jeudi 18 juillet 2019

Confiné pour confiné


Confiné pour confiné


Lettre de prison 37
15 juillet 1935







Dialogue Maïeutique

Moi, dit Lucien l’âne, je me demande ce qui se passait à ce moment-là, au moment où le prisonnier politique Carlo Levi écrivait cette lettre à sa mère.

C’est une excellente réflexion, Lucien l’âne mon ami, car le prisonnier non plus n’en sait pas grand-chose. Rappelle-toi que les seules personnes qu’il rencontre et à qui il pourrait parler sont les gardiens et les policiers qui l’interrogent et qui, cela va de soi, ne lui disent pas grand-chose. Reste la lecture, mais les seules lectures qu’il peut avoir, ce sont les lettres de sa famille –

« Huit jours déjà,
Huit jours que je ne reçois pas
Vos nouvelles lettres. »

qui n’arrivent plus, les livres anciens de la bibliothèque et les gazettes sportives. Et encore, pour ces dernières, je ne suis pas que dans sa nouvelle prison, il les reçoive encore. C’est la conséquence d’un isolement voulu par l’Autorité ; ici, la police politique fasciste. L’isolement et l’absence de nouvelles visent à couper le prisonnier du reste du monde.

Sans doute, Marco Valdo M.I., s’agit-il de le déforcer, de l’affaiblir, de lui faire ressentir un sentiment, une sensation d’abandon et lui imposer une perte des repères temporels et relationnels. Il s’agit aussi de lui instiller l’impression de sa propre néantisation. Il ne reçoit plus rien de l’extérieur, il n’entend plus rien de l’extérieur, il ne voit plus rien de l’extérieur. On l’incite à penser que l’extérieur ne le connaît plus. Avec un tel système de torture mentale et psychologique, on peut faire très mal ; on peut tuer des gens sans jamais afficher de violence manifeste. On crée des morts-vivants, des sortes de zombies agonisant lentement. Évidemment, les effets se font sentir progressivement – au début. Tout dépend aussi de la capacité de résistance du prisonnier – mais je pense que pour Carlo Levi, la résistance était une qualité intrinsèque ; il fais it partie de ceux qui face au fascisme avaient comme devise : Ora e sempre : Resistenza ! Mais quand même, que raconte cette lettre ?

Eh bien, Lucien l’âne mon ami, outre le bilan de sa situation passée et actuelle du prisonnier, elle fait part de la grande nouvelle : le « tribunal » a statué sur son sort. Le Dr. Levi est condamné au confinement.

« On arrive enfin
Au bout de la procédure.
Je n’en voyais pas la fin.
On m’envoie aux confins »

D’un certain côté, dit Lucien l’âne, c’est un soulagement ; il sort de l’incertitude de son sort, qui était une source de tracas.

En effet, répond Marco Valdo M.I., il est fixé pour les temps à venir. Au moins, pour les temps proches. De plus, il va quand même sortir de l’atmosphère délétère de la cellule et sans doute, va-t-il trouver une certaine autonomie de mouvement et mieux encore, il va pouvoir se remettre à la création picturale, il va pouvoir peindre. Il s’y projette déjà :

« Il me faut
Des couleurs, la grande palette, des pinceaux,
Des toiles, de quoi faire mes tableaux. »


Ce sont là de bonnes nouvelles, finalement, conclut Lucien l’âne, car comme d’autres – Gaetano Bresci ou Antonio Gramsci, par exemple, on aurait pu le garder au trou jusqu’à la porte de l’agonie ou jusqu’à ce que mort s’ensuive. Pour le reste, tissons, nous aussi, le linceul de ce vieux monde étouffant, mortel, confiné et cacochyme.


Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Deux mois déjà,
Deux mois entiers
Sont passés
Depuis le matin froid
Où on m’a arrêté.

Huit jours déjà,
Huit jours que je ne reçois pas
Vos nouvelles lettres.
On ne sait jamais pourquoi
Elles traînent d’un bureau à l’autre.

On arrive enfin
Au bout de la procédure.
Je n’en voyais pas la fin.
On m’envoie aux confins ;
C’est une mesure très dure.

Confiné pour confiné,
J’ai demandé
À être placé
Dans une commune
Où je pourrai faire de la peinture.

Je suis invité à la Biennale de Venise.
Pour combien de tableaux ? Je ne sais.
J’aimerais une salle particulière.
Je la remplirais sans difficulté,
Je ne manque pas de matière.

Pour aller en relégation
Et même pour rentrer à la maison,
Il me faut
Des couleurs, la grande palette, des pinceaux,
Des toiles, de quoi faire mes tableaux.