mercredi 16 janvier 2019

La Madeleine aux figuiers

La Madeleine aux figuiers

Lettre de prison 4
Canzone léviane – La Madeleine aux figuiers – Marco Valdo M.I. – 2019
27 mars 1934




La Madeleine aux figuiers




Dialogue Maïeutique



Jusqu’ici, dit Marco Valdo M.I., j’avais oublié de préciser la date de chacune de ces lettres. Ainsi, pour réparer cet oubli, je précise que la première lettre, Le Fils emprisonné, était du 17 mars 1934, la deuxième, Le Vent souffle, du 22 mars 1934 et la troisième, Les Araignées rouges, du 23 mars 1934. Le printemps du calendrier qui tombe régulièrement le 21 mars était arrivé entretemps.

Que tout ça est banal, commente Lucien l’âne.

C’est mon impression aussi, répond Marco Valdo M.I. ; c’est aussi l’impression du prisonnier, car la vie en prison est une longue monotonie. C’était déjà mon impression quand j’avais traduit, il y a des années déjà, le livre de Carlo Levi et à nouveau, quand j’ai fait ces chansons, il y a tout juste un an. Cependant, toutes ces banalités mises bout à bout font une histoire dense, complexe et pour moi, vraiment intrigante et intéressante. Il suffit de les décrypter. Pour qui sait lire entre les lignes, qui a la patience du prisonnier, la même patience que le prisonnier qui lui va devoir patienter des heures et des jours, des semaines et des mois et certains, des années pour découvrir sa propre histoire lentement, comme goutte à goutte. De ce point de vue, l’emprisonnement est véritablement un supplice chinois. J’avais d’ailleurs ressenti la même impression quand j’avais traduit le livre consacré par Piero Tognoli reprenant des lettres de Marco Camenisch, un livre intitulé « Achtung Banditen ! ». La prison est une épreuve de patience et de lenteur. Cela dit et pour quand même avancer, je te propose de pratiquer comme pour les lettres précédentes et d’examiner celle-ci de façon détaillée pour faire ressortir ce qui n’apparaît pas immédiatement au lecteur trop pressé.

Eh bien, d’accord, Marco Valdo M.I. mon ami. Jusqu’ici, à mes yeux du moins, la méthode a donné de bons résultats. Il faut donc persévérer.

Lors donc, Lucien l’âne mon ami, dans le premier quintil – je rappelle qu’un quintil est une strophe de cinq vers, utilisé par les conteurs de la chanson de geste et aussi, certaines fois par l’apothicaire et médecin Nostradamus pour certaines de ses divagations prémonitoires. On était alors au siècle de Till. Mais revenons à la canzone et à son premier quintil, où le néophyte de la prison qu’est Carlo Levi se confronte à cette situation inhabituelle : c’est la première fois que Carlo Levi séjourne en prison ; c’en sont même les premiers jours. Avec ce

« Et pour moi qui ai une conscience »,

qui est un peu son « Je pense donc je suis », il installe les termes de la confrontation entre lui et le pouvoir fasciste. C’est l’affirmation tranquille de sa volonté de résister aux événements et au pouvoir, d’être, et donc, d’exister et singulièrement, d’être soi-même, volonté essentielle quand on est ainsi mis dans la solitude. Être avec soi-même, c’est déjà être deux.

Je connais ça, dit Lucien l’âne, on se sent moins seul quand on est à deux.

C’est le secret de l’ermite, continue Marco Valdo M.I., il n’arrête pas de se parler.

Passons au deuxième de ces énigmatiques quintils, si tu veux bien, Marco Valdo M.I. mon ami, car on ne va pas y passer l’hiver.

N’empêche, je voudrais quand même encore dire que réduire la prison à un jeu de patience, c’est, une façon de lui ôter une grande partie de sa capacité d’effroi. Maintenant, comme tu me l’as suggéré, Lucien l’âne mon ami, j’en viens au deuxième qui est de la même veine : la prison vue comme une auberge accueillante, ce qu’elle est – elle nourrit et héberge :

« Ici, on m’offre la nourriture,
On prend soin de moi. »

Et comme un internat ou dans une famille nombreuse, ce qu’elle est aussi :

« On croirait être en enfance.
La nuit, ça tousse, ça soupire
Comme à la maison, le fait papa. »

De cette manière, Carlo Levi bâtit toute une ambiance, rassurante pour ses proches et assez ironique pour ses persécuteurs. Puis, le reste de la chanson est consacré à affirmer l’incongruité de son enfermement, dont il ne sait même pas les raisons et son innocence,

« Quant au pourquoi je suis ici,
Je n’entends que des bruits. »

prouvée par sa qualité et ses préoccupations d’artiste et par

« S’il est encore temps
Pour la Biennale de Venise où on m’attend,
Il faut envoyer les tableaux :
La Madeleine aux figuiers, absolument. »

À propos de cette Madeleine, dit Lucien l’âne, je vois qu’elle donne le titre au tableau. Y a-t-il une raison particulière ?

Pas spécialement, Lucien l’âne mon ami, sauf qu’il faut qu’il fallait bien choisir un titre. Enfin, pour ce qui est de ces messages qu’on peut supposer dans ces lettres, je pense que Carlo Levi demande expressément de contacter le photographe Beccaria et aussi, de prévenir ses amis peintres – au moins, le groupe des Six de Turin – un groupe de peintres qui s’était créé autour de Felice Casorati, traçant le portrait d’un art anticonformiste, antiacadémique, volontairement européiste en opposition au futurisme, nationaliste, autarcique et rhétorique très apprécié des fascistes modernistes. Le groupe des Six avec sa peinture était aux antipodes de la doxa du régime au point de faire scandale lorsqu’ils exposaient tant à Turin qu’à Rome. D’où d’ailleurs, l’insistance de Carlo Levi emprisonné de voir ses tableaux présentés à la Biennale de Venise. Ainsi, l’air de rien, même en prison, Levi continue à affirmer son statut artistique et à mener le combat libertaire y compris au travers de son travail de peintre.

Eh bien, conclut Lucien l’âne, je pense que tu pourrais nous en dire énormément plus sur ce sujet, mais sans y reviendra-t-on. En attendant tissons le linceul de ce vieux monde pompier, futuriste, académique, classique et cacochyme.


Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane 



Mon truc à moi, c’est l’optimisme
Mâtiné de solide réalisme ;
Et pour moi qui ai une conscience,
La prison est un délicieux anachronisme ;
Elle se réduit à un jeu de patience.

Ici, on m’offre la nourriture,
On prend soin de moi.
On croirait être en enfance.
La nuit, ça tousse, ça soupire
Comme à la maison, le fait papa.

De ces jours indéfinis de ma peine,
Proust aurait fait toute une madeleine ;
Je me contenterai d’un biscuit.
Quant au pourquoi je suis ici,
Je n’entends que des bruits.

S’il est encore temps
Pour la Biennale de Venise où on m’attend,
Il faut envoyer les tableaux :
La Madeleine aux figuiers, absolument
Et le portrait de Riccardo.

Le paysage aux caroubiers,
La colline aux oiseaux,
Le portrait de Paola – bien encadré,
La pinède avec un peu de ciel en haut :
En tout, au moins cinq tableaux.

À chaque tableau, son verre ;
Les photographier aussi, c’est important :
Il faut contacter Beccaria, le photographe.
Pour les cadres, maman,
Il faut demander aux amis peintres.