NOS VIES EN PÂTISSÌON
Version française — NOS VIES EN PÂTISSÌON — Marco Valdo M.I. — 2022
d’après la traduction italienne — La nostra vita è fare a coltellate — Riccardo Venturi — 2022
d’une chanson grecque — Η ζωή μας είναι σουγιαδιές — Katerina Gogou / Κατερίνα Γώγου — 1978
Paroles :
Κατερίνα Γώγου / Katerina Gogou
“Τρία κλικ
αριστερά”, 1978
Musique :
Κυριακός Σφέτσας / Kyriakos Sfetsas
Album :
Στο Δρόμο, 1981 (Sur
la route)
Lecture :
Katerina Gogou
LA VIE EN PATISSÌON
Certains
poèmes de Katerina Gogou ont effectivement été " mis en
musique ", c’est-à-dire chantés sur une mélodie
spécialement composée ; d’autres, notamment ceux de τρία
κλικ αριστερά, le recueil de poèmes publié en 1978
(comment traduire le titre ?), ont été récités par Katerina
Gogou elle-même dans un album de 1981, Στο δρόμο (" Sur
la route " ; mais la langue grecque autorise aussi le sens
de " Voyage "), sur fond de musique dissonante,
réminiscences
du
cool jazz, composée par Kyriakos Sfetsas. Ce n’est pas la première
fois que nous rencontrons cet album, voir par exemple Καμιά
φορά ; mais ce poème est celui où Katerina, en un
vers, monte et descend Patissìon, πάνω κάτω η Πατησίων.
Toute une vie passée à arpenter cette immense et très longue rue
du centre d’Athènes, à
propos de laquelle il
est bon de saisir l’occasion, enfin, de raconter quelque chose. Les
Athéniens, aujourd’hui
encore, l’appellent Patissìon (proprement : Λεωφορείον
Πατησίων « avenue de
Patissia »)
parce que, parmi les nombreux quartiers qu’elle traverse, il y a
précisément celui de Patissia ;
mais son nom officiel est « Avenue
du 28 octobre », d’après la date à laquelle le dictateur
Ioannis Metaxas a prononcé son fameux “OXI” (« Non !")
à l’ultimatum de Benito Mussolini. Sur Patissìon, dont la
construction a commencé en 1841, la vie et l’histoire de l’Athènes
moderne et, peut-être, de toute la Grèce sont littéralement
passées. La Résistance y est passée, comme le dimanche 20
septembre 1942, lorsqu’un petit groupe de partisans, les PEAN, a
fait sauter le siège de l’ESPO, l’organisation nazie grecque qui
recrutait les jeunes hommes pour la Wehrmacht, avec
son siège
au n° 8 de
Patissìon.
Le même sort a été réservé, le 10 décembre 1944, au siège de
la « Sûreté générale », détruit par ELAS à l’angle
des rues Patissìon et Stournari. Sur Patissìon se trouve également
l’entrée principale de l’école polytechnique athénienne, par
laquelle
les chars de la Junte
sont entrés pour écraser la révolte étudiante du 17 novembre
1973.
Quelques
événements pour faire comprendre un peu mieux ce que signifie
« monter et descendre Patissìon », un sens que Katerina
Gogou connaissait bien, un sens entrecroisé avec sa vie difficile
passée à « voyager comme des pauvres », à se battre, à
s’affronter, à se poignarder de haut en bas de cette rue. Ce n’est
pas un hasard si l’album hommage dédié à Katerina Gogou après
sa mort porte précisément ce titre : Πάνω κάτω η
Πατησίων. Comment vont les choses actuellement, Katerina ?
Comme dans tout le reste de l’Europe et du monde. En Grèce, il y a
l’habituel gouvernement de droite. À l’intérieur de
Polytechnique, il y a quelque temps, ils ont réussi à réinstaller
une garnison de soldats et de policiers, évidemment pour la
“sécurité” ; il y a eu quelques protestations d’étudiants,
mais pas beaucoup. Ces jours-ci, ils finissent d’éliminer
Exarchia, qui était déjà devenu un « quartier à la mode »,
ou presque. Ici, chez nous, nous nous préparons à vivre quelques
années de fascisme, le vrai, celui qui n’a pas de limites, celui
qui est soutenu par le “peuple”. Ces jours-ci, d’ailleurs, ces
“gens” pleurent le décès d’une vieille dame de 96 ans et
tremblent, comme toujours, devant les événements du championnat de
football. Quant à moi, je dois me contenter de monter et descendre
la via dell'Argingrosso. Autre chose que Patissìon. [RV]
Nos vies sont des pâtisseries
Dans des culs-de-sac déprimés,
Faites de dents pourries,
De slogans éculés,
D’habits étiques,
Fleurant la pisse, l’antiseptique,
Le sperme gâché,
Et fardées d’affiches squelettiques.
De bas en haut, de haut en bas, Patissìon,
Notre vie est Patissìon.
(Le détergent qui ne pollue pas la mer
Et la voix sont entrés dans nos vies
Et le boui-boui nous a accueillies
Comme celles qui ont le cul à l'air.)
Nous
voici, une
vie
À traîner nos envies
Sur le même itinéraire,
La solitude, le désespoir, le déni
Et nos retours en arrière.
Soit, on ne pleure pas, on a grandi.
Sous la pluie, la journée,
On suçote nos pouces jaunis
Et la fumée.
Nos vies, ce sont
Des gesticulations inutiles
À lutter dans les grèves habituelles
Et se retrouver dans les fourgons.
Alors je vous le dis, moi :
La prochaine fois qu’ils nous chargeront,
On ne s’enfuira pas,
On se battra,
On vendra très cher nos têtes.
Non. Il pleut. Donne-moi une cigarette.