jeudi 31 janvier 2019

Le Temps libre

Le Temps libre


Chanson léviane – Le Temps libre – Marco Valdo M.I. - 2019


Lettre de prison 8
3 avril 1934

Carlo Levi 1920


Dialogue Maïeutique

Cette chanson « Le Temps libre », est ici datée du 3 avril 1934, ce qui est la date de la lettre de laquelle est tiré le premier quintain, d’où provenaient aussi des éléments de la chanson précédente, par exemple, ce qui concerne la cravate, la « Gazetta dello sport ». Le reste, les éléments qui constituent les cinq autres quintains sont extraits de la lettre du 6 avril 1934.

Pourquoi tout cet embrouillamini ?, Marco Valdo M.I. mon ami.

Je dois te dire, Lucien l’âne mon ami, que je reconnais volontiers que ces lettres sont quelquefois entremêlées, car je me suis laissé guider par le cours de la poésie plus que par l’exacte adéquation à ces lettres en apparence banales. Elles ressemblent vraiment à des lettres comme n’importe qui pourrait en envoyer dans les mêmes circonstances. Il faut en extraire un récit ; c’est précisément mon travail.

Ce seraient donc des lettres banales, demande Lucien l’âne.

En apparence, en apparence, oui, certainement, dit Marco Valdo M.I. ; cependant, la vérité me commande de dire qu’elles ne le sont pas du tout comme cette revisitation poétique le montre. Un élément important à prendre en compte, c’est le fait que ces lettres de prison s’inscrivent dans un mouvement continu à l’intérieur d’un temps circonscrit (le temps de la prison) où les jours se ressemblent, d’où ce sentiment de banal, et où elles se cristallisent en un seul chant allant et revenant sans cesse sur lui-même. C’est une complainte.

Je comprends maintenant l’impression que j’ai eue jusqu’ici, dit Lucien l’âne pensif. Alors, qu’y a-t-il dans ce Temps libre ?

Qu’y a-t-il dans ce Temps libre ?, pour répondre à cette question, Lucien l’âne mon ami, je vais reprendre la démarche que j’ai suivie jusqu’ici, une démarche vaguement didactique et passablement ordonnée. Le premier quintain montre un Carlo Levi calme, tranquille, sûr de lui et homme de culture et même, de culture classique italienne. Ce n’est pas aussi innocent que cela puisse paraître, car ainsi – par-dessus la tête de la censure, le prisonnier s’adresse aux magistrats en jouant sur la connivence des lettrés : « Nous avons lu les mêmes livres » et au-delà des circonstances du moment, nous partageons certaines valeurs – sous-entendu : que le régime ne partage pas, mais ne peut contester.

« Libre de tout souci judiciaire,
En compagnie de Dante et de Pétrarque,
Je relis le Canzoniere. »

Comme je l’ai déjà expliqué, ce sont là des axes forts de sa défense par censure et cabinet noir interposés. Les trois quintains suivants décrivent la prison, vue de l’intérieur de la cellule (et accessoirement, à quoi on réduit un artiste). C’est un tableau précis à la manière du peintre et du conteur qu’il est.

« Par ma fenêtre, un trou de lumière grise,
On ne peut voir les oiseaux, ni les avions.
Face au mur vague, mon œil brille.
Le ciel à travers les grilles »

Puis, les deux dernières strophes ont l’habituelle vocation double : informer l’extérieur et apporter encore des éléments de défense dans cette plaidoirie lancée vers les autorités. Le prisonnier met – l’air de rien – les magistrats et leur conscience, même mauvaise, face à face avec l’usage des dénonciations et des informateurs et il met en cause la validité des renseignements que ces mouchards peuvent rapporter. En filigrane, il en appelle à l’homme – qui devrait exister en chaque juge – contre les pratiques nauséeuses du fascisme.

« Que sans préjugés, ils ne se laisseront pas guider
Par de faux renseignements
Et qu’ils vont me libérer. »

Pour une fois, Marco Valdo M.I. mon ami, laisse-moi, avant de conclure, te donner connaissance de mon impression sur ton travail, sur cette chanson (et les précédentes et par avance, sur les suivantes, si elles suivent la même voie – et que feraient-elles d’autre ?)

Va-z-y, Lucien l’âne mon ami, va-z-y, je suis très curieux et très désireux de la connaître. Et surtout, n’aie crainte de me dire les choses directement.

Oh, il n’y a rien d’exceptionnel à ma réflexion, reprend Lucien l’âne, c’est ce que je pense amicalement et je ne voudrais pas que mon avis – quelque peu biaisé par l’amitié, mette à mal ta légendaire modestie. Je voulais juste te dire que je trouve cette transmutation de langue et de forme (de l’italien au français, de la prose à la poésie), terriblement réussie. C’est un monument poétique que tu dresses à Carlo Levi. C’est l’étrange résultat d’une alchimie passionnée. C’est particulièrement sensible quand on lit ces chansons pour elles-mêmes sans se soucier ni de l’histoire, ni des dates. Voilà tout ! Enfin, tissons le linceul de ce vieux monde aux arrières-goûts de fascisme, bruyant, gris, morfondu, sombre et cacochyme.

Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Avec ce calme qui entoure
Le temps libre
Libre de tout souci judiciaire,
En compagnie de Dante et de Pétrarque,
Je relis le Canzoniere.

Les voix des gardiens nous épuisent.
Des bruits indistincts font diversion :
Rumeurs d’usine et de circulation.
Par ma fenêtre, un trou de lumière grise,
On ne peut voir les oiseaux, ni les avions.

Face au mur vague, mon œil brille.
Le ciel à travers les grilles
Se morfond nuageux.
D’un soupir profond et oiseux,
Le vent le déplie.

Ici, la veille se réduit à la lumière,
Le sommeil se terre dans les ténèbres :
Ici, la nuit est sans mystère,
Elle se meut dans le sombre
À la poursuite des ombres.

Depuis que je suis là,
J’ai rencontré deux fois les fonctionnaires,
Chargés de mon cas.
Ils n’ont fait état
D’aucune accusation particulière.

À présent, tranquillement, sereinement,
Patient, j’attends et j’espère
Que sans préjugés, ils ne se laisseront pas guider
Par de faux renseignements
Et qu’ils vont me libérer.

mardi 29 janvier 2019

POUR EN FINIR AVEC LA MÈRE… !

POUR EN FINIR AVEC LA MÈRE… !


Version française – POUR EN FINIR AVEC LA MÈRE… ! – Marco Valdo M.I. – 2019
Chanson allemande – Immer raus mit der Mutter !Kurt Tucholsky – 1924
Texte de Kurt Tucholsky, publié dans Die Weltbühne en 1924 sous un de ses pseudonymes, celui de Theobald Tiger.
Musique de Hanns Eisler
Interprété par Ernst Busch, album "Ist Das Von Gestern ?" de 1965.


On l’imagine avec ses grosses bacchantes,
Avec ses médailles, son casque

Poème dédié à Paul Graetz (1890-1937), un des maîtres du cabaret berlinois des années Weimar. Paul Graetz, comme Tucholsky lui-même, fut contraint de fuir l’Allemagne en 1933 et mourut prématurément (d’une crise cardiaque, pas de sa propre main, comme Tucholsky) à Hollywood en 1937.

Dans ce poème, Tucholsky affirme quelle est pour lui la solution aux aberrations du nationalisme : connaître le monde, connaître d’autres cultures, vérifier à la première personne que les Français sont comme les Allemands, des êtres humains. Comme nous le savons, Tucholsky, grand viveur, aimait Paris et y passait beaucoup de temps. L’autre chose que Tucholsky aimait (avec les femmes) était le cabaret (la dédicace à Paul Graetz n’est pas accidentelle) et s’il y a un élément qui unissait étroitement Berlin et Paris dans ces années-là était précisément le cabaret, la vie nocturne.

L’invitation de Tucholsky aux Allemands, au lieu de continuer à pleurer sur les guerres passées, est donc d’aller faire une belle promenade sur les boulevards de Paris. Mais attention, pas comme le général Ludendorff avait tenté de le faire au début de la Grande Guerre, en envahissant la Belgique neutre et en rasant avec la Grande Berta les forteresses de Liège pour ouvrir un corridor vers la capitale française… Pour mémoire, Ludendorff, avec von Hindenburg, était le représentant de la classe militaire allemande, le même qui était non seulement coresponsable du carnage de la guerre, mais qui plus tard a aidé à concéder l’Allemagne à Hitler…


L’aspect tragique et moqueur de ces vers est que Ludendorff n’est arrivé qu’à 40 km de Paris alors qu’Hitler, vers qui Tucholsky se tourne enfin pour renouveler son invitation à visiter la France, est vraiment arrivé à Paris, et paspour une visite de courtoisie ou pour assister à un spectacle cabaret. Mais en juin 1940, le grand écrivain et poète juif d’origine polonaise – aimant trop la vie et connaissant bien l’Horreur – avait déjà depuis quelques années mis fin à des jours en exil à Göteborg…



Contractés, ratatinés, ankylosés, paralysés,
Depuis dix ans, ça va comme ça.
Comme les Allemands sont décimés,
Qui étaient les tenants de Goethe autrefois !


Il existe un truc – et il est inouï.
Ce truc, le voici :
Va une fois sur les boulevards, Mec !
Va une fois à Paris, Mec !


Ludendorff, les forts de Liège une fois pris,
Du pays n’est plus jamais sorti.
Quelle journée pour lui ! Le Brave avait été
Pour la première fois à l’étranger.


On l’imagine avec ses grosses bacchantes,
Avec ses médailles, son casque et sa lance,
Une fois sur les boulevards, Mec !
Une fois à Paris, Mec !


Entre au sud, le Hanovre et au nord, la Franconie,
L’horizon se rétrécit.
Peu s’en vont de la maison
Et presque personne dans le monde.


J’aimerais qu’au lieu des chemins du Brandebourg,
Les employés en masse fassent un tour
Sur les boulevards, une fois, seulement !
À Paris, une fois, seulement !


Là-bas dehors, nul ne se soucie
De votre chef de convoi ;
Vous pouvez crier hiphip et hourra :
Le monde continue tranquille.


Les peuples vivent. La joie rit.
Nous, on traîne derrière.
Ce qu’on fait en cachette ici,
Ça sera découvert.


Aux juges, aux bonzes, oui, jusqu’à
M. Hitler, je dis comme ça :
Va une fois sur les boulevards, Mec !
Va une fois à Paris, Mec !

dimanche 27 janvier 2019

Les Graffitis


Les Graffitis



Chanson léviane - Les Graffitis - Marco Valdo M.I. - 2019


Lettre de Prison 7

1 avril 1934

Le cheval, le doge et le prisonnier


Dialogue Maïeutique

Tu sais, Lucien l’âne mon ami, que l’homme enfermé a l’étrange habitude de marquer les lieux de son passage : un signe, un nom, un dessin ; on appelle ça des graffitis.

Oh, dit Lucien l’âne, personnellement, je ne fréquente pas ces lieux, mais j’en ai déjà vus sur les dans les rues ou sur des arbres.

En effet, reprend Marco Valdo M.I., généralement, il griffe la pierre, le bois ; il tente de graver son souvenir (le souvenir de lui-même), parfois, c’est le dernier, comme si cette trace allait le faire perdurer. C’est une fameuse illusion, la trace ne fait perdurer que la trace.

Certes, dit Lucien l’âne, mais c’est déjà quelque chose. Comme je viens de te le dire, je sais très bien tout cela, moi qui en ai vu tellement depuis le temps que je parcours le monde à la poursuite de moi-même ou de mon ombre, que sais-je ? Il y en a vraiment partout : sur les monuments, sur les arbres, sur le sable (ils ne durent que le temps d’une marée), sur les roches de hautes montagnes ou sur les falaises de bord de mer aux endroits les plus invraisemblables. Et là, il ne s’agit pas d’hommes enfermés ; il s’agit même parfois de couples d’amoureux tatouant un grand chêne, un grand hêtre, liant ainsi leur histoire éphémère à celle de l’écorce meurtrie et leur vanité monte ainsi vers les cieux jusqu’à ce qu’on abatte l’arbre et ça peut durer longtemps.

Revenons à la chanson qui – tu l’auras sans doute deviné, Lucien l’âne mon ami – s’intitule « Les Graffitis ». Cependant, même que c’en est la conclusion :

« Mon œil se perd sur le mur blanc
Entre les graffitis d’un autre temps. »

D’ailleurs, un des endroits où on a le plus le temps et l’envie de faire des graffitis, c’est dans une cellule de prison, de forteresse où le mot est souvent le simple mot « Liberté » ou alors, un cri de colère : « Merde ! ». Et si c’en est la conclusion, les graffitis ne sont pas toute l’histoire de la chanson.

Mais, dit Lucien l’âne un peu abasourdi, qu’est-ce qu’elle raconte d’autre de si intéressant ?

Eh bien, dit Marco Valdo M.I., beaucoup de choses, alors écoute-moi attentivement. Elle commence par une protestation de l’artiste Carlo Levi auquel un scénario de film a été commandé et qui ne peut, s’il reste en prison, achever et fournir. Que suggère-t-il à ses censeurs ? Une perte pour Carlo Levi, mais peut-être aussi pour le cinéma italien ? Il réclame sa libération, mais pour ceux qui reçoivent le courrier (ses proches), le message est « prévenez Mario Soldati », avec qui il fait ce film et aussi, avec qui il mène la lutte clandestine contre le régime. Tout aussi singulier ce distique :

« J’ai la chemise, j’ai le costume,
Mais pas la cravate autour du cou. »

Il est en apparence fort banal et il sera interprété comme ça par la plupart des lecteurs. Pour le censeur, c’est la description objective de la situation du prisonnier, de n’importe quel prisonnier : sans ceinture, sans lacets, sans cravate, c’est la règle. Pourtant, à y mieux regarder, on découvre le message : je suis dans la situation du prisonnier, mais je ne suis pas avec la cravate (corde) autour du cou, je ne suis pas étranglé ; autrement dit, je suis à mon aise et ils ne me tiennent pas.Vu ainsi, c’est nettement un message clandestin à destination amis de son réseau de résistance.

Houlala, Marco Valdo M.I. mon ami, comme elle est complexe cette petite chanson banale.

Oh, elles le sont toutes, Lucien l’âne mon ami, mais je ne peux faire pareille dissection à chaque fois. Je ne peux te conseiller d’autre méthode que de suivre attentivement le récit, qui dans ces petits textes sont forcément fort denses ; évidemment, on peut les entendre linéairement, sans ces complications et c’est bien aussi. La strophe suivante, par exemple, a le même rôle. Quand elle dit « La Gazetta dello Sport » a publié un communiqué, il fait tout un commentaire, mais il ne dit pas ouvertement qu’on peut utiliser la Gazetta pour faire passer des messages dans les prisons.

C’est une bonne idée, en tout cas, dit Lucien l’âne.

Pour le reste, vois la chanson.

Eh bien, dit Lucien l’âne, tissons le linceul de ce vieux monde carcéral, myope, mal bâti, mal parti et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Avec ses souvenirs familiers,
Pâque est donc venue ce matin.
Ce qui me rend chagrin,
C’est que, si je reste enfermé,
Le film va m’échapper.

Perdre une scénographie,
Une commande pour le cinéma,
Une occasion comme celle-là,
On n’en a pas beaucoup dans la vie.
Quelle situation, une vraie idiotie.

J’ai la chemise, j’ai le costume,
Mais pas la cravate autour du cou.
Tout ce qui vient de chez vous –
Les lettres, le linge, les vivres,
Les chaussures – m’aide à vivre.

Ici, la « Gazetta dello sport » est autorisée ;
C’est une riche idée !
On y trouve un communiqué :
Un groupe a été arrêté
Et emprisonné.

Ici, comme prisonnier, il est logique
De vouloir retrouver sa liberté.
En attendant, je lis les classiques ;
C’est assez encyclopédique,
Mais j’y suis en bonne société.

Ici, ce matin, je suis fainéant.
Assis à la table, morne à périr,
Je n’ai pas envie d’écrire.
Mon œil se perd sur le mur blanc
Entre les graffitis d’un autre temps.

mercredi 23 janvier 2019

La Maison de Santé


La Maison de Santé

Lettre de prison 6
Canzone léviane – La Maison de Santé – Marco Valdo M.I. – 2019
27 mars 1934


Michel Bakounine





Dialogue Maïeutique

Parfois, Lucien l’âne mon ami, je me dis qu’il serait plus simple de ne pas commenter les chansons et en vérité, elles n’en ont pas besoin. Elles disent toutes seules ce qu’elles ont à dire ; d’autant plus pour celles-ci qui n’ont d’autre objet que de faire le lien, de faire la liaison entre des gens qu’une barrière sépare.

Qu’est-ce qui t’arrive Marco Valdo M.I. mon ami ? Aurais-tu perdu me goût de parler, le plaisir de noter ces conversations de bonne compagnie ? As-tu seulement songé à ce fait irrémédiable que sans elles, nous n’existerions simplement pas l’un pour l’autre ?

J’y pense, Lucien l’âne mon ami, j’y pense souvent à nos dialogues et à leur maïeutique. Sans eux, nous ne serions pas là à nous disputer autour de tout, de rien, d’un mot qui passe. Moi, encore, je serais occupé à l’une ou l’autre chanson, l’une ou l’autre version française d’une chanson en langue étrangère, toi, tu signerais de temps en temps une chanson, un commentaire. Mais qui serais-je sans toi qui vins à ma rencontre au détour d’un buisson, au pied dune haie, ballant la tête à chaque pas ? Bref, nous voilà ici.

Et puis, répond Lucien l’âne, il y a que je suis toujours ébahi de voir les mots s’aligner, puis s’entasser doucement comme si à la longue, ils feraient une montagne, un terril, un crassier. A priori, ils ne disent rien de notable ; ils disent, c’est tout.

C’est vrai, Lucien l’âne mon ami, mais c’est compter sans la maïeutique qui vient en extraire on ne sait quel mystère, comme d’un tas de vieux débris de terre rejetées à l’écart lors de l’extraction, les mineurs d’or du Chili tirent, à force de patience, de quoi assurer un temps un surplus à leur subsistance. Par une étrange chimie, les poussières d’or s’agglutinent et forment des paillettes que le mineur enferme précieusement dans son sachet et le cache. Enfin, c’était vrai vers 1834, un siècle avant cette lettre de prison, quand Charles Darwin l’a indiqué sur son carnet de voyage.

Bon sang de bonsoir, Marco Valdo M.I. mon ami, te voilà encore en train de nous bassiner avec tes histoires qui n’ont rien à voir et moi, comme un âne, en train de me faire avoir. Dis-moi plutôt ce que dit la chanson.

Oh, elle ! Que dit-elle ?, reprend rêveusement Marco Valdo M.I. Que veux-tu que je te dise ? Je ne sais trop, l’écume des jours d’un prisonnier : balayer, ranger, refaire un lit, penser au passé, ne pas oublier d’affirmer son statut d’artiste, d’homme de culture – il parle de l’Anna Karénine, de rassurer la famille, d’ironiser – la prison est une maison de santé (il pensait peut-être à Paris où Santé et prison sont synonymes), enfin, affirmer son incompréhension face aux accusations, jouer les innocents.

Au fait, demande Lucien Lane, tu penses que Levi imaginait que les censeurs qui lisaient ses lettres avant de les renvoyer au destinataire, les gens de la police politique, les juges chargés de son instruction se laisseraient convaincre ou prendraient au sérieux ses dénégations ?

Je ne le sais pas, Lucien l’âne mon ami, mais ce qui est certain, c’est que si Carlo Levi (ou n’importe quel prisonnier) av ait reconnu quoi que ce soit dans ces lettres, ils en auraient fait usage contre lui. C’est à mon sens une des raisons pour lesquelles les autorités pénitentiaires et judiciaires laissent aux prisonniers la possibilité d’échanger du courrier avec l’extérieur. Mais ici, comme lors des interrogatoires, c’est un jeu de dupes et Carlo Levi est assez subtil à ce jeu de « à malin, malin et demi ». Il retourne l’instrument contre ses instructeurs ; ils veulent des détails, des confidences et ils en reçoivent. Ils veulent de la vérité ; ils en sont arrosés. À ce jeu, il y a un précédent historique célèbre, dont je veux te parler, celui d’un prisonnier qui a adressé par écrit un texte où il raconte tout son parcours à son oppresseur et à la demande de ce dernier et je te propose de deviner qui est ce personnage, à partir d’un petit texte, que j’ai un peu arrangé à ton intention, de façon à lui donner un caractère un peu énigmatique et à ménager un rien de suspense : « Le pouvoir désire surtout des révélations sur la politique de son prisonnier et sur les personnes qui y ont été impliquées. Pour le prisonnier, il n’est pas question pour lui de compromettre qui que ce soit… En arrangeant habilement les choses connues (par le pouvoir), sans rien y ajouter d’important, il donnera l’impression de ne pas être obstiné dans son silence. »

Vraiment, Marco Valdo M.I. mon ami, je ne sais pas de qui il s’agit.

Ce texte est connu sous le nom de « Confession » et Lucien l’âne mon ami, au moment où l’auteur de cette singulière confession à celui qui lui en a fait la demande expresse de lui écrire « comme à son confesseur », ce prisonnier célèbre est déjà deux fois condamné à mort et virtuellement exécuté. Il s’en sortira cependant de la manière décrite ici. Ces deux personnages sont le Tsar Nicolas Ier et le prisonnier, Michel Bakounine. J’ajoute qu’à mon sens, Carlo Levi ne devait pas ignorer cette histoire.

Oh, dit Lucien l’âne, Michel Bakounine, c’était un bien brave homme celui-là, un véritable ami de la liberté et un infatigable ennemi de ce vieux monde, dont nous aussi à notre tour tissons le linceul, un vieux monde plein de mots, de mensonges, de menteries, de ruse, de méchanceté, d’autorité et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Ici, il faut s’occuper : balayer, ranger ;
Ces affaires domestiques
Sont choses mécaniques
Elles meublent les jours entiers
Qui s’en vont, oubliés.

De refaire chaque jour mon lit,
À la longue, je ris.
Reborder les couvertures
Est une étrange aventure
Qui me ravit.

Je comprends à présent
Combien les femmes ont plaisir
À coucher les enfants des pères
Qu’elles ont vus naître et grandir.
C’est l’art d’être grand-mères.

Je relis Anna Karénine,
Une histoire de femmes et d’amours,
Un livre de toujours,
Une Traviata si vive, si fine,
Elle m’a tenu compagnie quelques jours.

Rassurez-vous, je suis en bonne santé ;
Soyez tranquilles, je suis serein.
Mais qui aurait jamais imaginé
Qu’on me fasse un tel destin ?
Finalement, la prison est une maison de santé.

Ici, on joue un drame tragi-comique.
S’il n’était pas aussi ennuyeux,
Ce serait humoristique.
Sûr que les juges, gens méticuleux
Me renverront chez moi sous peu.

lundi 21 janvier 2019

RUGBY DE BANLIEUE


RUGBY DE BANLIEUE


Version française – RUGBY DE BANLIEUE – Marco Valdo M.I. – 2019
Chanson italienne – Rugby di periferia Piccola Bottega Baltazar – 2016



La Mêlée



    



Cette chanson parle de terrains de banlieue, de rugby. Et le rugby est un sport fait de boue, de travail et de sueur, parfois même d’un peu de sang, et l’idée de tomber et de se relever est l’essence même de ce sport, c’est donc une métaphore de la réhabilitation. Cette chanson raconte deux histoires de réhabilitation… L’une est celle des Trois Roses Noires (Le documentaire), une équipe de réfugiés de Casale Monferrato (Piémont).

L’autre est celle du Briganti Rugby de Librino, dont le local du camp de San Teodoro Liberato à Catane (Sicile) a été incendié, avec un message clairement mafieux, pour un lieu de rencontre après l’école, un petit phare dans un quartier suburbain de Catane, un de ceux où l’abandon scolaire précoce est le plus fréquent. 



Dialogue Maïeutique 

As-tu déjà joué au rugby, Lucien l’âne mon ami ? Je suppose que non, mais peut-être as-tu déjà vu des hommes qui jouent au rugby ou peut-être des femmes ?

Oui, j’ai déjà vu ça et je trouve ces mêlées humaines assez curieuses, dit Lucien l’âne. Mais entre nous, si ça les amuse…

C’est le but du jeu, dit Marco Valdo M.I., cependant, avant d’aller plus loin, tout le monde n’est pas comme toi et tout le monde n’a pas une connaissance de ce jeu et ne perçoit tout son intérêt. Alors, Pour ceux qui n’y comprennent pas trop rien, il est recommandé d’écouter l’explication du rugby, haute en couleurs, par Daniel Herrero, qui lui s’y connaît. C’est une série de petites vidéos très parfumées aux odeurs de Provence. Un vrai glossaire en images.

Je verrai ces explications avec plaisir, car, je t’avoue, Marco Valdo M.I., que pour ce qui est des détails du jeu, j’aurais besoin d’un guide. Mais dis-moi, maintenant, la chanson.

Elle raconte la vie d’une équipe de rugby de banlieue, d’une de ces équipes de rugby composées d’amateurs qui font – en rugby comme dans les autres sports – toute la richesse, tout l’intérêt et toute la vie de ce jeu collectif. Cependant, Lucien l’âne mon ami, ainsi que le montre la chanson, il y a un solide revers à la médaille du sport : c’est la compétition, l’esprit de compétition, l’apologie de la force, des plus forts et ainsi de suite. Ça débouche évidemment sur l’idée du champion, du championnat, de l’affrontement et le sommet est atteint quand on concourt tout cet agone dans une équipe nationale affrontant d’autres équipes nationales. C’est assez malsain.

Oh oui, dit Lucien l’âne, ces histoires de compétitions sont assez absurdes et leurs effets collatéraux délétères. Que des gens – hommes ou femmes – jouent au ballon ou se courent après pour jouer, c’est très sain et ça les distrait. Mais qu’on en fasse une affaire de commerce, c’est une autre affaire ; que l’on mette en branle des foules autour de ces jeux et on bascule dans l’univers nauséeux de la manipulation des foules ; il suffit de l’univers des supporteurs, où l’individu et son opinion, son goût, sa divergence sont immédiatement stigmatisés. L’humain disparaît dans la masse, avec le sport compétitif, on est toujours dans une journée particulière. À l’acmé, c’est la grand-messe et malheur à l’hérétique, il ne lui restera qu’à dire :

« Je suis l’expulsé des vieilles pagodes
Ayant un peu ri pendant le Mystère ».
(En Cour d’Assises – Charles Cros)

Vu ainsi, Lucien l’âne mon ami, le sport a tous les aspects d’une religion : il a sa célébration rituelle, il a ses officiants, il a ses fidèles, il a ses hiérarchies, il a aussi ses ordalies. Il a aussi son fondement d’exploitation et dès lors, la nécessité de se professionnaliser, de grandir, de s’installer au plus profond dans l’intimité des êtres. Mais revenons à la chanson qui s’intéresse simplement au destin d’une petite équipe de banlieue, où en raison de cette « petitesse » n’a comme horizon que le jeu lui-même, loin des grandes cathédrales et des offices prestigieux. Elle raconte sa vie au ras de l’herbe et insensiblement, se change en parabole sociale. Ceux de la banlieue, la plupart du temps partent perdants, y compris dans la vie. Et la chanson serine, d’abord,

« les autres sont plus forts
ils sont toujours plus forts. »


En fait, dit Lucien l’âne, C’est la loi du sport – vu par ses promoteurs et par tous ceux qui en tirent profit financièrement, économiquement, politiquement, nationalement, idéologiquementOn dirait une métaphore de la Guerre de Cent Mille Ans où les riches et les puissants (« les autres plus forts ») dominent les pauvres, les faibles pour assurer leur pouvoir, leurs richesses, leurs privilèges et ainsi de suite.

Ensuite, Lucien l’âne, la chanson poursuit sur son erre et elle dévoile le ressort caché, le faux espoir entretenu pour maintenir en place l’édifice, pour pouvoir continuer à jouer au-delà du jeu, pour pouvoir continuer à participer aux offices, pour être encore dans le jeu, si tant est qu’il faut y rester, si tant est qu’on ne pourrait pas jouer en dehors de leurs stades, sans complexe et pour le plaisir.
Ainsi, la question se pose face à ce

« Mais ensemble, on résiste ;
Divisés, on tombe. »

de savoir où on tombe et est-il gênant de tomber en dehors de leur monde ? Ou n’est-ce pas, tout au contraire, la solution ? Jouer autrement ou à autre chose. Ne serait-ce pas le sens de « Make love, not war » ? Moi, dit Marco Valdo M.I., face à ces parades, je suis de l’avis de Juliane Werding

« Hey, hey, hey,
Ich bin die, die gar nichts tut,
Ich laß mich gehn und ich pfleg mich schö'n
Und es geht mir gut.

Hey, hey, hey,
Je suis celle, celle qui ne fout rien ;
Je me laisse aller et je me ménage
Et ça me va bien. »


Quoi qu’il arrive, je n’ai pas l’intention de jour dans leurs jeux, dit Lucien l’âne et moi aussi, « ça me va bien ». D’ailleurs comme tu le sais, je me balade depuis des siècles – sans compétition, sans compétiteur ; mais, je prends quand même le temps de tisser le linceul de ce vieux monde compétitif, concurrentiel, sportif, commercial, avide, cupide et cacochyme.


Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane






Le nouveau vient d’arriver et on l’a mis à l’aile.
Il est fait d’os et de nerfs, il n’a pas froid aux bras.
Il est toujours prêt si on lui passe l’ovale.
Il ne sait pas aller en mêlée, mais il court et le reste, il l’apprendra.


Pour lui, la ligne de but est une hypothèse lointaine,
Mais moins que la Moldavie, sa patrie lointaine.
L’adversaire fait un clin d’œil et un sourire de glace.
Qui signifie à peine je le peux, je te plaque.


Bruit de fond de la rocade,
Les touffes d’herbe sur le champ gelé,
Un couple de corbeaux dans le ciel mouillé.


Un pilier en première ligne montre un visage de tueur,
Car peu importe sa taille, il y a ce moment de peur.
Alors, son équipier le prend par le maillot,
Ils se tiennent serrés en beuglant face à l’assaut.


Mais les lignes là-bas dehors ne sont pas bien claires.
Il est difficile de savoir quoi enfoncer avec les épaules
Le coup de sifflet peut survenir à tout moment
Te laissant seul à faire la mêlée avec le vent.


Bruit de fond de la rocade
Le béton vide de la tribune
Pas d’acclamations, pas d’orchestre avec l’hymne.


C’est que les autres sont plus forts
C’est qu’ils sont toujours plus forts.
C’est que les autres sont plus forts
C’est qu’ils sont toujours plus forts.
Mais ensemble, on résiste ;
Divisés, on tombe.


Le milieu a des poils blancs dans sa barbe et une famille.
On dit qu’il devrait rester à la maison avec sa fille,
Sa femme en a eu marre de la boue dans la maison.
Lui, les mains sur les hanches, il gonfle sa poitrine et crache.
Demain, c’est lundi et il n’y a pas de travail.
Demain, c’est lundi et il n’y a plus de travail.


C’est que les autres sont plus forts
C’est qu’en paroles, ils sont tous plus forts
Et si les autres sont plus forts, et si les autres sont plus forts.


C’est que les autres sont plus forts
C’est qu’en paroles, ils sont tous plus forts
Et si les autres sont plus forts
Ensemble, on résiste ;
Divisés, on tombe.

dimanche 20 janvier 2019

ALITÉE À TEREZÍN

ALITÉE À TEREZÍN


Version française – ALITÉE À TEREZÍN – Marco Valdo M.I. – 2019
d’après la version italienne QUANDO GIACEVO A TEREZÍN
tirée de Memoria in scena
d’une chanson tchèque – Když jsem ležel v Terezíně Ilse Weber – 1944
Écrit par Ilse Weber à la fin de son séjour à Terezín.
Mélodie et texte reconstruits par Aviva Bar-On, Kiryat Ono (Israël) et Francesco Lotoro.



Malgré son épilogue tragique, l’histoire de l’écrivaine, poète et musicienne juive morave, Ilse Weber est l’une des plus passionnantes et des plus fascinantes de l’immense patrimoine biographique des hommes et des femmes qui ont créé la musique en captivité pendant la Seconde Guerre mondiale. Née le 11 janvier 1903 à Witkowitz (aujourd’hui Vítkovice v Krkonoších, République tchèque), virtuose de nombreux instruments de musique et autrice de chansons et de pièces de théâtre pour enfants, Ilse (son nom de jeune fille était Herlinger) épouse Vilém Weber en 1930 et déménage avec lui à Prague. En 1939, lors de l’invasion allemande de la Bohême et de la Moravie, le couple Weber sauva leur fils aîné Hanuš en l’envoyant en Grande-Bretagne. En février 1942, Ilse, son mari et son fils cadet Tomáš (Tommy) furent déportés à Terezín, où Ilse travailla comme infirmière et écrivit environ 60 textes poétiques, dont certains furent mis en musique. Début octobre 1944, elle choisit volontairement de suivre son mari à Auschwitz-Birkenau avec son fils Tommy ; le 6 octobre, Ilse et Tommy furent envoyés à la chambre à gaz avec d’autres garçons de Terezín. Avant de partir à Auschwitz-Birkenau, Vilém a caché les compositions poétiques et musicales de sa femme dans l’écurie de Terezín ; il a survécu et est retourné à Terezín après sa libération, déguisé en officier de l’armée tchécoslovaque et a retrouvé les documents d’Ilse.
Huit chansons de Terezín ont été publiées, mais Lotoro en découvrit une autre, une comptine en tchèque à propos d’un médecin qui, un jour à Terezín, rendit visite à un enfant et lui dit finalement avec un air sévère qu’il souffrait de… « Terezínite ».
La chanson a été reconstruite grâce à la rencontre de Lotoro avec la célèbre chanteuse israélienne Aviva Bar-On, déportée à l’âge de dix ans à Auschwitz où elle a rencontré Ilse Weber, et a accepté d’être présente à Rome pour la chanter avec le Chœur des voix blanches de l’Accademia Nazionale de Santa Cecilia.


Quand j’étais alitée à Terezín, à l’infirmerie des enfants,
Le docteur est venu et il m’a examinée soigneusement.
Il a tapé ici et là, puis il me dit ce qui n’allait pas chez moi.
Tu as une Terezínite, Terezínite, Terezínite, tu as.


Nous étranglerons la vilaine maladie et on l’enfermera .
Quand j’étais alitée à Terezín, à l’infirmerie des enfants,
Le docteur est venu et il m’a examinée soigneusement.
Il a tapé ici et là, puis il me dit ce qui n’allait pas chez moi.


Tu as la jaunisse, la jaunisse, la jaunisse, tu as.
Pour te guérir, dans le derrière, une piqûre on te fera.
Quand j’étais alitée à Terezín, à l’infirmerie des enfants,
Le docteur est venu et il m’a examinée soigneusement.


Il a tapé ici et là, puis il me dit ce qui n’allait pas chez moi.
Tu as la rougeole, la rougeole, la rougeole, tu as
Chaque heure avec du jambon, une tartine, on te donnera.