mardi 30 juin 2020

LA ROUTE

LA ROUTE



Version française – LA ROUTE – Marco Valdo M.I. – 2020
Chanson italienne – La stradaGoran Kuzminac – 2004






 
Coppi avait des ailes,
 on aurait dit qu’il volait.



Goran Kuzminac (Zenum, 1953Trento, 2018) est un auteur, chanteur, guitariste et médecin italien d’origine serbe.


Dialogue Maïeutique

« La route », dit Lucien l’âne, voilà un titre qui ouvre de grands horizons sur le monde. Dans une de ses chansons, Francis Lemarque l’a définie ainsi très bellement :

« La route est un long ruban
Qui défile qui défile
Et se perd à l’infini
Loin des villes, loin des villes »

Oui, Lucien l’âne mon ami, je la connais cette chanson ; elle a comme nom : « Les Routiers », elle était chantée aussi par Yves Montand, mais la route n’est pas seulement ce ruban, c’est une personne polymorphe et depuis que tu erres sur les chemins, tu dois en savoir quelque chose.

Bien sûr, répond Lucien l’âne, je n’ai pas arrêté de marcher depuis des centaines d’années et crois-moi, j’en ai vu des chemins et des routes. Mais que veux-tu dire avec une personne polymorphe ?

Je disais une personne polymorphe, Lucien l’âne mon ami, en référence à la chanson où la route est en effet « personnifiée », où elle a une vie propre. Comme la Guerre de Cent Mille Ans, elle a mille et mille visages et elle peut être considérée de mille et mille façons. On peut en faire toute une histoire et la replacer dans le temps parallèle au temps d’une personne particulière, un temps où elles ont une évolution contemporaine. C’est ce que fait ici Goran Kuzminac. La route qu’il évoque est celle d’un petit village d’une campagne d’un piémont quelque part en Italie. Cette petite route est racontée telle qu’elle est vue par son narrateur au long de sa vie et même avant : d’abord, les souvenances d’antan :

« Un temps y passaient les chars à bœufs fracassants
Quand, chargés de bois, ils descendaient lentement. »

Puis l’arrivée du fascisme : « D’un coup, l’obscurité tomba » ; puis, la guerre – la deuxième guerre mondiale et ensuite, l’évocation de la grande fête à la libération :

« Les jeeps des Alliés se sont avancées.
Les gens sortirent, c’était un véritable rucher.
Mais au lieu de miel, il y avait du vin pour trinquer. »

Et encore plus tard, les années d’après, la vie plus civile et plus libre qui reprenait son cours.

Oh là là, dit Lucien l’âne, quelle histoire !

Certes, reprend Marco Valdo M.I., mais ce n’est pas tout. La petite route est aussi le lieu des grands exploits des populaires chevaliers modernes que sont les coureurs cyclistes et l’épopée de ce héros quasiment mythique qu’est Fausto Angelino Coppi.

« Coppi avait des ailes, on aurait dit qu’il volait.
Salué par les applaudissements, il fut le premier à arriver
Et entretemps, encore sur la route, tous les autres de pédaler. »

Et de fait, dit Lucien l’âne, le « campionissimo » était un coureur hors norme, un homme aux chevauchées fantastiques – et je me demande toujours ce qui se passait dans sa tête durant ces moments d’immense solitude – au terme desquelles il laissait loin derrière les autres à pédaler sur la route quand lui-même était déjà rendu. Par exemple : à son premier Giro (1940), qu’il gagne, il finit seul l’étape Florence – Modène avec 3’45’’ d’avance ; Giro (1949) – Cuneo – Pignerolo avec 11’ 52’’ – seul pendant 192 km ; Giro del Veneto avec 8’ – seul pendant 170 km ; Milan – San Remo (1946) – avec 14’ d’écart. Sur 110 victoires, il termina 53 fois en solitaire.

Tu m’as l’air, Lucien l’âne, de bien connaître les histoires de courses cyclistes ; comment se fait-il ?

C’est tout simple, Marco Valdo M.I., j’y étais la plupart du temps, car en tant qu’âne, je me suis toujours intéressé à la route et quand je le pouvais, ma curiosité, un de mes plus forts traits de caractère, me poussait à aller voir passer ces monteurs d’ânes chinois.

Des ânes chinois !, demande Marco Valdo M.I., je vois que tu as des lettres.

Certes, dit Lucien l’âne, les ânes chinois sont une invention d’Alfred Jarry, par ailleurs, grand amateur de la bicyclette et père du Père Ubu, qui disait que les Chinois désignaient la bicyclette comme un petit âne mécanique qu’on tient par les oreilles et qu’on bourre de coups de pieds pour le faire avancer.

Au-delà de ces souvenirs cyclistes, dit Marco Valdo M.I., la route a continué à suivre la marche du progrès et du fameux bond en avant de l’Italie de l’après-guerre, un temps où on noya ses cailloux sous l’asphalte pour en faire un tapis noir pour les autos et les villégiateurs. Je te laisse la fin un peu mélancolique à découvrir.

Moi aussi, dit Lucien l’âne, il m’arrive d’avoir de petits coups de bleu et de me laisser reprendre par le passé, mais heureusement, ça finit par passer. Pour le reste, tissons le linceul de ce vieux monde mélancolique, héroïque, cycliste et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Un temps y passaient les chars à bœufs fracassants
Quand, chargés de bois, ils descendaient lentement.
Au lieu de cela, le dimanche, montaient les amants,
À la descente, les bœufs semblaient des ures d’antan.

Les vieux avec leur bâton regardaient
Sur le bord de la route, curieux et chuchotaient.

D’un coup, l’obscurité tomba et la guerre arriva.
La colonne avec ses conducteurs endormis s’ébranla ;
Sur la terre, les empreintes des chaussures sont restées.
Les jeeps des Alliés se sont avancées.

Les gens sortirent, c’était un véritable rucher.
Mais au lieu de miel, il y avait du vin pour trinquer.

Les premiers vélos, leurs pneus étaient vides.
Mais, les journaux le disent, ça allait vite
Sur les trous et les cailloux, les roues tournaient.
Coppi avait des ailes, on aurait dit qu’il volait.

Salué par les applaudissements, il fut le premier à arriver
Et entretemps, encore sur la route, tous les autres de pédaler.

Et le maire fut élu et les travaux commencèrent.
On y mit des lampadaires, le trafic augmentait.
Sur les côtés, on mettait des haies ; d’asphalte, on la couvrait.
On voyageait en autocar et c’était l’hiver.

Je rentrais de l’école et je restais là à m’ennuyer,
Car sur cette route, on ne pouvait jouer.

Je suis né sur la route, je la connais comme une sœur ;
Dans ma valise, j’emporte ma musique et mes chansons dans mon cœur.
Sur la route, on n’est jamais seul, on peut aussi partir
Et tant de fois, je l’ai fait, mais toujours pour revenir.

samedi 27 juin 2020

Le Cimetière




Le Cimetière

Chanson française – Le Cimetière – Marco Valdo M.I. – 2020

Scènes de la vie quotidienne au temps de la Guerre de Cent Mille Ans.
Histoire tirée du roman « Johnny et les Morts » – du moins de la traduction française de Patrick Couton de « Johnny and the Dead » de Terry Pratchett. (1995)


Allée du cimetière


Dialogue Maïeutique

Avant toute chose, dit Lucien l’âne, j’aimerais quand même que tu me dises ce qu’est un alderman, car ce sont les premiers mots de la chanson et c’est le premier personnage qui apparaît. J’aimerais donc que tu me dises ce que c’est ou du moins que tu m’en dises assez pour que je me fasse une idée.

Eh bien, Lucien l’âne mon ami, disons qu’un alderman est, dans les pays anglo-saxons, est une sorte de magistrat ou d’officier public municipal

Dans les pays anglo-saxons, dit Lucien l’âne, il me semble que souvent, les choses sont très différentes, tout en étant finalement assez semblables.

On peut dire les choses ainsi, reprend Marco Valdo M.I. et c’est nettement le cas, par exemple, en matière de circulation automobile, de poids et mesures, d’unités, de monnaie et même, et surtout peut-être, en matière de cuisine et de nourriture. Cependant, tu as raison, finalement, ça se ressemble. Donc, pour ce qui est de l’alderman, on retiendra que c’est un personnage important sur le plan local.

Maintenant, dit Lucien l’âne, qu’est-ce que c’est que cette histoire de cimetière ?

Ah, dit Marco Valdo M.I., si j’ai commencé cette série – car c’est une série – par le cimetière, c’est qu’il est le lieu et un des éléments centraux de cette anthologie, calquée – je ne le cache pas – sur celle de Spoon River d’Edgar Lee Masters et sur les chansons qu’en avait tirées Fabrizio De André et d’autres, à commencer par La Colline (La collina, o Dormono sulla collina) et les divers personnages : Juge (Un giudice), Médecin (Un Medico), Soldat (Harry Wilmans, il soldato - Mario Peragallo), Musicien (Il suonatore Jones) et Fou (Un matto). Ici, on commence par le cimetière et le premier « mort » : l’alderman. Je laisse le soin au temps (car il me faudra du temps pour les écrire) de dévoiler les nouvelles figures et le fond de l’affaire. Cependant, en voici le cadre : Johnny, le même garçon que dans Tuer ou ne pas Tuer, en raison du climat familial épouvantablement difficile au moment de la séparation de ses parents, se réfugie chez son grand-père – Papy. Il continue à aller à l’école mais par un raccourci qui traverse le cimetière et c’est là qu’il va entendre certains morts, puis qu’il va connaître une étrange aventure, qui met en émoi la petite ville de Blackbury, en pleine décrépitude avec ses commerces fermés, ses usines en ruines, du fait que la municipalité veut vendre le vieux cimetière à un groupe de promoteurs immobiliers. On y rencontre des « héros de la guerre », héros malgré eux, évidemment. On y viendra en son temps.

Quand j’y pense, dit Lucien l’âne, cette petite ville me semble subir le même destin que bien d’autres dans bien des pays. On prend, on utilise et puis, on jette.

Cependant, avant que tu conclues, Lucien l’âne mon ami, je voudrais donner encore une ou deux indications, d’abord, à propos de la grand-mère Mémé, femme du Papy, qui avait dû être placée (Alzheimer ?) dans un centre d’accueil pour personnes âgées au doux nom de « Rayon de Soleil » et son quotidien en tout pareil à tous ceux qui se retrouvent à finir la vie dans un mouroir :

« Au Rayon de Soleil, à presque cent ans,
Mémé, l’hiver dernier, est morte
En regardant la télé et la porte
En attendant le repas suivant. »

On avait déjà abordé cette question en parlant de la chanson de Patrick Font : « La Vieille » et celle de l’euthanasie dans « Euthanasiez-moi » avec cette mémé Wuillemin qui dit l’implacable vérité et sa revendication de liberté.

Oh, dit Lucien l’âne, je suis très impatient de connaître la suite de cette anthologie en gestation. Pour l’heure, tissons le linceul de ce vieux monde décrépit, âpre, avide, cupide et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



L’alderman Bowler, un homme sensé,
De toute sa vie, n’avait rien remarqué.
Johnny, lui, remarque plein de choses
Et voir les morts le rend tout chose.

Les gens normaux ignorent presque tout
Sauf les choses importantes, voyez-vous :
Se lever, se laver, déjeuner, aller aux toilettes,
Les gens normaux vivent ainsi ; rien ne les inquiète.

Tout le jour, Maman fume comme un pompier.
Las de crier, Papa est parti.
Les choses vont peut-être s’arranger.
Johnny s’est installé chez Papy.

Pour aller à l’école le matin et revenir le soir,
Le long du canal, il prend le sentier,
Traverse le cimetière par-derrière le crématoire :
Ça raccourcit le chemin de moitié.

Un vieux cimetière peuplé de freux, de hiboux,
De mulots, de rats, de chats et de renards.
Un chouette endroit sympa, avec un sous-sol où
Les squelettes sourient dans le noir.

Au Rayon de Soleil, à presque cent ans,
Mémé, l’hiver dernier, est morte
En regardant la télé et la porte
En attendant le repas suivant.

Le cimetière est une vraie ville
Entre l’avenue du Sud et l’allée du Nord,
Il y a une placette, une sorte de centre-ville
Avec ses mausolées des riches morts.

Sur le marbre en lettres de bronze terni,
Alderman Thomas Bowler,
Pro bono publico, c’est écrit.
Johnny frappe à la porte en fer.

Oui, dit l’alderman, c’est pourquoi ?
Vous êtes mort ? Certainement !
En mil-neuf-cent-six, par là.
Un très bel enterrement, vraiment.

Comment tu t’appelles, mon jeune ami ?
Johnny. Comment c’est d’être mort ?
Bof, parfois, on s’ennuie très fort.
Passe quand tu veux, je ne bouge pas d’ici.

jeudi 25 juin 2020

NOS FEMMES


NOS FEMMES


Version française – NOS FEMMES – Marco Valdo M.I.2020
d’après la traduction italienne de Riccardo Gullotta
d’une chanson turque KadınlarımızŞanar Yurdatapan – 2016
Poème : Nâzım Hikmet
Musique : Şanar Yurdatapan
Interprétée par : Melike Demirağ
Album : 79 Yılında




FEMME D'ANATOLIE
Ali Demir 1974





ŞANAR YURDATAPAN


Şanar Yurdatapan est un auteur compositeur et porte-parole de l’Initiative pour la Liberté d’Expression en Turquie – un organisme sans but lucratif, sans comité exécutif et sans aucune structure juridique qui se définit lui-même comme étant un « un mouvement de désobéissance civile qui enfreint les règles anti-démocratiques ».
Né à Susurluk en 1941, Yurdatapan est devenu actif en politique dans les années 1960, quand il rejoint le Parti travailliste turc. Dans les années 1970, il est devenu célèbre pour ses compositions de musique pop. En 1980, Yurdatapan et son (ex)-femme Melike Demirağ étaient contraints à l’exil pour plus de 11 ans. En 1982, il enregistre « Songs of Freedom from Turkey : Behind Prison Bars » (New York : Folkways Records, [1982] ℗1982) – Chansons de la Turquie pour la liberté : derrière les barreaux de la prison » contenant les chansons : Elleriniz = Your hands – Tes Mains ; Kadinlarimiz = Our women – Nos Femmes ; Bu memleket bizim = This land is ours – Ce pays est à nous ; Pervane ile isik = The moth and the light – La mouche et la lampe -- Saz -- Hasret = Longing – Désir ; Kurban = Beloved – Aimé ; Ninni = Lullaby – Berceuse ;-- Savas türküsü = War song – Chanson de guerre ; Elele = Hand in hand – Main dans la main.


En 1995, le célèbre romancier Yaşar Kemal fut inculpé pour un article paru dans le journal Der Spiegel sur l’oppression de la population kurde en Turquie. Cette situation poussa Yurdatapan et d’autres militants à monter une forme unique de désobéissance civile. Plus de 1000 intellectuels, dont Kemal, ont apposé leurs noms en tant qu’éditeurs d’un livre contenant des textes interdits. Ils ont informé de leur « crime » le procureur général de l’État. Un dossier collectif a été ouvert contre 185 d’entre eux.
En 2003, Yurdatapan, qui s’identifie comme athée, et Abdurrahman Dilipak, un théologien de l’Islam, ont publié ensemble « Opposites: Side by Side » (Des opposés : côte à côte). Divisé en deux parties, ce livre donne aux deux auteurs l’opportunité de discuter de sujets controversés comme le genre, la foi, les droits humains et le fondamentalisme.
L’approche novatrice de Yurdatapan pour la défense de la liberté d’expression ne s’arrête pas là. En 2014, lui et ses collègues ont fondé le Musée des crimes de la pensée, un projet de campagne numérique qui documente les violations de la libre expression en Turquie. L’espace numérique permet aux visiteurs de naviguer dans les couloirs comme un touriste dans un musée réel. Ils peuvent voir le bureau du Procureur général de l’État, marcher à l’intérieur d’une représentation réaliste d’une salle d’audience de la Turquie et en apprendre davantage sur la façon dont la loi turque a été conçue en vue d’étouffer la liberté de la presse.
En 2017, Yurdatapan a été condamné avec sursis à 15 mois pour avoir été « éditeur d’un jour » du quotidien kurde Özgür Gündem. En avril 2018, les accusations de « propagande terroriste » portées contre lui ont été abandonnées.
Depuis fin de 2019, Yurdatapan présente “What’s Goin’ On?”, une émission vidéo mensuelle pour le compte d’Initiative for Freedom of Expression – Turquie, dans laquelle des journalistes et des militants discutent de l’évolution récente de la situation des droits humains en Turquie.

NAZIM HIKMET

Nazim Hikmet est connu pour ses poèmes d’amour, mais il a écrit des chefs-d’œuvre épiques traduits tardivement, originaux dans leur forme et leur contenu. Son Épopée de la Guerre d’Indépendance (Kurtuluş Savaşı Destanı) a été publiée en 1965. Suivie de Paysages humains de mon pays natal (Memleketimden İnsan Manzaraları), l’histoire de la société turque entre 1920-1940. À cause de l’interdiction qui frappait l’auteur, elle fut publiée après sa mort en 1968. L’ouvrage se développe en 5 livres. Le premier livre décrit les histoires de vie de gens ordinaires dans le train d’Istanbul à Ankara. Le second décrit les passagers d’un train de luxe sur le même trajet : ce sont des bourgeois, des commerçants, des politiciens, des fonctionnaires. Dans le troisième, les gens sont dans des chambres à l’hôpital et à la prison. Dans le quatrième, il décrit les militants en exil en Union soviétique et en France. Dans le cinquième, il décrit la guerre et le climat répressif de la société turque.


LA CHANSON : KADINLARIMIZ

« Kadınlarımız / L’Histoire de nos femmes » est un hymne aux femmes passé sous silence, à l’exception des érudits de la littérature turque du XXe siècle. Il le serait resté s’il n’avait pas été transposé en musique par cette figure singulière de musicien, intellectuel et activiste de Şanar Yurdatapan qui, malgré son âge et son passé, a continué à perturber le régime autocratique turc.
L’introduction qui ne fait pas partie de la chanson permet de mieux situer la chanson. Il s’agit d’un bref dialogue entre le serveur Mustafa, le maître et le chef de la voiture-restaurant de l’Anatolia Express. Mustafa est chargé de lire les exploits de la guerre d’indépendance turque.
On voit, on accompagne, on salue avec inquiétude ce cortège de pauvres paysannes sur des chars à bœufs avec des enfants qui dorment au clair de lune. Elles marchent par une chaude nuit d’août. Elles portent des vivres et des munitions aux soldats turcs, épuisés par des années de guerre, de la 1ère guerre mondiale contre les Anglais et à la suite, contre les Alliés, pas rassasiés d’avoir pris possession des territoires ottomans du Moyen-Orient. Hikmet en quelques lignes inoubliables retrace le visage et la vie de ce peuple de femmes qui ont renoncé à tout sauf à leur dignité, même au prix de leur vie.



Il était 12h10 dans le wagon-restaurant de l’Anatolia Express.
Trois personnes étaient restées dans la voiture :
Le serveur Mustafa, le maître d’hôtel et le chef Mahmut Asher.
Ils s’
assirent à la première table,
Où le dignitaire s’était assis une heure avant.
Les nappes blanches avaient disparu
Et les lampes rouges avaient été éteinte;
Maintenant, seuls restaient de vieux abat-jour.
Ça sentait le bar abandonné.
Et le serveur Mustafa
Lut son épopée :
« AOÛT 1922 »
Et
« L’HISTOIRE DE NOS FEMMES »
Et
« LES ORDRES DU 6 AOÛT … » 
A demandé le chef Mahmut Asher :
« Est-ce là que nous avons arrêté ? »
« Oui.
Nous avons lu en dernier l’histoire de Mustafa Suphi et de ses compagnons,
Et cette section est la suivante ».
« Très bien, alors, lis. »
« Je suis en train de lire :

L’HISTOIRE DE NOS FEMMES

Les chars à bœufs roulaient sous la lune.
Les chars à bœufs roulaient d’Akşehir à Afyon.
La plaine était si vaste
Et les montagnes si loin dans l’espace,
Qu’il semblait qu’ils n’atteindraient jamais
Leur destination.
Les chars à bœufs avançaient sur des roues en chêne massif,
Les premières roues qui ont jamais tourné
Sous la lune.
Les bœufs appartenaient à un monde
En miniature,
Enfantin et nain
Sous la lune,
Et la lumière jouait sur leurs cornes abîmées et maladives
Et la terre coulait
Sous leurs pieds,
Terre
Et encore terre.
La nuit était lumineuse et chaude,
Et dans leurs lits de bois sur des chars à bœufs
Les obus bleu foncé gisent nus.
Et les femmes
Cachaient leurs regards à l’une l’autre
Tandis qu’elles regardaient les bœufs morts
Et les ornières des convois passés…
Et les femmes,
Nos femmes
Avec leurs merveilleuses mains bénies,
Leurs petits esprits pointus et leurs grands yeux,
Nos mères, nos amoureuses, nos épouses,
Qui meurent sans avoir jamais vécu,
Qui mangent à nos tables
Après les bœufs,
Que nous raptons et emmenons dans les collines
Et nous allons en prison pour cela,
Qui récoltent des céréales, coupent le tabac, coupent le bois et troquent sur les marchés,
Que nous exploitons pour nos charrues,
Qui, avec leurs cloches et leurs pesants flancs ondulés
Se soumettent à nous dans les bergeries
Au scintillement des couteaux plantés dans le sol.
Les femmes,
Nos femmes,
Cheminaient à présent sous la lune
derrière les chars à bœufs et les munitions
Avec la même facilité
Et l’habituelle fatigue des femmes
Traînant des gerbes aux oreilles ambrées jusqu’à l’aire.
Et leurs enfants au cou émacié
Dormaient sur l’acier des obus de 155
Et les chars à bœufs avançaient sous la lune…
D’Akşehir vers Afyon.

lundi 22 juin 2020

La grande Chanson



 
 

La grande Chanson


Chanson française – La grande Chanson – Marco Valdo M.I. – 2020

LA NOBLE CABALE 1

La noble Cabale ou « La grande chanson de Maître François contant les aventures horrifiques du géant Gargantua et de Pantagruel, le roi des Dispodes. » Chanson en multiples épisodes, en français de ce XXIe siècle, tirée de l’œuvre complet de François Rabelais, selon l’édition « Rabelais. Œuvres complètes », éditée et translatée par Guy Demerson, publiée au Seuil à Paris en 1973, 1020 p. Interprétée de bout en bout par Lucien l’âne en duo avec Marco Valdo M.I.








Dialogue Maïeutique

La grande chanson, marmonne Lucien l’âne, je me demande ce qu’un pareil titre peut signifier. C’est assez flou comme dénomination. Par exemple, en quoi une chanson peut-elle être grande ? Ou petite d’ailleurs ?

En effet, répond Marco Valdo. Une chanson peut être grande ou petite (ce qui est la même chose, finalement) de toutes sortes de façons : par la longueur ou par sa réputation. Ici, dans un premier temps, ce sont les deux sens qui s’imposent et expliquer ça. Comme tu le sais, j’ai toujours considéré la chanson comme un genre poétique, littéraire et bien sûr, musical – même si, la plupart du temps, les musiciens sont en retard ou carrément, absents.

Sur ce point, je pense, dit Lucien l’âne, que tu as raison et de façon générale, la chanson est un art et sans doute constitue-t-elle l’art lyrique, entendu – c’est le cas de le dire – comme l’art de ce qui se raconte par la voix soutenue par une cadence, éventuellement par un bâton frappé au sol, par la lyre ou n’importe quel instrument ou groupe d’instruments. On peut affiner cette définition, mais elle est fondamentale. Il est temps de rendre à la chanson toutes ses dimensions et de la libérer de l’ostracisme qui frappe une grande partie d’entre elle et qui réserve la dimension d’art au seul lyrisme élitiste parqué dans ses genres et ses institutions, c’est-à-dire la musique classique, l’opéra, le chant, etc.

En somme, dit Marco Valdo M.I., c’est comme si on réduisait la marche à la marche olympique, au défilé militaire ou aux processions. C’est absurde, mais c’est pourtant ce qui en est pour la chanson.

Ensuite, dit Lucien l’âne, elle peut – être grande ou petite par sa dimension : quelques syllabes ou des milliers de vers. L’Iliade et l’Odyssée en sont de fameuses illustrations et comme on le sait aussi, sont divisées en une série de chants. Et puis, comme on l’a déjà dit, on pourrait fondre l’entièreté des chansons des Chansons contre la Guerre (CCG) en une seule énorme œuvre polyphonique.

Soit, dit Marco Valdo M.I., arrêtons ici cette discussion théorique pour en revenir à cette chanson-ci – « La grande Chanson », car comme pour Dachau Express, les Histoires d’Allemagne, Les Histoires lévianes, la Geste de Till, les Lettres de Prison, l’Arlequin amoureux et tout récemment, quelques histoires albanaises, elle sera composée d’une série de chansons qui toutes ensemble la constitueront. Combien il y en aura, je ne le sais pas.

Avec toutes ces digressions, dit Lucien l’âne, je ne sais toujours pas de quoi elle parle, ni ce qu’elle va raconter.

Évidemment, Lucien l’âne mon ami, et c’est normal, car je ne le sais pas moi-même. Je ne sais ni le nombre, ni le contenu de ce qui sera. Les seules choses que je peux assurément en dire, c’est que ce grand récit sera la transposition de l’œuvre de François Rabelais, du grand œuvre de Maître François, qui vécut à la même époque que Till (1500-1550) :
— Pantagruel Roy des Dipsodes, restitué à son naturel, avec ses faictz et prouesses espouventables, composez par feu M. Alcofrybas abstracteur de quinte essence ;
— La vie treshorrificque du grand Gargantua, père de Pantagruel, jadis composee par M. Alcofribas abstracteur de quinte essence. Livre plein de Pantagruelisme ;
— Tiers Livre des faitz et dictz Heroïques du noble Pantagruel, composez par M. Franç. Rabelais docteur en Medicine ;
— Le Quart Livre des faicts et dits Heroïques du bon Pantagruel. Composé par M. François Rabelais ;
— Le cinsquiesme et dernier livre des faicts et dicts Heroïques du bon Pantagruel, composé par M. François Rabelais, docteur en Medecine.
Un grand œuvre forcément réduit, forcément décomposé, forcément recomposé pour se mettre à vivre sous la forme de ma chanson nouvelle. Mais ce que je sais également surtout pas, c’est si j’arriverai à le faire. Je suis l’ancien navigateur partant pour un supposé tour du monde, je suis le voyageur à pied, simple piéton itinérant, vagabond vaguant sur la vague des plaines au piémont d’une formidable chaîne de montagnes qu’il ne connaît que par sa réputation, par les on-dits d’autres trimardeurs, d’autres explorateurs. C’est ma manière de lire une œuvre que sans cela – à l’exception notable de Laurence Sterne, d’Alexandre Vialatte et d’autres encore, je me serais contenté de survoler.

En somme, dit Lucien l’âne, il s’agit de la lire la plume à la main en tentant d’en donner une image de ta composition. En cela, rassure-toi, c’est ce que font les artistes, nombre de créateurs et dans tous les arts. C’est d’ailleurs cet usage de l’extelligence, de la culture accumulée, de l’accumulation culturelle, du savoir partageable qui fait l’humaine nation. Aucun artiste ne travaille « ex nihilo » et même les premiers mots, les premiers pas d’enfant sont inspirés des mots et des pas de l’entourage. On puise tous dans la manne commune.

Comme il s’agit de la première chanson de la série, Lucien l’âne mon ami, je réserve d’autres commentaires auxquels je pense ou que j’aurais oubliés pour d’autres dialogues. Ainsi, je te parlerai de Rabelais au fur et à mesure du périple. Cependant, un dernier mot avant de te laisser conclure, je veux attirer ton attention sur deux vers d’où vient le titre générique : « La noble Cabale », car il énonce en quelque sorte le sens de ce détour rabelaisien :

« Œuvrant ainsi pour la noble cabale
Des frères humains fuyant en cavale »

Oh, dit Lucien l’âne, c’est fort bien ce titre générique et je suis tout prêt à y contribuer moi aussi à cette noble cabale. Pour le reste, j’attendrai ce qu’il faudra pour saisir l’ensemble dans son ensemble. Alors, à présent, tissons le linceul de ce vieux monde raisonneur, rigolard, philosophe, épouvantable et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Si pour mêler profit avec douceur,
On met à haut prix la chanson, son auteur
Prisé sera, de cela soyez sûrs.
Je le sais, car selon ma comprenure,
Cette chanson, de si plaisante figure,
Est d’une utilité si certaine,
M’est avis que me voilà nouveau Démocrite,
Riant les faits de notre vie humaine.
Persévérant, et, si on n’en reconnaît le mérite
L’aura viendra une prochaine semaine.

Illustres et valeurs champions,
Recevez mes gentilles salutations.
Vous avez vu, lu et su naguère
Entrecroisant racontars et ritournelles,
Mille et mille chansons contre la guerre,
Susurrées à d’aimables demoiselles,
À chaque soir une nouvelle,
Vous les avez connues si belles,
Laissant pour ce faire de côté,
En grand oubli, les soucis du métier.

Sans laisser divaguer l’esprit
Jusqu’en fin tenir en tête ce récit,
Même si devaient disparaître les sites
Ou les livres, la voix reporterait ce chant
Aux enfants aux guerres survivants,
Gagnant les plus grands des mérites,
Œuvrant ainsi pour la noble cabale
Des frères humains fuyant en cavale
Cataclysmes, éruptions, pandémies,
Disette, sécheresse, massacres et tueries.