LE CANONNIER JABUREK
Version française – LE CANONNIER JABŮREK – Marco Valdo M.I. – 2014
à partir de la traduction italienne de Riccardo Venturi
d'une chanson tchèque – Kanonýr Jabůrek – Anonyme – 1884
« Au rapport !
Impossible de vous saluer. »
Le Canonnier Jabůrek, version marionnette
"Il était à son canon" de Vítek Peřina |
Le
Canonnier Jabůrek est une chanson populaire tchèque, mais peut-être
ici vaudrait-il mieux utiliser le vieil adjectif « bohême »,
qui fut écrite et publiée en 1884. Les événements de cette
chanson satirique, qui ironise férocement à propos des
« incroyables héroïsmes » qui se produisent
régulièrement dans les batailles (on pense, chez nous, à la
célèbre béquille d'Enrico Toti qui a rempli nos routes et nos
places de monuments béquillards…), se placent quelques années
aupraravant lors de la célèbre bataille qui pour nous s'appelle
« de Sadowa », pour les tchèques « de Hradce
Králové » et pour les Allemands « de Königgrätz ».
Ce fut la bataille décisive de la guerre austro-prussienne (mais
elle vaudrait mieux dire « austro-prusso-italienne » ,
vu que le nouveau Royaume d'Italie s'était allié aux Prussiens en
fonction antiautrichienne ; la célèbre « Guerre des sept
semaines » ) et se conclut le 3 Juillet 1866 par la
victoire prussienne. … [R.V.]
Voici,
Lucien l'âne mon ami, une superbe chanson et anonyme de surcroît et
même, fort ancienne... Elle devrait bien te rappeler – comme elle
me l'a fait – la chanson de Chveik [[8859]] et celle du Drapeau
[[9143]], qui elle-même était une parodie du Clairon de Déroulède.
J'ajouterais pour la bonne bouche également, celle du Sergent
Flagada [[45581]]...
Dès
lors, dit Lucien l'âne en brayant d'un rire large, à ce propos, il
me semble qu'il faut –
rendons à César, etc – rendre à Jabůrek son antériorité et
son indiscutable préséance. En somme, étant à Sadowa, il serait
le père ou le grand-père putatif de ces chansons-là. Ceci dit, je
ne sais trop où lui-même avait pêché sa propre histoire.
Là,
je t'arrête, Lucien l'âne mon ami. Peut-être l'auteur anonyme de
ce Canonnier de 1884 connaissait-il le Clairon de 1875, tous deux
faisant héroïquement face aux Prussiens et comme tu le sais,
l'Europe est petite et l'on va vite d'un bout à l'autre, surtout les
chansons qu'on se passe de bouche à oreille. D'autant plus que ces
deux chansons sont plus liées qu'il n'y paraît à première vue...
L'une – celle du Canonnier Jabůrek se réfère à la bataille de
Sadowa de 1866
où
la Prusse l'emporte sur l'Empire autrichien ; la seconde, celle
du Clairon, se réfère à la bataille jumelle de Sedan de 1870 et
là, la Prusse l'emporte sur l'Empire français... Ces deux empires
vont disparaître rapidement : la Confédération germanique,
qui avait remplacé le Saint Empire Romain de la Nation Germanique
est dissous – même s'il reste l'Empire d'Autriche-Hongrie, mais
très amoindri; l'Empire français disparaît pour recéder la place
à une République... Tandis que la Prusse, à la suite de Sadowa, va
donner consistance au rêve d'Otto von Bismarck et déboucher ainsi
sur une série de Reichs successifs... À la suite de Sadowa naît ce
qu'on appelle la « petite Allemagne », opération amorcée
au début du siècle avec le Zollverein (Union douanière...),
« petite Allemagne » qui à son tour engendrera la
« grande Allemagne » et au-delà, la « petite
Europe » (Union douanière, puis les Sept États... ;
puis, la grande Europe (actuellement les vingt-sept États)...
Manœuvre qui est toujours en cours avec une inertie de deux cents
ans... Deux siècles obstinément allemands. Comme tu le vois, Sadowa
signifie bien plus qu'on ne croit et le Canonnier Jabůrek pourrait
être bien plus politique qu'on ne croit. Imagine ceci : un
Tchèque anonyme réévoquant Sadowa près de vingt ans après... Et
la question est : qu'est-ce qui a bien pu l'y amener... Quel
mystérieux pressentiment ?
J'ai
bien l'impression, en effet, que ce Canonnier nous mettait, en
quelque sorte, préventivement en garde contre les « von »
et leurs ambitions séculaires.
Et
puis, il y a toute cette discussion, tressée de compliments mérités
(ô combien!) au traducteur qui a fait passer cette histoire du
tchèque à l'italien et sans lequel j'aurais pour toujours ignoré
cette chanson... Moi qui voue une admiration amusée à Jaroslav
Hasek et au brave soldat Chveik, qui a guidé toute ma vie dès lors
qu'on me confrontait à une autorité quelconque. En somme, « Oui,
Chef ! C'est vous qui tenez le revolver ! » et moi,
j'ai comme il se doit pour un « somaro » toujours préféré
exécuter un ordre idiot plutôt que d'être exécuté à sa place.
Quoique... Comme tu le sais, le « somaro » contrarié a
dans un premier temps de résistance des penchants de Bartelby -
« J'aimerais mieux pas » ; ensuite, il lui prend une
solide tendance à l'inertie – il dit oui, mais ne fait pas ;
au-delà, comme Chveik, il disparaît du paysage...
Certes,
une telle discussion peut passionner, mais je ne vois pas directement
en quoi elle t'intéresse pour la version que tu as composée en
français, vu qu'elle porte sur le tchèque, langue dont tu ignores à
peu près tout, sauf qu'elle existe.
En
effet, je ne connais pas un mot de tchèque et je ne me risquerais
pas à commencer à l'apprendre... J'ai déjà tant de mal avec le
français. Donc, d'emblée, comme je te l'ai dit plus avant, je me
suis mis à traduire à partir de la traduction de Riccardo Venturi.
J'admets que – à force de traduire de l'italien vers le français
– ma connaissance de l'italien s'élargit et que sans véritablement
connaître cette langue, j'arrive à voir ce dont il est question et
à en recréer une version – disons, à notre usage à tous deux –
en langue française. Mais c'est une version et je tiens à ce mot
qui m'offre toute liberté de création, de recréation et de
récréation. Ce qui est le but ultime. De sorte que – et j'en
viens à la savante discussion sur la complexité relative des
langues et le sens caché des mots et des phrases... Je l'ai trouvée
passionnante et je l'ai parcourue avec un vif intérêt... Mais après
avoir établi ma version. Quant à la conclusion que j'en ai tirée...
C'est qu'en effet, il n'y a pas – pour les dilettantes comme nous –
la moindre chance de prétendre traduire une chanson... Nous ne
sommes pas outillés pour le faire ; comme je te l'ai dit, il
reste notre bricolage et notre bon plaisir. Et comme disait Bruno
Bettelheim, ci-devant psychanalyste et pédiatre, à une de ces mères
qui le consultait à propos des diverses manières d'élever son
enfant : « Faites comme vous voulez, Madame. De toute
façon, ce sera mauvais ! ». Cependant, une dernière
remarque qui pourrait paraître incongrue à certains : c'est
que la rime souvent m'est du plus grand secours. Elle force le sens
des choses... Elle oblige à concentrer le regard et la pensée sur
l'objet final... Sur ce que va entendre le lecteur de la chanson.
Tant
que j'y pense, dit Lucien l'âne, comme tu me parles d'élevage des
enfants, je voulais faire une remarque incidente à propos de la
liberté. Ce qui importe n'est pas tant la liberté elle-même que la
capacité à user de la liberté dont on dispose aussi grande ou
aussi petite qu'elle soit.
C'est,
en effet, tout le sens du cycle du Cahier ligné... et du rapport à
la liberté dans le cas du prisonnier-blessé...
Je
t'interromps, car sur ce sujet il y a tant à dire et que là tout de
suite, on n'a pas que ça à faire... Voyons ta version de la chanson
et reprenons notre tâche, qui comme celle de l'anonyme auteur
consiste à tisser le linceul de ce vieux monde plein de balles, de
bombes, de boulets, d'obus, de fusées et d'autres engins
destructeurs, militarisé à outrance et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Là-bas
à Sadowa
Les
balles, les obus faisaient du dégât
Un
véritable ouragan
S'abattait
sur ces pauvres gens.
Il
était à son canon
Et
toujours le chargeait, le chargeait
Il
était à son canon
Et
encore le chargeait.
Fantassins,
gradés, officiers,
Chevaux
et canonniers
Sur
le champ s'étendent partout
Les
blessures les brûlent d'un coup.
Il
était à son canon
Et
toujours le chargeait, le chargeait
Il
était à son canon
Et
encore le chargeait.
Malgré
la terrible pluie de projectiles
Le
canonnier Jabůrek, tranquille,
Mettait
la mèche au canon
Et
nettoyait son écusson.
Il
était à son canon
Et
toujours le chargeait, le chargeait
Il
était à son canon
Et
encore le chargeait.
Il
tirait comme un dément,
Les
Prussiens en prenaient plein la gueule.
Il
désintégra tout un régiment
Jabůrek,
ce diable.
Il
était à son canon
Et
toujours le chargeait, le chargeait
Il
était à son canon
Et
encore le chargeait.
Le
Kronprinz Frédéric l'a repéré
«
Et hop, j'ai touché ce mec ! »
Cette
femmelette avait visé
Particulièrement
Jabůrek.
Il
était à son canon
Et
toujours le chargeait, le chargeait
Il
était à son canon
Et
encore le chargeait.
Et
alors les canonniers prussiens
Visent
tous Jabůrek avec entrain.
Chacun
voulait le frapper
Pour
les bonnes grâces du souverain.
Il
était à son canon
Et
toujours le chargeait, le chargeait
Il
était à son canon
Et
encore le chargeait.
La
première balle, quelle misère, le touche
Entre
dans son estomac par la bouche.
Mais
il la retire vite
Et
recommence à tirer de suite.
Il
était à son canon
Et
toujours le chargeait, le chargeait
Il
était à son canon
Et
encore le chargeait.
Un
obus éclate soudain
Et
lui emporte les deux mains.
Mais
à l'instant, il ôte ses souliers
Et
charge avec les pieds.
Il
était à son canon
Et
toujours le chargeait, le chargeait
Il
était à son canon
Et
encore le chargeait.
D'un
coup, un volontaire prussien
D'une
grenade l'a décapité.
Mais
même s'il n'y voyait plus rien
Il
continuait à tirer
Il
était à son canon
Et
toujours le chargeait, le chargeait
Il
était à son canon
Et
encore le chargeait.
Jabůrek
voit sa tête partir dans le décor
Jusque
aux pieds d'un général étonné.
Il
hurle alors : « Au rapport !
Impossible
de vous saluer. »
Il
était à son canon
Et
toujours le chargeait, le chargeait
Il
était à son canon
Et
encore le chargeait.
Quand
les obus et les balles, par malheur,
Le
frappent où il tenait ses munitions.
Seulement
alors il prend peur,
Et
s'enfuit avec son canon.
Il
était à son canon
Et
toujours le chargeait, le chargeait
Il
était à son canon
Et
encore le chargeait.
Dieu
le prenne en sa plus grande gloire
C'est
un « von », sans avoir toute sa tête
Mais
de toute façon, ça ne le frappe pas
Des
« von » sans tête, il y en a des tas.