dimanche 30 mai 2021

JOURS ÉTRANGES, JOURS ÉTRANGES

 

JOURS ÉTRANGES, JOURS ÉTRANGES



Version française – JOURS ÉTRANGES, JOURS ÉTRANGES – Marco Valdo M.I. – 2021

Chanson italienne partiellement en anglais – Strani Giorni – Strange Days – Franco Battiato – 1996



LE PHARE D’ALEXANDRIE

Johann Bernhard Fischer von Erlarch – 1721





Le ciel parfois a quelque chose d’infernal


C’est une chanson étrange. Tout aussi étranges que les jours qu’elle raconte, qui sont les nôtres, et qui deviennent de plus en plus étranges au fil des jours. Deux histoires et une histoire. La première est l’histoire de l’humanité et du monde d’aujourd’hui, entre la surdité, l’agitation, le désir de paix, la réflexion sur ce qu’est l’homme (puisque ce qu’il y avait, c’était la guerre et seulement la guerre : des hommes avec des gourdins et des batailles et des massacres d’hommes « civilisés ») et le désir du passé et de l’amour ancien. La seconde est une histoire commune, quelqu’un qui vient prendre un verre, et le rêve éveillé qui se dissout dans le film de la contemporanéité, où nous sommes tous protagonistes et figurants à la fois. Toute l’histoire, depuis que nous sommes tous venus au monde en 1945, est l’histoire de ce qu’on a appelé l’âge atomique ; et les deux personnes qui se tenaient dans le coin n’ont pas dit un mot. C’est toi, c’est nous. Mais sera-ce ainsi ? [RV]




Dialogue maïeutique


Lucien l’âne mon ami, je suis à peu près certain que tu trouveras étrange, cette chanson au titre étrange. Je suis tout aussi certain qu’il me faudra, une fois encore, te l’expliquer ou plus exactement, car je n’ai aucune capacité didactique, te la commenter un peu à la manière de l’abeille qui abeille de fleur en fleur.


Comment ça, dit Lucien l’âne, qui abeille ? Je n’ai jamais rien entendu de pareil à cet abeille, qui a l’air d’un verbe. Voilà qui est étrange de commenter l’étrangeté par un langage étrange et néologisant.


Ho !, Lucien l’âne mon ami, ne t’emballe pas comme ça ! Si cet abeille, qui est bien un verbe conjugué – abeiller, te paraît étrange, je trouve ça étrange, car je pense que tu ne trouverais pas étrange que de fleur en fleur, le papillon papillonne de son verbe papillonner. Pourquoi l’industrieuse abeille n’aurait-elle pas droit à la reconnaissance de son passage dans le monde ? De toute façon, il faut une première fois à tout.


Vu comme ça, Marco Valdo M.I., il n’y a rien à y redire. Mais, parle-moi du reste.


Le reste, en effet, répond Marco Valdo M.I., c’est l’essentiel. Jours étranges, jours étranges, cette expression couvre différentes époques, diaprées d’étrange, drapées dans leurs étrangetés. Ces jours étranges n’ont jamais cessé et s’étalent de ce temps-là à celui-ci et pourquoi pas, à celui de demain.


Oh, dit Lucien l’âne, il en va toujours ainsi avec les temps depuis la nuit des temps. Mais quand même, il y a mystère et mystère et même étranges, tous les temps ne sont pas pareils. Ils sont étranges d’autres étrangetés ; les temps changent. Alors, de quoi s’agit-il ?


Donc, comme ça va de soi, au commencement était le temps, reprend Marco Valdo M.I. ; dans le cas qui nous occupe, au commencement était un certain temps ; il prenait la suite des temps d’avant et tout semblait devoir continuer selon le cheminement ordinaire de la Guerre de Cent Mille Ans, celle que les riches font aux pauvres pour consolider leur domination et assurer leurs richesses ; on se massacrait industriellement déjà. Mais, c’était de l’industrie à l’ancienne. Soudain, surgit une énergie nouvelle qui bouleversa la donne et mit fin au combat par K.O. technique au cinquième round. Depuis, plus personne, même parmi les plus cinglés, n’a osé abattre cette carte-là. Bien sûr, les anciennes pratiques de massacres ordinaires – spécialement de civils, bien sanglants, bien cruels, bien imbéciles ont continué ; la chanson entend ces musiques. Jours étranges d’après la bombe ? Vialatte qui en savait un bout sur l’étrangeté du monde en disait – prémonitoire tel Cassandre en son acmé – ceci que je ne peux m’empêcher de relever : « Vingt ans après le passage de la bombe atomique, quand Montparnasse ne sera plus habité que par un couple de scarabées, le seul animal qui ne succombe pas aux radiations, on entendra encore, au fond de quelque cratère, sous une montagne de moellons, battre le tic-tac du cœur de la gare Montparnasse. Et on s’étonnera dans la Lune. » (Alexandre Vialatte, Résumons-nous, p.1197)



Ce serait donc ça, dit Lucien l’âne, qui est arrivé en 1945 ; l’entrée de l’humanité dans l’ère, l’air et l’aire de l’atome dévastateur et ainsi seraient séparées les deux époques entre l’avant et l’après. Je me demande quand même s’il n’y aura pas un de ces jours un moment d’inattention et hop, boum, l’enfer déchaîné en quelques secondes et personne pour l’arrêter. Ce qui est rassurant dans cette perspective, c’est que personne n’en sortirait indemne et plus probable encore, personne n’en sortirait de ce mémorable effondrement.


Enfin, Lucien l’âne mon ami, ne soit pas si pessimiste, il se pourrait, sait-on jamais, que certains survivent, mais il leur faudrait tout reprendre à zéro, recommencer les guerres à coups de massue, comme ont dû s’y résoudre les hommes néozoïques du cénozoïque. À moins de devoir repartir au monocellulaire, allez savoir.


Ou de ne plus recommencer du tout, dit Lucien l’âne. À force de jouer avec les allumettes, on finit par se brûler. Mais entre nous, tout ça, quelle importance ? Il vaudrait la peine d’y réfléchir. J’entends d’ici des filles et des gars ou des ânesses et des ânes d’une planète lointaine d’une étoile lointaine regarder l’étrange jour et ses silhouettes et chanter « Il court, il court le furet du bois, mesdames », qu’il faut lire en version originelle: « Il fourre, il fourre le curé, le curé Dubois, Mesdames ! ». Il est passé par ici, il repassera par là. Étranges jours, en effet, mais il me faut conclure et recommencer à tisser le linceul de ce vieux monde imprudent, dangereux, autodestructeur et cacochyme.


Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane







En 1945, je suis arrivé sur cette planète


J’écoutais hier soir un chanteur

Et mes yeux étaient gonflés de stupeur

J’ai vu beaucoup de choses dans ce monde banal.

Quand j’ai entendu : « Le ciel bleu est clair et majestueux. »

Je vais vous dire quelque chose de curieux :

Au contraire, le ciel a parfois quelque chose d’infernal.


Jours étranges,

On vit des jours étranges.



Il
chantait au fond de l’Amérique :

Courte ou longue peut être la vie,

Avec un swing venant du Néolithique,

Ça dépend aussi,

De l’Holocène subatlantique.

Où vous allez la nuit.

Le son d’un violon sonne

Dans les rues grises du dimanche, je marche

L’aube me touche

À la recherche d’une personne

Et le matin m’enlace.

L’endroit était propre et bien éclairé,

Je me demande comment étaient à l’époque

J’entrai et j’ai demandé

L’Amazone et l’Orénoque

S’il vous plaît, un whisky sour

Alexandrie et son phare toujours allumé.

L’endroit était propre et bien éclairé

Et les chants et l’amour ?

Deux hommes attendaient dans un coin

De quelle couleur était leur race ?

Je pouvais le voir à leurs mains

Regardez les mains,

Jamais en pleine face,

Si vous ne voulez pas de pépins.


Les sons atténués me sont arrivés.

De rages et de vengeances d’hommes aux gourdins démesurés

Et des batailles et des massacres des hommes civilisés.

À la recherche d’un ami

L’homme néozoïque

Où vous allez la nuit.

Du Cénozoïque.


Jours étranges,

On vit des jours étranges.

Jours étranges,

Je vivais des jours étranges.

Dans la voix du chant,

Le soleil se répand

De chaque aimé, de chaque amant.

Jours étranges,

On vit des jours étranges.

Dans une rêverie, j’ai sombré ;

Je rêvais d’un vague pays

Où coulait le whisky,

Me renvoyant dans le passé.

En avant pour la prise de vue

De l’histoire filmée de ma vie.

Les deux dans le coin n’ont pas moufté.