jeudi 3 avril 2014

LE CANONNIER JABUREK

LE CANONNIER JABUREK

Version française – LE CANONNIER JABŮREK – Marco Valdo M.I. – 2014
à partir de la traduction italienne de Riccardo Venturi
d'une chanson tchèque – Kanonýr Jabůrek – Anonyme – 1884






« Au rapport !
Impossible de vous saluer. »
Le Canonnier Jabůrek, version marionnette
"Il était à son canon" de Vítek Peřina 
(http://www.divadloalfa.cz/skupova-plzen/index.php/en/site-administrator/2012/program-festivalu/item/2-p%C5%99edstaven%C3%AD-2)





Le Canonnier Jabůrek est une chanson populaire tchèque, mais peut-être ici vaudrait-il mieux utiliser le vieil adjectif « bohême », qui fut écrite et publiée en 1884. Les événements de cette chanson satirique, qui ironise férocement à propos des « incroyables héroïsmes » qui se produisent régulièrement dans les batailles (on pense, chez nous, à la célèbre béquille d'Enrico Toti qui a rempli nos routes et nos places de monuments béquillards…), se placent quelques années aupraravant lors de la célèbre bataille qui pour nous s'appelle « de Sadowa », pour les tchèques « de  Hradce Králové » et pour les Allemands « de Königgrätz ». Ce fut la bataille décisive de la guerre austro-prussienne (mais elle vaudrait mieux dire « austro-prusso-italienne » , vu que le nouveau Royaume d'Italie s'était allié aux Prussiens en fonction antiautrichienne ; la célèbre « Guerre des sept semaines » ) et se conclut le 3 Juillet 1866 par la victoire prussienne. … [R.V.]



Voici, Lucien l'âne mon ami, une superbe chanson et anonyme de surcroît et même, fort ancienne... Elle devrait bien te rappeler – comme elle me l'a fait – la chanson de Chveik [[8859]] et celle du Drapeau [[9143]], qui elle-même était une parodie du Clairon de Déroulède. J'ajouterais pour la bonne bouche également, celle du Sergent Flagada [[45581]]...


Dès lors, dit Lucien l'âne en brayant d'un rire large, à ce propos, il me semble qu'il faut – rendons à César, etc – rendre à Jabůrek son antériorité et son indiscutable préséance. En somme, étant à Sadowa, il serait le père ou le grand-père putatif de ces chansons-là. Ceci dit, je ne sais trop où lui-même avait pêché sa propre histoire.


Là, je t'arrête, Lucien l'âne mon ami. Peut-être l'auteur anonyme de ce Canonnier de 1884 connaissait-il le Clairon de 1875, tous deux faisant héroïquement face aux Prussiens et comme tu le sais, l'Europe est petite et l'on va vite d'un bout à l'autre, surtout les chansons qu'on se passe de bouche à oreille. D'autant plus que ces deux chansons sont plus liées qu'il n'y paraît à première vue... L'une – celle du Canonnier Jabůrek se réfère à la bataille de Sadowa de 1866
où la Prusse l'emporte sur l'Empire autrichien ; la seconde, celle du Clairon, se réfère à la bataille jumelle de Sedan de 1870 et là, la Prusse l'emporte sur l'Empire français... Ces deux empires vont disparaître rapidement : la Confédération germanique, qui avait remplacé le Saint Empire Romain de la Nation Germanique est dissous – même s'il reste l'Empire d'Autriche-Hongrie, mais très amoindri; l'Empire français disparaît pour recéder la place à une République... Tandis que la Prusse, à la suite de Sadowa, va donner consistance au rêve d'Otto von Bismarck et déboucher ainsi sur une série de Reichs successifs... À la suite de Sadowa naît ce qu'on appelle la « petite Allemagne », opération amorcée au début du siècle avec le Zollverein (Union douanière...), « petite Allemagne » qui à son tour engendrera la « grande Allemagne » et au-delà, la « petite Europe » (Union douanière, puis les Sept États... ; puis, la grande Europe (actuellement les vingt-sept États)... Manœuvre qui est toujours en cours avec une inertie de deux cents ans... Deux siècles obstinément allemands. Comme tu le vois, Sadowa signifie bien plus qu'on ne croit et le Canonnier Jabůrek pourrait être bien plus politique qu'on ne croit. Imagine ceci : un Tchèque anonyme réévoquant Sadowa près de vingt ans après... Et la question est : qu'est-ce qui a bien pu l'y amener... Quel mystérieux pressentiment ?


J'ai bien l'impression, en effet, que ce Canonnier nous mettait, en quelque sorte, préventivement en garde contre les « von » et leurs ambitions séculaires.


Et puis, il y a toute cette discussion, tressée de compliments mérités (ô combien!) au traducteur qui a fait passer cette histoire du tchèque à l'italien et sans lequel j'aurais pour toujours ignoré cette chanson... Moi qui voue une admiration amusée à Jaroslav Hasek et au brave soldat Chveik, qui a guidé toute ma vie dès lors qu'on me confrontait à une autorité quelconque. En somme, « Oui, Chef ! C'est vous qui tenez le revolver ! » et moi, j'ai comme il se doit pour un « somaro » toujours préféré exécuter un ordre idiot plutôt que d'être exécuté à sa place. Quoique... Comme tu le sais, le « somaro » contrarié a dans un premier temps de résistance des penchants de Bartelby - « J'aimerais mieux pas » ; ensuite, il lui prend une solide tendance à l'inertie – il dit oui, mais ne fait pas ; au-delà, comme Chveik, il disparaît du paysage...


Certes, une telle discussion peut passionner, mais je ne vois pas directement en quoi elle t'intéresse pour la version que tu as composée en français, vu qu'elle porte sur le tchèque, langue dont tu ignores à peu près tout, sauf qu'elle existe.


En effet, je ne connais pas un mot de tchèque et je ne me risquerais pas à commencer à l'apprendre... J'ai déjà tant de mal avec le français. Donc, d'emblée, comme je te l'ai dit plus avant, je me suis mis à traduire à partir de la traduction de Riccardo Venturi. J'admets que – à force de traduire de l'italien vers le français – ma connaissance de l'italien s'élargit et que sans véritablement connaître cette langue, j'arrive à voir ce dont il est question et à en recréer une version – disons, à notre usage à tous deux – en langue française. Mais c'est une version et je tiens à ce mot qui m'offre toute liberté de création, de recréation et de récréation. Ce qui est le but ultime. De sorte que – et j'en viens à la savante discussion sur la complexité relative des langues et le sens caché des mots et des phrases... Je l'ai trouvée passionnante et je l'ai parcourue avec un vif intérêt... Mais après avoir établi ma version. Quant à la conclusion que j'en ai tirée... C'est qu'en effet, il n'y a pas – pour les dilettantes comme nous – la moindre chance de prétendre traduire une chanson... Nous ne sommes pas outillés pour le faire ; comme je te l'ai dit, il reste notre bricolage et notre bon plaisir. Et comme disait Bruno Bettelheim, ci-devant psychanalyste et pédiatre, à une de ces mères qui le consultait à propos des diverses manières d'élever son enfant : « Faites comme vous voulez, Madame. De toute façon, ce sera mauvais ! ». Cependant, une dernière remarque qui pourrait paraître incongrue à certains : c'est que la rime souvent m'est du plus grand secours. Elle force le sens des choses... Elle oblige à concentrer le regard et la pensée sur l'objet final... Sur ce que va entendre le lecteur de la chanson.


Tant que j'y pense, dit Lucien l'âne, comme tu me parles d'élevage des enfants, je voulais faire une remarque incidente à propos de la liberté. Ce qui importe n'est pas tant la liberté elle-même que la capacité à user de la liberté dont on dispose aussi grande ou aussi petite qu'elle soit.


C'est, en effet, tout le sens du cycle du Cahier ligné... et du rapport à la liberté dans le cas du prisonnier-blessé...


Je t'interromps, car sur ce sujet il y a tant à dire et que là tout de suite, on n'a pas que ça à faire... Voyons ta version de la chanson et reprenons notre tâche, qui comme celle de l'anonyme auteur consiste à tisser le linceul de ce vieux monde plein de balles, de bombes, de boulets, d'obus, de fusées et d'autres engins destructeurs, militarisé à outrance et cacochyme.



Heureusement !



Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Là-bas à Sadowa
Les balles, les obus faisaient du dégât
Un véritable ouragan
S'abattait sur ces pauvres gens.

Il était à son canon
Et toujours le chargeait, le chargeait
Il était à son canon
Et encore le chargeait.

Fantassins, gradés, officiers,
Chevaux et canonniers
Sur le champ s'étendent partout
Les blessures les brûlent d'un coup.

Il était à son canon
Et toujours le chargeait, le chargeait
Il était à son canon
Et encore le chargeait.

Malgré la terrible pluie de projectiles
Le canonnier Jabůrek, tranquille,
Mettait la mèche au canon
Et nettoyait son écusson.

Il était à son canon
Et toujours le chargeait, le chargeait
Il était à son canon
Et encore le chargeait.

Il tirait comme un dément,
Les Prussiens en prenaient plein la gueule.
Il désintégra tout un régiment
Jabůrek, ce diable.

Il était à son canon
Et toujours le chargeait, le chargeait
Il était à son canon
Et encore le chargeait.

Le Kronprinz Frédéric l'a repéré
« Et hop, j'ai touché ce mec ! »
Cette femmelette avait visé
Particulièrement Jabůrek.

Il était à son canon
Et toujours le chargeait, le chargeait
Il était à son canon
Et encore le chargeait.

Et alors les canonniers prussiens
Visent tous Jabůrek avec entrain.
Chacun voulait le frapper
Pour les bonnes grâces du souverain.

Il était à son canon
Et toujours le chargeait, le chargeait
Il était à son canon
Et encore le chargeait.

La première balle, quelle misère, le touche
Entre dans son estomac par la bouche.
Mais il la retire vite
Et recommence à tirer de suite.

Il était à son canon
Et toujours le chargeait, le chargeait
Il était à son canon
Et encore le chargeait.

Un obus éclate soudain
Et lui emporte les deux mains.
Mais à l'instant, il ôte ses souliers
Et charge avec les pieds.

Il était à son canon
Et toujours le chargeait, le chargeait
Il était à son canon
Et encore le chargeait.

D'un coup, un volontaire prussien
D'une grenade l'a décapité.
Mais même s'il n'y voyait plus rien
Il continuait à tirer

Il était à son canon
Et toujours le chargeait, le chargeait
Il était à son canon
Et encore le chargeait.

Jabůrek voit sa tête partir dans le décor
Jusque aux pieds d'un général étonné.
Il hurle alors : « Au rapport !
Impossible de vous saluer. »

Il était à son canon
Et toujours le chargeait, le chargeait
Il était à son canon
Et encore le chargeait.

Quand les obus et les balles, par malheur,
Le frappent où il tenait ses munitions.
Seulement alors il prend peur,
Et s'enfuit avec son canon.

Il était à son canon
Et toujours le chargeait, le chargeait
Il était à son canon
Et encore le chargeait.

Dieu le prenne en sa plus grande gloire
C'est un « von », sans avoir toute sa tête
Mais de toute façon, ça ne le frappe pas

Des « von » sans tête, il y en a des tas.