La
Madeleine aux figuiers
Lettre
de prison 4
Canzone
léviane – La Madeleine aux figuiers – Marco Valdo M.I. – 2019
27
mars 1934
La
Madeleine aux figuiers
|
Dialogue
Maïeutique
Jusqu’ici,
dit Marco Valdo M.I., j’avais oublié de préciser la date de
chacune de ces lettres. Ainsi, pour réparer cet oubli, je précise
que la première lettre, Le
Fils emprisonné, était du 17 mars 1934, la deuxième, Le
Vent souffle, du 22 mars 1934 et la troisième,
Les Araignées rouges, du 23 mars 1934. Le printemps du
calendrier qui tombe régulièrement le 21 mars était arrivé
entretemps.
Que
tout ça est banal, commente Lucien l’âne.
C’est
mon impression aussi, répond Marco Valdo M.I. ; c’est aussi
l’impression du prisonnier, car la vie en prison est une longue
monotonie. C’était déjà mon impression quand j’avais traduit,
il y a des années déjà, le livre de Carlo Levi et à nouveau,
quand j’ai fait ces chansons, il y a tout juste un an. Cependant,
toutes ces banalités mises bout à bout font une histoire dense,
complexe et pour moi, vraiment intrigante et intéressante. Il suffit
de les décrypter. Pour qui sait lire
entre les lignes, qui a la patience du prisonnier, la même patience
que le prisonnier qui lui va
devoir patienter des heures et des jours, des semaines et des mois et
certains, des années pour découvrir sa propre histoire lentement,
comme goutte à goutte. De ce point de vue, l’emprisonnement est
véritablement un supplice chinois. J’avais d’ailleurs ressenti
la même impression quand j’avais traduit le livre consacré par
Piero Tognoli reprenant des lettres de Marco
Camenisch, un livre intitulé « Achtung Banditen ! ».
La prison est une épreuve de patience et de lenteur. Cela dit et
pour
quand même avancer, je te propose de pratiquer comme pour les
lettres précédentes et d’examiner celle-ci de façon détaillée
pour faire ressortir ce qui n’apparaît pas immédiatement
au lecteur trop pressé.
Eh
bien, d’accord, Marco Valdo M.I. mon ami. Jusqu’ici, à mes yeux
du moins, la méthode a donné de bons résultats. Il faut donc
persévérer.
Lors
donc, Lucien l’âne mon ami, dans le premier quintil – je
rappelle qu’un quintil est une strophe de cinq vers, utilisé par
les conteurs de la chanson de geste et aussi, certaines fois par
l’apothicaire et médecin Nostradamus pour certaines de ses
divagations prémonitoires. On était alors au siècle de Till. Mais
revenons à la canzone et à son premier quintil, où le néophyte de
la prison qu’est Carlo Levi se confronte à cette situation
inhabituelle : c’est la première fois que Carlo Levi séjourne
en prison ; c’en sont même les premiers jours. Avec ce
« Et
pour moi qui ai une conscience »,
qui
est un peu son « Je pense donc je suis », il installe les
termes de la confrontation entre lui et le pouvoir fasciste. C’est
l’affirmation tranquille de sa volonté de résister aux événements
et au pouvoir, d’être, et donc, d’exister et singulièrement,
d’être soi-même, volonté essentielle quand on est ainsi mis dans
la solitude. Être avec soi-même, c’est déjà être deux.
Je
connais ça, dit Lucien l’âne, on se sent moins seul quand on est
à deux.
C’est
le secret de l’ermite, continue Marco Valdo M.I., il n’arrête
pas de se parler.
Passons
au deuxième de ces énigmatiques quintils, si tu veux bien, Marco
Valdo M.I. mon ami, car on ne va pas y passer l’hiver.
N’empêche,
je voudrais quand même encore dire que réduire la prison à un jeu
de patience, c’est, une façon de lui ôter une grande partie de sa
capacité d’effroi. Maintenant, comme tu me l’as suggéré,
Lucien l’âne mon ami, j’en viens au deuxième qui est de la même
veine : la prison vue comme une auberge accueillante, ce qu’elle
est – elle nourrit et héberge :
« Ici,
on m’offre la nourriture,
On
prend soin de moi. »
Et
comme un internat ou dans une famille nombreuse, ce qu’elle est
aussi :
« On
croirait être en enfance.
La
nuit, ça tousse, ça soupire
Comme
à la maison, le fait papa. »
De
cette manière, Carlo Levi bâtit toute une ambiance, rassurante pour
ses proches et assez ironique pour ses persécuteurs. Puis, le reste
de la chanson est consacré à affirmer l’incongruité de son
enfermement, dont il ne sait même pas les raisons et son innocence,
« Quant
au pourquoi je suis ici,
Je
n’entends que des bruits. »
prouvée
par sa qualité et ses préoccupations d’artiste et par
« S’il
est encore temps
Pour
la Biennale de Venise où on m’attend,
Il
faut envoyer les tableaux :
La
Madeleine aux figuiers, absolument. »
À
propos de cette Madeleine, dit Lucien l’âne, je vois qu’elle
donne le titre au tableau. Y a-t-il une raison particulière ?
Pas
spécialement, Lucien l’âne mon ami, sauf qu’il faut qu’il
fallait bien choisir un titre. Enfin, pour ce qui est de ces messages
qu’on peut supposer dans ces lettres, je pense que Carlo Levi
demande expressément de contacter le photographe Beccaria et aussi,
de prévenir ses amis peintres – au moins, le groupe des Six de
Turin – un groupe de peintres qui s’était créé autour de
Felice Casorati, traçant le portrait d’un art anticonformiste,
antiacadémique, volontairement européiste en opposition au
futurisme, nationaliste, autarcique et rhétorique très apprécié
des fascistes modernistes. Le groupe des Six avec sa peinture était
aux antipodes de la doxa du régime au point de faire scandale
lorsqu’ils exposaient tant à Turin qu’à Rome. D’où
d’ailleurs, l’insistance de Carlo Levi emprisonné de voir ses
tableaux présentés à la Biennale de Venise. Ainsi, l’air de
rien, même en prison, Levi continue à affirmer son statut
artistique et à mener le combat libertaire y compris au travers de
son travail de peintre.
Eh
bien, conclut Lucien l’âne, je pense que tu pourrais nous en dire
énormément plus sur ce sujet, mais sans y reviendra-t-on. En
attendant tissons le linceul de ce vieux monde pompier, futuriste,
académique, classique et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Mon
truc à moi, c’est l’optimisme
Mâtiné
de solide réalisme ;
Et
pour moi qui ai une conscience,
La
prison est un délicieux anachronisme ;
Elle
se réduit à un jeu de patience.
Ici,
on m’offre la nourriture,
On
prend soin de moi.
On
croirait être en enfance.
La
nuit, ça tousse, ça soupire
Comme
à la maison, le fait papa.
De
ces jours indéfinis de ma peine,
Proust
aurait fait toute une madeleine ;
Je
me contenterai d’un biscuit.
Quant
au pourquoi je suis ici,
Je
n’entends que des bruits.
S’il
est encore temps
Pour
la Biennale de Venise où on m’attend,
Il
faut envoyer les tableaux :
La
Madeleine aux figuiers, absolument
Et
le portrait de Riccardo.
Le
paysage aux caroubiers,
La
colline aux oiseaux,
Le
portrait de Paola – bien encadré,
La
pinède avec un peu de ciel en haut :
En
tout, au moins cinq tableaux.
À
chaque tableau, son verre ;
Les
photographier aussi, c’est important :
Il
faut contacter Beccaria, le photographe.
Pour
les cadres, maman,
Il
faut demander aux amis peintres.