mardi 30 octobre 2018

Planter Café


Planter Café


Chanson française – Planter CaféYves Montand – 1956 (à Moscou) – 1958 (disque)
Texte : Eddy Marnay
Musique : Emil Stern










Dialogue Maïeutique

Voici, Lucien l’âne mon ami, une chanson qui aurait pu rester dans les limbes discographiques, si je n’étais pas tombé dessus par hasard. Comme tu t’en es sûrement déjà aperçu, le répertoire d’Yves Montand est très vaste et très divers et ce n’est pas là un hasard, car Montand était un chanteur-interprète (comédien, militant politique, « french lover » et plein d’autres choses aussi) ; il n’écrivait pas ses chansons et ne jouait pas d’un instrument particulier, en scène en tout cas. De ce fait, il recourait à des textes et des compositions d’autres créateurs. Cependant avant d’aller plus avant, il me faut souligner qu’au sein de ce répertoire d’inspiration éclectique, cette chanson ressort par son aspect – à mon sens faussement – bonenfant et en dépit de quoi je trouve que c’est une bonne chanson.

J’espère bien, dit Lucien l’âne. De toute façon, ce n’était pas la peine de le préciser, car j’imagine que tu n’insères pas ce que tu considères comme une mauvaise chanson ou alors, tu en donnerais les raisons. Mais voyons celle-ci.

En apparence, dit Marco Valdo M.I., il s’agit d’une chanson du genre exotique comme pouvait en chanter Henri Salvador ; notamment, tiens, Je ne peux pas travailler .

« Monsieur Jean le commerçant qui a des plantations
Me dit "Jules, viens donc chez nous, faut cueillir le coton"

Mais


Je peux pas travailler courbé
J’ai les doigts de pieds recourbés
Je peux pas travailler penché
Ma colonne veut pas se plier. »

Mais en apparence seulement, car celle-ci évoque un ouvrier, un manœuvre qui plante le café et elle se passe dès lors forcément dans un pays tropical et l'image est celle d’un travailleur que le travail rebute. C’est une représentation folklorique des ouvriers (esclaves ?) agricoles au Brésil (par exemple), pays grand producteur de café ; un pays rongé et ravagé par une classe moyenne phagocytaire et fascisante, fascinée par l’ambition et la richesse des riches. Une chanson avec son poids d’ironie et une bonne dose de second degré dans l’interprétation. Mais sur le fond, elle croise une autre chanson française où il est question de planter du café où les réalités apparaissent mieux. Sans doute, te souviens-tu de cette chanson de Maurice Dulac intitulée : « Dis à ton fils !» et particulièrement de la dernière strophe :

« Tu vois, ton fils n’est pas rentré,
Les soldats nous l’ont tué.
- Je sais bien qu’il n’est pas mort pour rien,
Nous serons libres demain.
- Mais demain, il va falloir se lever.
- Je sais bien, il faut planter le café. »


On peut y ajouter le « Duerme, negrito » de l’Argentin Atahualpa Yupanqui, auteur d’origine amérindienne.

« Dors dors Negrito
Ta maman est au champ
Negrito

Travaillant,
Travaillant durement,
Travaillant si,
Travaillant en deuil,
Travaillant si,
Travaillant en toussant,
Travaillant si,
Travaillant et pas payée
Travaillant si,
Pour le Negrito tout petit
Pour son Negrito, oui. »

Ces conditions de travail et de vie indécentes, dit Lucien l’âne, que l’on fait subir aux somari sont exactement celles que depuis toujours les hommes imposent aux ânes. Pour comprendre ça, je suggère d’aller voir aussi du côté de Rocco Scotellaro et par exemple : « Noi non ci bagneremo »

« Nous, nous ne nous baignerons pas sur les plages
Nous, nous irons faucher
Et le soleil nous cuira comme la croûte du pain. »

Enfin, nous, nous tissons – tels les canuts :

« Mais notre règne arrivera
Quand votre règne finira :
Nous tisserons le linceul du vieux monde,
Car on entend déjà la révolte qui gronde. »

– le linceul de ce vieux monde lourd, pesant, écrasant et cacochyme.


Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Planter café,
C’est pas pour les gens fragiles ;
Il n’y a qu’à se baisser,
Mais c’est ça qui est difficile.

Fait chaud l’été,
Le soleil pèse des tonnes ;
Il se fait porter,
Mais c’est trop pour un seul homme.
Moi, déjà j’ai mal au bras
Quand je pense qu’il faudra :
Cueillir café
Quand la fleur tombe des branches
Et mélanger la semaine et les dimanches

Le patron dira
Ce qu’il voudra :
Mon sommeil, il est à moi.
Porter café
Jusqu’au ventre des navires :
Il n’y a qu’à grimper
Et faire semblant de sourire.

Rêver café,
Je ne connais rien de pire
Pour m’énerver :
Ça m’empêche de dormir.

Ton métier contre le mien,
Mais surtout je te préviens :

Planter café,
C’est pas pour les gens fragiles :
Il n’y a qu’à se baisser
Mais c’est ça qui est difficile
Difficile, difficile…
Difficile…