LE MERDOMÈTRE
(ou Patron, ne vous fâchez pas)
Chanson italienne – Signor padrone non si arrabbi (Il merdometro) – Dario Fo – 1966
Chaîne de montage Ford 1913 |
Quand,
en 1966, Dario Fo écrivit pour "Ci ragiono e canto", le
spectacle de chansons populaires préparé avec l’Istituto Ernesto
De Martino, Cesare Bermani et Franco Coggiola, son "Merdometro"
voulait faire certainement paraître paradoxal, quoique pas trop :
les temps ont toujours été comptés pour le montage, et il est
certain que le "paradoxe" de cette chanson ne s’est
jamais résolu au détriment de la chaîne. La réalité, comme
toujours, dépasse la fiction ; et ainsi, par exemple chez
Esselunga, il est arrivé et avéré (suite à une controverse
syndicale) que la direction empêchait les employés de quitter
pendant deux minutes les caisses ou les comptoirs de nourriture, de
viande et de poisson pour se rendre aux toilettes pour faire un
besoin. Bref, ils ont été forcés de se retenir ou, comme
alternative, de se faire dessus. Le temps de travail n’admet pas de
dérogations. [AiL]
Dialogue
Maïeutique
Je
me demande, dit Lucien l’âne, ce que peut être ce merdomètre qui
est le titre de cette chanson. Est-ce une personne comme par exemple
l’est le géomètre ou alors, est-ce un instrument comme peuvent
l’être le thermomètre, le décamètre, l’odomètre,
l’odontomètre, le calorimètre, le voltmètre, le pantomètre
ou le tachymètre ? Pour
le poète, j’offrirai le pentamètre ou l’hexamètre. Ainsi, face
à ce merdomètre, tu me vois assez perplexe.
Assez
perplexe, Lucien l’âne mon ami, mais quand même également fort
lucide, car tu as bien perçu que ce merdomètre pourrait être une
personne ou une chose, plus proprement un instrument. Et même
puisque tu cites le décamètre, ce pourrait être une unité de
mesure comme
c’est le cas du
décamètre, du
centimètre,
du
décimètre,
tous
dérivés du mètre.
Quand
je pense, Marco Valdo M.I. mon ami, au thermomètre et à certain
endroit où, selon un usage longuement établi, on le glisse, je
trouve qu’il entretient un certain lien de parenté avec le
merdomètre.
Et
moi, dit Marco Valdo
M.I.,
j’ai
en tête qu’il faudrait aussi inventer le copromètre de façon à
différencier l’instrument de mesure de la densité et de la
consistance de la « matière », rôle dévolu au
merdomètre de l’instrument de mesure du volume et de la quantité
de la « matière ». Cependant, il ne s’agit pas d’une
chose ou d’un instrument, mais bien d’une personne qui mesure la
durée employée à la production excrémentielle par une autre
personne humaine. Car, vous les ânes, vus pouvez vous soulager en
marchant et donc en travaillant, sans que la chose ne vous handicape
ou ne vous dérange. Pour l’humain, c’est pas pareil. Du moins,
l’humain et chez nous et de nos jours se doit d’entourer toutes
ces activités d’un voile de protection ou de discrétion.
Marco
Valdo M.I., en voilà assez sur cette matière ; je pense et
j’espère que la chanson dit d’autres choses et j’aimerais que
tu me les précises un peu. Que vient faire un « Patron »
dans cette affaire ?
Le
merdomètre, tout simplement, Lucien l’âne mon ami ;
d’ailleurs,
on aurait pu écrire le merdomaître.
Le
merdomètre, c’est lui en personne qui a l’honneur de ce nouveau
mot, créé spécialement à son usage. Une désignation qui signifie
qu’il persécute ses ouvriers, ceux affectés à la chaîne de
fabrication. Ne
me demande pas ce qu’ils pouvaient bien fabriquer, je n’en sais
rien et ce n’est pas dit dans la chanson. Cependant, retiens ceci
que le
merdomètre est une des conséquences du taylorisme, un sous-produit
de la recherche à tout prix de l’efficience ou
de sa version soviétique qu’était le stakhanovisme.
Entre
parenthèses, demande Lucien l’âne en souriant, je pose
officiellement la question de savoir si le glorieux héros Aleksei
Stakhanov arrêtait son effort titanesque pour des considérations
aussi futiles ou bien, comme les soldats qui montent à l’assaut,
faisait-il tout simplement dans son caleçon ?
C’est
une excellente question, Lucien l’âne mon ami, mais là aussi, je
n’en sais rien. Pour te résumer l’histoire en restant dans le
ton qui convient, ce patron reproche à ses ouvriers de passer du
temps aux toilettes et menace de sanctionner ces manquements au
règlement d’atelier ; bref, il les fait chier au point que
tout le personnel finit par en avoir plein le cul.
S’ils
continuent comme ça, dit Lucien l’âne, ils vont tous – ouvriers
et patron – se retrouver dans la merde. Il vaudrait mieux qu’ils
trouvent une solution équitable pour évacuer ces difficultés et
reprendre détendus la vie commune en chantant en chœur, ce joyeux
refrain bien de chez nous :
« Pompons
la merde, pompons-la gaiement… »
Quant
à nous, tissons le linceul de ce vieux monde merdique, excrémentiel,
coprophage et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Patron,
ne vous fâchez pas,
Mais
je voudrais aller
aux toilettes.
– Vous
y êtes allé
avant-hier,
Vous
voulez y aller tous les jours,
Vous
voulez vraiment me ruiner,
Vous
ralentissez la chaîne ! -
– Patron,
je vous promets
Que
dès demain, je n’irai plus,
Je
ne mangerai que du bouillon
Et
je ferai seulement
pipi, ici. -
– Allez,
mais dépêchez-vous, trois minutes,
Comme
c’est écrit dans votre contrat,
On
ne fume pas dans les toilettes,
On
ne lit pas dans les toilettes,
Il
y a un périscope qui vous vit.
Six
secondes pour y arriver,
Trois
secondes pour se déshabiller,
Trois
secondes pour s’asseoir,
Arrive
le patron pour vous presser.
Il
ne vous reste qu’à vous dépêcher.
Trois
secondes pour se lever.
Trois
secondes pour se rhabiller.
Avec
de la chance, tu peux te laver,
Et
courir au travail tout de suite.
…On
n’en
peut
plus,
On
n’en peut
plus…