À
Vau-l’Eau
Lettre
de prison 34
17
juin 1935
Le hibou Graziadio et le temps |
Dialogue
Maïeutique
Où
donc en étions-nous restés ?, demande Lucien l’âne.
Rafraîchis-moi la mémoire, car franchement je ne sais plus, du
moins à l’instant, quelle était la canzone précédente.
Ce
doit être l’effet de ton grand âge, mon ami Lucien l’âne
antique, mais tu as raison, parfois, dans ces séries de chansons, on
s’y perd. Cependant, celles-ci ont le mérite d’être datées et
numérotées. Ainsi, la première lettre de prison, qui logiquement
porte le numéro 1 était datée du 17 mars 1934 – en plein
Ventennio fasciste ; elle s’intitulait « Le Fils
emprisonné ». Pourquoi ? Tout simplement car l’ensemble
de ces lettres de prison est principalement adressé à Annetta
Treves, la maman du prisonnier Carlo Levi et qu’elles lui sont
envoyées – via la censure de la prison – par son fils. La
dernière en date de ces lettres, juste avant celle-ci, c’était la
lettre de prison numéro 33 et elle était datée du 17 juin 1935 ;
elle s’intitulait « Dante, c’est Dante ».
Maintenant
que tu le dis, Marco Valdo M.I., ça me revient. J’ai subitement en
tête des petites fraises parfumées, un soleil ivre et être au
frais. Il me vient également à l’esprit que le mieux serait d’en
établir un tableau ordonné, afin qu’on s’y retrouve.
Soit,
je vais m’y atteler. Cela dit, répond Marco Valdo M.I., la
nouvelle canzone – la 34 – s’intitule « À Vau-l’eau ».
Ce qui veut dire – je sais que tu le sais, cependant, il faut
s’entendre mieux sur le sens des mots, : qui se laisse aller
au gré du courant, qui s’abandonne, qui va à la va comme je te
pousse. Dans la chanson, ce sont les jours qui s’en vont, petit
bout par petit bout, au fil des horaires carcéraux. C’est
l’inanité qui se déploie ; elle couvre de son brouillard le
monde.
Je
vois, je vois de quoi il s’agit, répond Lucien l’âne. « Les
jours s’en vont je demeure » ; devait se souvenir Carlo
Levi, familier d’Apollinaire. Et quoi d’autre ?
Oh,
Lucien l’âne, comment mieux dire le rien, le néant des lieux et
des heures ; la cellule est un non-lieu, perdue dans cette Rome
qui sous ce régime de bananes amères, de barbares modernes, n’est
plus Rome, dit le Dr. Levi ; Rome n’est plus elle-même. Le
temps lui-même en est pantois. Dans cet endroit où quarante jours
comptés sur les doigts sont déjà passés à la moulinette de la
monotonie, où le peintre se désespère de ne pouvoir peindre, on a
le vertige d’essayer de percevoir ce temps vide, instantané et
éternité dans le même moment.
Tout
ça me paraît fort philosophique, Marco Valdo M.I. mon ami.
Sans
doute aucun, répond Marco Valdo M.I., c’est une activité qui
meuble et qui est fort prisée par ceux qui sont à l’écart des
agitations quotidiennes ; et puis, Carlo Levi se plaisait à
philosopher ; c’était sa façon de ne pas se perdre.
Et
sans doute aucun, Marco Valdo M.I. mon ami, la tienne et la mienne à
nous qui dialoguons sans cesse comme le vieux philosophe que je
croisais naguère au coin des rues d’Athènes. Las, il nous faut
reprendre notre tâche, tels des Parques digitales qui comme Nona,
Decima et Morta, tissent le linceul de ce vieux monde pataud,
indécis, perdu, acéphale et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Ici,
on ne voit pas les étoiles.
Un
jour, une nuit,
C’est
un siècle ici.
Une
éternité étale
Où
vie et mort s’égalent.
La
cellule est un non-lieu
Terne,
triste et vieux
Que
la mort gronde.
Au
centre du monde comme
Rome
qui n’est plus Rome.
Dans
le champ de la peinture,
Ce
temps, cet espace
Irréels
et fugaces,
Arides,
âpres, pierreux s’effacent
Face
à l’œil de la nature.
Par
une étrange coutume,
Ici,
on n’a droit
Qu’à
un seul costume.
Dans
cette ambiance anonyme,
Je
reste en pyjama.
Suivant
les horaires carcéraux,
Les
jours s’en vont
À
vau-l’eau
Comme
s’en va l’eau
Du
Tibre sous les ponts.
Le
temps file tout droit,
Il
court pantois,
Parfois
infiniment long.
Quarante
jours en prison.
Je
les ai comptés sur mes doigts.