jeudi 20 juin 2019

À Vau-l’Eau



À Vau-l’Eau


Lettre de prison 34
17 juin 1935


Le hibou Graziadio et le temps




Dialogue Maïeutique

Où donc en étions-nous restés ?, demande Lucien l’âne. Rafraîchis-moi la mémoire, car franchement je ne sais plus, du moins à l’instant, quelle était la canzone précédente.

Ce doit être l’effet de ton grand âge, mon ami Lucien l’âne antique, mais tu as raison, parfois, dans ces séries de chansons, on s’y perd. Cependant, celles-ci ont le mérite d’être datées et numérotées. Ainsi, la première lettre de prison, qui logiquement porte le numéro 1 était datée du 17 mars 1934 – en plein Ventennio fasciste ; elle s’intitulait « Le Fils emprisonné ». Pourquoi ? Tout simplement car l’ensemble de ces lettres de prison est principalement adressé à Annetta Treves, la maman du prisonnier Carlo Levi et qu’elles lui sont envoyées – via la censure de la prison – par son fils. La dernière en date de ces lettres, juste avant celle-ci, c’était la lettre de prison numéro 33 et elle était datée du 17 juin 1935 ; elle s’intitulait « Dante, c’est Dante ».

Maintenant que tu le dis, Marco Valdo M.I., ça me revient. J’ai subitement en tête des petites fraises parfumées, un soleil ivre et être au frais. Il me vient également à l’esprit que le mieux serait d’en établir un tableau ordonné, afin qu’on s’y retrouve.

Soit, je vais m’y atteler. Cela dit, répond Marco Valdo M.I., la nouvelle canzone – la 34 – s’intitule « À Vau-l’eau ». Ce qui veut dire – je sais que tu le sais, cependant, il faut s’entendre mieux sur le sens des mots, : qui se laisse aller au gré du courant, qui s’abandonne, qui va à la va comme je te pousse. Dans la chanson, ce sont les jours qui s’en vont, petit bout par petit bout, au fil des horaires carcéraux. C’est l’inanité qui se déploie ; elle couvre de son brouillard le monde.

Je vois, je vois de quoi il s’agit, répond Lucien l’âne. « Les jours s’en vont je demeure » ; devait se souvenir Carlo Levi, familier d’Apollinaire. Et quoi d’autre ?

Oh, Lucien l’âne, comment mieux dire le rien, le néant des lieux et des heures ; la cellule est un non-lieu, perdue dans cette Rome qui sous ce régime de bananes amères, de barbares modernes, n’est plus Rome, dit le Dr. Levi ; Rome n’est plus elle-même. Le temps lui-même en est pantois. Dans cet endroit où quarante jours comptés sur les doigts sont déjà passés à la moulinette de la monotonie, où le peintre se désespère de ne pouvoir peindre, on a le vertige d’essayer de percevoir ce temps vide, instantané et éternité dans le même moment.

Tout ça me paraît fort philosophique, Marco Valdo M.I. mon ami.

Sans doute aucun, répond Marco Valdo M.I., c’est une activité qui meuble et qui est fort prisée par ceux qui sont à l’écart des agitations quotidiennes ; et puis, Carlo Levi se plaisait à philosopher ; c’était sa façon de ne pas se perdre.

Et sans doute aucun, Marco Valdo M.I. mon ami, la tienne et la mienne à nous qui dialoguons sans cesse comme le vieux philosophe que je croisais naguère au coin des rues d’Athènes. Las, il nous faut reprendre notre tâche, tels des Parques digitales qui comme Nona, Decima et Morta, tissent le linceul de ce vieux monde pataud, indécis, perdu, acéphale et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Ici, on ne voit pas les étoiles.
Un jour, une nuit,
C’est un siècle ici.
Une éternité étale
Où vie et mort s’égalent.

La cellule est un non-lieu
Terne, triste et vieux
Que la mort gronde.
Au centre du monde comme
Rome qui n’est plus Rome.

Dans le champ de la peinture,
Ce temps, cet espace
Irréels et fugaces,
Arides, âpres, pierreux s’effacent
Face à l’œil de la nature.

Par une étrange coutume,
Ici, on n’a droit
Qu’à un seul costume.
Dans cette ambiance anonyme,
Je reste en pyjama.

Suivant les horaires carcéraux,
Les jours s’en vont
À vau-l’eau
Comme s’en va l’eau
Du Tibre sous les ponts.

Le temps file tout droit,
Il court pantois,
Parfois infiniment long.
Quarante jours en prison.
Je les ai comptés sur mes doigts.