vendredi 5 avril 2019

Retour en Cellule


Retour en Cellule


Lettre de prison 18
18 mai 1935 (16/V/34)



 
Le délateur :

Dino Segre, alias Pitigrilli





 


Dialogue Maïeutique

Mettons immédiatement au clair, Lucien l’âne mon ami, ce titre étrange de « Retour en Cellule ». En fait de mystère, l’étrangeté se dissout quand on regarde de plus près la date équivoque de cette lettre de prison et qu’on remarque tut d’un coup qu’une année a soudain disparu. Elle s’est perdue en ville, à Turin, dans le studio du peintre Levi, Piazza Vittorio Veneto, au cinquième étage. C’est là qu’on est revenu chercher le Dr. Levi pour le ramener aux Nuove, à peu près un an jour pour jour après sa précédente libération. Le peintre avait passé ce temps à travailler à ses toiles, à faire des portraits, là dans une grande salle qui avait été à la fin du siècle précédent l’atelier du peintre Lorenzo Delleani. C’était une autre génération, c’était un autre temps, c’était une autre peinture. Et ce retour en cellule, c’est une autre année, une nouvelle incarcération.

Oh, Marco Valdo M.I. mon ami, tu ne m’avais rien dit quand Carlo Levi avait été libéré.

Certes, Lucien l’âne mon ami, mais j’aurais bien eu du mal à le faire. La précédente série de lettres s’arrêtait sans autre explication – et pour cause, au début mai 1934. Et comme on peut le voir, le prisonnier Levi semble reprendre un continuum d’existence carcérale à peine interrompu. Il date d’ailleurs lapidairement son premier courrier du 16.V.34, par inadvertance. C’est le cachet de la censure et celui de la poste qui permettent de rectifier ce lapsus litterae. Évidemment, toue cette impression tient au fait qu’on ne retient ici que les lettres de prison. Cependant, ce recommencement ne saurait désarçonner un prisonnier si expérimenté. En quelque sorte, on doit supposer – et pour ce que j’en sais par ailleurs, ce fut vraiment le cas – que le Dr. Levi s’attendait à être à nouveau arrêté du fait notamment que la résistance au fascisme était fort surveillée et infiltrée par des mouchards, choses inévitables dans un régime policier. En l’occurrence la branche turinoise de G & L (Giustizia e Libertà) fort active, était espionnée – depuis plus de dix ans, notamment par le faux opposant, mais vrai délateur, Dino Segre, alias Pitigrilli. On a retrouvé sa trace dans les dossiers de la police politique du régime : « Segre Dino (SOS, Pitigrilli, Piti, Pindaro, Pilli, Pericle), fu David e di Lucia Ellena, nato a Torino il 5 maggio 1893, domiciliato a Torino in via Peschiera 28, scrittore pubblicista ». Carlo Levi fera publier le 15 septembre 1945 par les éditions d’Italia Libera les rapports que Pitigrilli avait envoyés aux services de police fascistes. Le-dit Pitigrilli dut fuir en Argentine et ne revint en Europe, vivant à Paris et rentrant parfois en Italie, à la chute de Peron pour finir ses jours converti au catholicisme et fervent admirateur de Padre Pio. Cependant, concernant le rôle exact de Carlo Levi dans la résistance, l’espion n’a jamais pu véritablement l’identifier. À propos de Pitigrilli, la notice Wikipedia en françaishttps://fr.wikipedia.org/wiki/Pitigrilli, curieusement nettement plus fournie que celle en italien, écrit : « Ayant réussi à s'infiltrer complètement à l’intérieur de Giustizia e Libertà, il alla jusqu'à produire des articles pour la publication du groupe, en les signant d'un faux nom, non sans en avoir prudemment avisé au préalable ses patrons à Rome. Chargé en outre de la surveillance des antifascistes juifs, il rencontra souvent, à Turin, Alberto Levi et Vittorio Foa. À partir de la mi-1934, Pitigrilli s’attacha à découvrir le cerveau derrière l’antifascisme turinois, et crut d’abord que ce devait être Luigi Einaudi ; lorsqu’il se trouva en présence du vrai chef des antifascistes turinois, le peintre et écrivain Carlo Levi, il fut cependant incapable de le reconnaître comme tel, même s’il eut l’intuition que derrière ce personnage se tenait « un monde silencieux et vigilant ». L’agent numéro 343 de l'OVRA décrivit le comité de rédaction de La Cultura comme « une aiguille aimantée sur laquelle se ramasse toute la limaille de fer de l’antifascisme turinois ».

Merci, Marco Valdo M.I., me voilà renseigné quant au « Retour en Cellule ». Cette histoire de notice Wikipedia tronquée en italien me fait penser que certains voudraient là-bas protéger ce protégé de Padre Pio ou empêcher de faire connaître ses méfaits ? Juste une suggestion : un de nos amis italiens des CCG ne pourrait-il pas traduire cette notice française en italien de façon à faire paraître en Italie ce qu’était vraiment ce « monsieur » ? Maintenant, qu’en est-il de la canzone elle-même, quel est son ton, quel est son thème ? Et puis, faire connaître le court-métrage italien L'intellettuale e la spia. Il caso Pitigrilli (https://www.youtube.com/watch?v=3YaSW0A5Yso).

Avec « Retour en Cellule », dit Marco Valdo M.I., on reprend où le temps de la prison s’était suspendu. Comme on le verra, les choses ont peu changé. Carlo Levi ne sait toujours pas beaucoup plus des raisons de son incarcération. Pour le reste, il retrouve les mêmes habitudes, les mêmes nuages dans le ciel, les mêmes bruits, les mêmes gardiens, les mêmes heures à attendre le repas. La seule grande nouveauté, c’est qu’il a changé de cellule et de côté de la prison, ce qui fait qu’au lieu d’être éveillé par le soleil qui entre dans sa cellule, il doit attendre l’heure de son coucher. Et comme il le dit, à cela, il n’y a rien à faire.

De fait, dit Lucien l’âne, le soleil se lève à l’Orient et se couche à l’Occident ; mais au lieu de clairs matins, il a de belles soirées. Il ne nous reste plus qu’à tisser le linceul de ce vieux monde répétitif, monotone, répressif, surveillé et cacochyme.

Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Voici à nouveau le soleil
Encore incertain après les pluies
Et le bleu du ciel
Toujours plaisant à travers les grilles
De mon séjour officiel.

Je retrouve ces nuages blancs
Qui passent et repassent
Comme à présent le temps
Lentement se tasse,
Égrenant le nouveau printemps.

Revoici les bruits vibrants
Des avions invisibles tout là-haut ;
Revoici les battements clinquants
Des maillets et des marteaux
Rythmant de mêmes instants.

Ceux de l’autre année,
De ces longues heures passées
À guetter le repas de midi,
À mesurer l’insondable après-midi
Qui s’étire vers une autre nuit.

De ma cellule de l’an passé,
Je voyais l’aube venir
Se poser sur mon oreiller.
Le soleil entrait me tenir
Compagnie et me réchauffer.

Cette fois, au contraire,
Il me faut me contenter
D’un matin qui se désespère
Et du soleil à son coucher.
À cela, il n’y a rien à faire.