CHAQUE JOUR
Version
française – CHAQUE JOUR – Marco Valdo M.I. – 2016
Cette
chanson, Lucien l’âne mon ami, m’a demandé beaucoup de temps,
car j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour établir ma
version française – celle qui me permet de comprendre.
De
comprendre ? Je ne te comprends pas, Marco Valdo M.I. mon ami.
Dois-je comprendre qu’au départ, tu ne comprends pas ?
En
effet, Lucien l’âne mon ami, c’est bien ça. Je te rappelle –
je sais parfaitement que tu le sais, mais il y a d’autres qui
peuvent ne pas savoir – je te rappelle donc que hormis le français,
je ne connais aucune langue et que si je « traduis »,
c’est pour comprendre ce qui s’offre à mon regard comme un
rébus. Passons sur le fait qu’à la longue, les choses sont plus
faciles et que je finis quand même par pouvoir déchiffrer plus
aisément certaines langues. L’italien, par exemple. De là à dire
que je connais vraiment la langue de Carlo Levi, il y a de la marge.
Soit.
J’imagine, Marco Valdo M.I., que les choses se présentent ainsi :
devant toi, il y a un texte que tu ne comprends pas ou que tu ne
saisis pas complètement.
C’est
exactement le cas. Donc, c’est de faire la version française qui
me permet de comprendre ce que j’ai devant moi. J’insiste sur le
faire, sur ce travail particulier, sur cette manipulation des mots et
des idées et des sensations et de certaines intuitions ; vue
ainsi, la « traduction » est une recréation. Je ne pars
donc pas d’une « science » préalable que
j’appliquerais à ce qui est là donné, mais bien de mon
« ignorance » pour m’éclairer – moi, tout le premier
– quant au sens de ce que je découvre ainsi et pour assurer mon
savoir nouveau, je lui donne une forme, je le transforme en un objet
qui me satisfait. Avant d’en terminer avec ces considérations
personnelles, je voudrais revenir un instant sur la question de la
rime. Question, à mes yeux, essentielle en ce qu’elle est
intimement liée à la musicalité du texte poétique. Verlaine ne
critiquait la rime que pour mieux la magnifier. La rime, c’est le
bâton du poète ; elle l’aide à marcher. Cependant, en qui
me concerne, elle a un autre rôle, c’est qu'elle contraint à
réfléchir le texte, à en reconstituer une image dans un autre
miroir, à le soumettre à certaines torsions particulières, à le
plier dans tous les sens et à chercher des mots, à tourner les
phrases.
En
somme, dit Lucien l’âne, si j’ai bien suivi, la rime force à
donner place à la forme ; elle contraint à l’esthétique de
la pensée poétique.
Elle
force, elle forge, elle martèle ; mais l’art du sculpteur –
de bois, de pierre, de marbre ou de phrases, peu importe – impose
de marteler. Ingeborg Bachmann, poétesse autrichienne de langue
allemande, elle forgeait différemment.
J’aimerais,
dit Lucien l’âne en souriant, Marco Valdo M.I. mon ami, que tu me
parles un peu de cette poétesse et puis aussi, de cette chanson.
C’est
ce que je comptais bien faire, mais cette introduction était
nécessaire, précisément, car il s’agissait d’un poème
d’Ingeborg Bachmann, laquelle menait un combat littéraire assez
éloigné de la forme de la chanson telle que je la pratique –
forme qui se réclame de l’aède aveugle et nécessite le
martèlement du récit. Par ailleurs, il s’agit aussi de tisser,
comme tu le sais.
Tisser
et marteler, tisseur et marteleur, ce pourrait être une définition
du poète, du chanteur de la langue. Peu importe la langue,
d’ailleurs. Il me plaît de penser cela, dit Lucien l’âne. Mais,
je t’en prie, continue.
J’en
viens à Ingeborg Bachmann qui est une étoile apparue dans le ciel
trop sombre de l’après-Reich. Ce n’est pas un hasard si elle
s’est mêlée au Gruppe 47 (groupe 47), lequel – dès 1947 –
s’employa à redonner une littérature à l’univers de langue
allemande et une littérature allemande à la littérature mondiale.
Et
il y est arrivé, dit Lucien l’âne.
Et
comment !, poursuit Marco Valdo M.I. Dans ce groupe 47, on
retrouve à peu près tout ce qui compte d’écrivains de langue
allemande de la seconde moitié du siècle dernier, dont bien sûr,
Günter Grass, notre guide dans ces histoires d’Allemagne. Pour les
autres, je préfère ne citer personne, car la liste est vraiment
longue et j’avoue mon ignorance, car je connais assez peu la
plupart de ces auteurs.
Donc,
Ingeborg Bachmann a écrit ce « Alle Tage » – « Chaque
jour ». « Chaque jour » : d’abord, est-ce
bien ce qu’elle voulait dire ? Aurait-elle préféré
« Quotidien », comme je l’ai pensé ? Je ne le
saurai jamais. Quand je l’ai eu mise en forme, « Chaque
jour » m’a stupéfié en ce que cette chanson est celle de la
quotidienneté de la lutte et de la résistance aux ordres. Elle
m’est apparue comme familière, comme si Ingeborg Bachmann avait
écrit le vade-mecum de la Guerre de Cent Mille Ans.
Mais,
c’est chronologiquement impossible, dit Lucien l’âne en roulant
des yeux comme des spirales lumineuses. « Alle Tage » a
été écrit environ soixante ans avant la première ligne de la
Guerre
de Cent Mille Ans
.
Oh,
je le sais, dit Marco Valdo M.I. Je le sais que c’est anachronique,
mais je considère quand même « Alle Tage » ainsi ou
comme une glose. À moins que ce ne soit l’inverse, évidemment.
Voilà tout.
Voilà
tout, dis-tu, Marco Valdo M.I. mon ami. Ce tout n’est pas rien et
il me plonge dans un abîme de réflexion qui ne me déplaît pas.
Cependant, il nous faut, nous aussi, comme Ingeborg Bachmann le fit
toute sa vie, tisser le linceul de ce vieux monde si peu poétique,
plat, stupide et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
La
guerre ne sera plus déclarée,
Elle
est seulement continuée.
L’inouï
est devenu quotidien.
Le
héros se terre dans un coin.
Le
faible est envoyé à la bataille.
La
patience est l’uniforme de l’heure.
La
décoration, la pauvre étoile,
Espoir
au-dessus des cœurs.
On
l’attribuera
Quand
plus rien n’arrivera,
Quand
le feu roulant se taira,
Quand
l’ennemi disparaîtra,
Et
l’ombre de la protection éternelle
Alors
couvrira le ciel.
On
l’attribuera aussitôt
Pour
la débandade des drapeaux,
Pour
la bravoure face à l’ami,
Pour
la révélation des secrets interdits,
Pour
la résistance
À
tous les ordres.