poisson, lorsque, tout à coup, une vieille du quartier prit la
parole. Jamais mariée, sans enfant et – de l’avis unanime, laide
comme la faim [laide comme un pou, dit-on usuellement en français],
elle parla peu. Il y en avait qui continuaient à invoquer la Police
et l’État ;
elle, par contre, dit simplement que « nous devons y penser
tout seuls, et d’une manière définitive ». On la laissa
partir avec des ovations, comme disait Brassens dans le Mécréant.
La
nuit d’après – et ici la « Gazette du Levant» se fait
vague, parce qu’il y a une enquête en cours et le procureur
n’admet pas de fuites – il semble qu’une auto avec à bord
trois hommes se soit rendue à l’endroit où Bouche de Rose avait
coutume stationner en attente des clients. Enlevée avec la promesse
d’une substantielle compensation, la fille nigériane Okôbwa Gblé
de 19 ans, une clandestine en attente de régulariser son permis de
séjour, est emmenée sur un viaduc de l’autre côté de la ville.
Peut-être pressentit-elle quelque chose, peut-être non ; à un
certain moment, elle sortit un couteau de cuisine. Il y eut, comme on
lit toujours dans la gazette, un « bref corps-à-corps » ;
et il était forcé qu’il soit bref. Une fille seule contre trois
énergumènes. Elle en a même reconnu un ; c’était celui qui
demandait toujours un « pissing ».
Ils la prennent
de force. Elle est déjà assommée. Il est quatre heures du matin,
il n’y a pas une âme alentour. Quatre-vingts
mètres de vol ;
et personne ne l’a vue
voler.
L’a
trouvée, à sept heures et demi du matin, un garçon qui allait à
école ;
il a tout raconté la police ; mais à la « Gazette du
Levant», il ne voulut rien dire. Vous le comprendrez. Avez-vous
jamais vu quelqu’un qui est balancé de la moitié ou du tiers de
ces (80) mètres ? Moi oui, au moins une dizaine ; et je
vous assure que c’est un spectacle auquel on ne s’habitue jamais.
Plus on voit la mort, et moins on s’y habitue.
Donc,
adieu Bouche de Rose. Quelqu’un t’a fait un enterrement de
troisième catégorie, sans vierges aux premiers rangs. Tu as fini
dans un cimetière quelconque, avec ton nom et ton âge. Pas de
photo. La célèbre « pitié anonyme » de temps en temps
dépose une fleur sur ta tombe, qui d’ailleurs se fane rapidement.
Tu penses quelle affaire : un chanteur d’ici, tant d’années
avant, sur un fait du genre, nous avait vraiment écrit une chanson.
À propos d’une qui « s’était envolée au ciel sur une
étoile ». Malheureusement, ce chanteur est mort, il y a
quelques années ;
pour toi aucune chanson, aucune étoile. Tu ne t’es pas envolée au
ciel, mais seulement d’un viaduc dans une nuit sans lune.
Dialogue
Maïeutique
Ah,
Lucien l’âne mon ami toujours très porté sur les choses de
l’amour, tu vas aimer cette chanson. C’est une chanson d’amour,
c’est évident, mais une chanson qui relate un épisode de guerre,
tout aussi clair. Elle s’intitule Bouche de Rose.
Oh,
oh !,
dit Lucien l’âne en rougissant du bout des lèvres, voilà qui me
paraît passionnant et tout à fait dans mes préoccupations, moi
qui, comme tu le sais, suis ensorcelé et je
ne
pourrai retrouver mon apparence originelle que si j’arrive à
manger certaine rose. Peut-être, vais-je enfin la rencontrer ?
Mais que raconte au juste cette chanson et de qui est-elle ?
Dans
l’ordre : c’est une chanson de Fabrizio De André, grand
auteur-compositeur-interprète italien. On lui connaît plus d’une
centaine de chansons. Il est aussi connu comme celui qui a fait
connaître Georges Brassens au public italien. Cette chanson-ci,
Bouche de Rose est d’ailleurs à mon sens une chanson qui irait
très bien dans l’univers de Tonton Georges. Une sorte de variante
de Margoton, mais en plus explicite cependant. Je suis même à peu
près sûr de la filiation : on y retrouve les gendarmes, tous
les hommes de la commune, les femmes coalisées, jalouses et
rancunières contre la jeune et jolie bergère, qui plaît tant aux
hommes. C’est quasiment un archétype. D’ailleurs, va lire À
l’Est d’Eden du bon Steinbeck. Dans un certain sens, c’est une
critique féroce du groupisme, du panurgisme et du « Il faut
être comme tout le monde », qui est le fondement de tout
fascisme. Car à quoi crois-tu que sert la mode ?
Bien sûr, à développer le chiffre d’affaires de commerçants,
mais aussi et je pense même surtout à tenir le troupeau.
Nous
les ânes, on n’est pas trop portés sur le troupeau et moi qui te
parle, Marco Valdo M.I. mon ami, moi qui te parle, je serais plutôt
partisan de la mauvaise herbe.
Je
sais, je sais, je te connais assez, Lucien l’âne mon ami, pour
savoir que tu as – comme moi d’ailleurs et tonton Georges et
Fabrizio et Riccardo et Bouche de Rose et des millions d’autres
(heureusement !)
« mauvaise réputation ».
Comme
aurait dit Michel Simon à propos de sa gueule et il en avait une
fameuse et laide avec ça : « Mieux vaut avoir mauvaise
réputation que pas de réputation du tout ».
Donc,
je te disais une histoire de guerre, une dénonciation d’une forme
de guerre sournoise que les femmes de bien mènent contre les femmes
qui répandent le bien. Une guerre féroce, parfois même carrément
atroce dans laquelle on retrouve les pires coups tordus, jusque et y
compris le meurtre. La femme libre – tout comme l’homme libre,
d’ailleurs – est souvent mise au ban, reléguée en quarantaine,
écartée, puis, poursuivie, chassée – c’est le cas de Bouche de
Rose ou franchement poussée à la mort, c’est le cas de Clara la
pazza, celle qui ne pouvait dire que Houhou
!.
Alors,
dit Lucien l’âne, il n’y a pas que les hommes à être d’aussi
exécrables tueurs.
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
On
l’appelait Bouche de Rose,
Elle
mettait l’amour au-dessus de tout.
On
l’appelait Bouche de rose,
Elle
mettait l’amour par-dessus tout.
Dès
son arrivée à la gare
Du
village de Saint Hilaire,
Tous
s’aperçurent d’un regard
Qu’elle
n’avait rien d’un missionnaire.
Y
en a qui font l’amour par ennui,
Y
en a qui en font une profession,
Bouche
de Rose ni l’un ni l’autre :
Elle
le faisait par passion.
Car
la passion souvent conduit
À
satisfaire ses propres envies
Sans
chercher si le bien-aimé
A
le cœur libre ou est marié.
Il
fallut que cela un jour advienne
Bouche
de Rose s’attira
La
colère funeste des chiennes
Auxquelles
elle avait piqué leur plat.
Mais
les commères du village
Ne
brillaient pas par l’initiative ;
Leurs
répliques à cet outrage
Se
limitèrent à l’invective.
On
sait que les gens donnent de bons conseils
Discourant
comme Jésus au Temple ;
On
sait que les gens donnent de bons conseils
Quand
ils ne peuvent donner le mauvais exemple.
Ainsi
une vieille jamais mariée
Sans
enfant et sans désir,
S’efforça
avec plaisir,
De
donner à toutes le conseil approprié.
S’adressant
à ces cornues, elle dit
Sur
un ton sans réplique :
« Le
vol d’amour doit être puni
par
les autorités publiques ».
Elles
s’en allèrent trouver le commandant
Et
lui dirent sans barguigner :
« Cette
salope a déjà plus de clients
Que
tout un supermarché »
On
envoya quatre gendarmes
Avec
leur plumet, avec leur plumet,
On
envoya quatre gendarmes
Avec
leurs armes et leur plumet.
Le
cœur tendre n’est pas du métier
Que
pratiquent les carabiniers,
Mais
cette fois au train
Ils
l’emmenèrent sans trop d’entrain
Cette
nouvelle originale
N’eut
besoin d’aucun journal.
Comme
une flèche décochée,
Partout,
elle s’est envolée.
A
la gare, tous étaient là
Du
commandant au sacristain
À
la gare, tous étaient là
Les
yeux rouges, le chapeau à la main.
Pour
saluer celle qui
Sans
aucune prétention,
Pour
saluer celle qui
Importa
l’amour dans le canton.
Sur
le quai, on voyait une pancarte jaune
Avec
un écrit au mitant
Qui
disait : « Adieu Bouche de Rose
Avec
toi, s’en va le printemps ».
Et
à l’arrêt suivant, dans la gare
L’attendaient
plus de gens qu’à son départ
Celui-ci
lançait un baiser, celui-là une fleur
Ce
dernier la réservait pour deux heures.
Jusqu’au
curé qui ne déteste pas
Entre
un miserere et un Ave-maria
La
beauté sans concession
Qui
la voulut dans sa procession.
On
promena l’un menant l’autre, dans tout le pays,
Les
deux amours : le sacré et le mécréant.
Bouche
de Rose en surplis
Et
la Vierge au premier rang.