Confiné
pour confiné
Lettre
de prison 37
15
juillet 1935
Dialogue
Maïeutique
Moi,
dit Lucien l’âne, je me demande ce qui se passait à ce moment-là,
au moment où le prisonnier politique Carlo Levi écrivait cette
lettre à sa mère.
C’est
une excellente réflexion, Lucien l’âne mon ami, car le prisonnier
non plus n’en sait pas grand-chose. Rappelle-toi que les seules
personnes qu’il rencontre et à qui il pourrait parler sont les
gardiens et les policiers qui l’interrogent et qui, cela va de soi,
ne lui disent pas grand-chose. Reste la lecture, mais les seules
lectures qu’il peut avoir, ce sont les lettres de sa famille –
« Huit
jours déjà,
Huit
jours que je ne reçois pas
Vos
nouvelles lettres. »
qui
n’arrivent plus, les livres anciens de la bibliothèque et les
gazettes sportives. Et encore, pour ces dernières, je ne suis pas
que dans sa nouvelle prison, il les reçoive encore. C’est la
conséquence d’un isolement voulu par l’Autorité ; ici, la
police politique fasciste. L’isolement et l’absence de nouvelles
visent à couper le prisonnier du reste du monde.
Sans
doute, Marco Valdo M.I., s’agit-il de le déforcer, de l’affaiblir,
de lui faire ressentir un sentiment, une sensation d’abandon et lui
imposer une perte des repères temporels et relationnels. Il s’agit
aussi de lui instiller l’impression de sa propre néantisation. Il
ne reçoit plus rien de l’extérieur, il n’entend plus rien de
l’extérieur, il ne voit plus rien de l’extérieur. On l’incite
à penser que l’extérieur ne le connaît plus. Avec un tel système
de torture mentale et psychologique, on peut faire très mal ;
on peut tuer des gens sans jamais afficher de violence manifeste. On
crée des morts-vivants, des sortes de zombies agonisant lentement.
Évidemment, les effets se font sentir progressivement – au début.
Tout dépend aussi de la capacité de résistance du prisonnier –
mais je pense que pour Carlo Levi, la résistance était une qualité
intrinsèque ; il fais it partie de ceux qui face au fascisme
avaient comme devise : Ora e sempre : Resistenza !
Mais quand même, que raconte cette lettre ?
Eh
bien, Lucien l’âne mon ami, outre le bilan de sa situation passée
et actuelle du prisonnier, elle fait part de la grande nouvelle :
le « tribunal » a statué sur son sort. Le Dr. Levi est
condamné au confinement.
« On
arrive enfin
Au
bout de la procédure.
Je
n’en voyais pas la fin.
On
m’envoie aux confins »
D’un
certain côté, dit Lucien l’âne, c’est un soulagement ; il
sort de l’incertitude de son sort, qui était une source de tracas.
En
effet, répond Marco Valdo M.I., il est fixé pour les temps à
venir. Au moins, pour les temps proches. De plus, il va quand même
sortir de l’atmosphère délétère de la cellule et sans doute,
va-t-il trouver une certaine autonomie de mouvement et mieux encore,
il va pouvoir se remettre à la création picturale, il va pouvoir
peindre. Il s’y projette déjà :
« Il
me faut
Des
couleurs, la grande palette, des pinceaux,
Des
toiles, de quoi faire mes tableaux. »
Ce
sont là de bonnes nouvelles, finalement, conclut Lucien l’âne,
car comme d’autres – Gaetano
Bresci ou Antonio Gramsci, par exemple, on aurait pu le garder au
trou jusqu’à la porte de l’agonie ou jusqu’à ce que mort
s’ensuive. Pour le reste, tissons, nous aussi, le linceul de ce
vieux monde étouffant, mortel, confiné et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Deux
mois déjà,
Deux
mois entiers
Sont
passés
Depuis
le matin froid
Où
on m’a arrêté.
Huit
jours déjà,
Huit
jours que je ne reçois pas
Vos
nouvelles lettres.
On
ne sait jamais pourquoi
Elles
traînent d’un bureau à l’autre.
On
arrive enfin
Au
bout de la procédure.
Je
n’en voyais pas la fin.
On
m’envoie aux confins ;
C’est
une mesure très dure.
Confiné
pour confiné,
J’ai
demandé
À
être placé
Dans
une commune
Où
je pourrai faire de la peinture.
Je
suis invité à la Biennale de Venise.
Pour
combien de tableaux ? Je ne sais.
J’aimerais
une salle particulière.
Je
la remplirais sans difficulté,
Je
ne manque pas de matière.
Pour
aller en relégation
Et
même pour rentrer à la maison,
Il
me faut
Des
couleurs, la grande palette, des pinceaux,
Des
toiles, de quoi faire mes tableaux.