Jef, l'âne du diable
Chanson française – Jef, l'âne du diable – Marco Valdo M.I. – 2015
Ulenspiegel
le Gueux – 14
Opéra-récit
en multiples épisodes, tiré du roman de Charles De Coster : La
Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses
d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs
(1867).
(Ulenspiegel
– I, LVII)
Cette
numérotation particulière : (Ulenspiegel
– I, I), signifie très
exactement ceci :
Ulenspiegel :
La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses
d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs,
dans le texte de l’édition de 1867.
Le
premier chiffre romain correspond au numéro du Livre – le roman
comporte 5 livres et le deuxième chiffre romain renvoie au chapitre
d’où a été tirée la chanson. Ainsi, on peut – si le cœur
vous en dit – retrouver le texte originel et plein de détails qui
ne figurent pas ici.
Les sergents déjà l’avaient encerclé
L'âne rua, braya ; tous dans l'effroi,
Reculaient pétrifiés.
|
Nous
voici, Lucien l’âne mon ami, à la quatorzième canzone de
l’histoire de Till le Gueux. Les onze premières étaient, je te le
rappelle :
01
Katheline
la bonne sorcière
[[50627]]
(Ulenspiegel
– I, I)
02
Till
et Philippe
[[50640]](Ulenspiegel
– (Ulenspiegel – I, V)
03.
La
Guenon Hérétique
[[50656]](Ulenspiegel
– I, XXII)
04.
Gand,
la Dame
[[50666]](Ulenspiegel
– I, XXVIII)
05.
Coupez
les pieds !
[[50687]](Ulenspiegel
– I, XXX)
06.
Exil
de Till
[[50704]](Ulenspiegel
– I, XXXII)
07.
En
ce temps-là, Till [[50772]](Ulenspiegel
– I, XXXIV)
08.
Katheline
suppliciée [[50801]](Ulenspiegel –
I, XXXVIII)
09.
Till,
le roi Philippe et l’âne
[[50826]](Ulenspiegel – I, XXXIX)
10.
La
Cigogne et la Prostituée
[[50862]](Ulenspiegel – I, LI)
12.
La
messe du Pape, le pardon de Till et les florins de l’Hôtesse
[[50939]](Ulenspiegel – I, LIII)
13.
Indulgence
[[51015]] (Ulenspiegel – I, LIV)
Cette
fois, Lucien l'âne mon ami, c'est un grand moment que raconte la
chanson. Celui de la rencontre de Till et de l'âne Jef, qui
deviendra son ami. Till aura ainsi un interlocuteur, en quelque
manière, personnel. D'expérience et c'est tout à ton honneur, je
peux dire qu'un tel compagnonnage est précieux.
Je
n'en doute pas un seul instant, dit Lucien l'âne en riant. Un âne
est toujours un compagnon très précieux.
Et
la chanson en rend compte, après l'auteur d'Ulenspiegel lui-même.
Il suffit de voir comme l'âne est introduit, comme je le dirais si
je parlais le charabia contemporain, car en franglais, on dit :
« Puis-je vous introduire Madame Machin ? Ou Mesdames,
Messieurs, je vais vous introduire Monsieur Truc. » Je t'assure
tout de suite que personnellement, je ne vois pas d'un bon œil que
l'on m'introduise Madame Chose ou Monsieur Untel et je n'ose imaginer
où.
Moi
non plus. Comme toi, je n'aimerais pas qu'on m'introduise qui que ce
soit, ni quoi que ce soit… Encore que si j'ai bien entendu, il
n'est pas question, dans cette phrase bâtarde, d'introduire dans
l'âne… Mais d'introduire l'âne. Ce qui n'est pas moins curieux ;
qui voudrait qu'on lui introduise un âne, tout entier ? Car la
chose là aussi n'est pas claire. Pour ce qui est des ânesses, je
m'introduirai bien tout seul.
Je
l'imagine et je l'espère. Mais revenons au texte de la canzone.
Donc, je disais avant qu'on ne s'égare un instant, je disais :
il suffit de voir comment l'âne est présenté, avec toute la
solennité d'une statue de procession ; c’est un âne de
cortège, un âne de prestige comparable et comparé
à la Vierge elle-même lors de sa grande sortie annuelle du 15
août. C'est un âne de
fête. J'aimerais bien te voir ainsi déambuler couvert de
« flocquarts, pendilloches et de clous ».
Là,
il faut que tu m'expliques, car ce français-là m'échappe un peu.
Que sont-ce ces flocquarts et pendilloches ? Que viennent faire
là des clous ? J'ai eu beau consulter mes meilleurs
dictionnaires, mais aucun n'en parle.
Et
ils ont tort et tu as raison.Aucun n'en parle et pourtant, ce sont de
beaux mots et qui existent dans la littérature française. Je t'en
garantis la présence chez au moins un grand écrivain de langue
française du dix-neuvième siècle, le père d'Ulenspiegel, notre
Virgile : j'ai nommé Charles De Coster.
Soit,
mais cela ne m'explique pas ce que sont les drôles de choses, ces
pendillards et ces flocquets.
Eh
bien, Lucien l'âne mon ami, comme disent les enfants qui jouent, tu
brûles. Tu t'approches fort du sens de ces mots. Mais, laisse-moi
conduire la danse. Comme toi, j'ai été surpris de trouver pareils
mots, quoique j'en subodorais le sens. Alors, je me suis plongé,
comme toi, dans les dictionnaires, pour confirmation de mon
sentiment. Posons a priori qu'il devrait s'agir de machins qui
floquent et d'autres objets qui pendouillent.
C'est
comme l'eau de la Meuse, dit Lucien l'âne tout réjoui.
Si
le mot flocquart n'existe pas dans les dictionnaires, c'est qu'on ne
l'y a pas mis. La faute en est aux dictionnaires ; ça ne
l’empêche pas d'exister et d'être connu sous d'autres formes.
Comme bien des mots anciens, il est sans doute une variante d'une
forme plus communément usitée par la suite. Je
te rappelle que le récit se situe vers 1525-1550 et dans la partie
nord de la France. J'ai trouvé la variante auvergnate « floquet »
dans le Gaspard des montagnes d'Henri Pourrat, que je te cite :
« Leurs chevaux, tous harnachés de même, à grelots et à
floquets de laine bleue ». Cette phrase presque identique à
celle de l'Ulenspiegel (lequel est bien antérieur) explique nos
deux mots. On aura donc : floquet ou flocquart : petite
touffe de laine » qui décore le tissu ; pendilloches ( à
rapprocher de cloches, mailloches, veilloche, vailloche …) ou
grelots : clochettes qui pendillent ou pendent sur un vêtement,
une parure. Quant aux clous, dont je vois qu'ils t'inquiètent, ils
sont de cuivre doré et ornent le harnachement de cuir.
Merci
Beaucoup, dit Lucien Lane. Je n'en demandais pas tant. J'aimerais
quand même connaître l'histoire que raconte cette canzone.
Comme
tu viens de le voir, Till rencontre un âne. Autour de cet âne, il y
a un attroupement de vieilles femmes et de sergents, qui sont des
soldats de ville ou de policiers ; mais l'âne ne se laisse pas
approcher. Il rue, il brait, il se fâche. On dirait un démon. Il
est d'ailleurs, médisent les vieilles, l'âne de Gilles, le tueur
d'enfants. Ce Gilles, je te le confie, ne serait dès lors autre que
Gilles de Rais,
seigneur breton
à qui des jaloux et des extorqueurs dirent une
sinistre mémoire pour
le dépouiller, aidés en cela par l'Église, le roi et les
bien-pensants qui ne supportaient pas le franc-parler et la franche
conduite de Gilles.
Pour
cela, ils l'ont accusé de rébellion (refus de s'incliner), de pacte
avec le diable (magie, sorcellerie…) et d'actes contre nature
(sodomie…). Bref, les accusations classiques contre ceux qui ne
voulaient pas se soumettre ou contre ceux dont on voulait se
débarrasser. Cependant, Till va en quelque sorte amadouer cet âne
soi-disant démoniaque, le baptiser Jef (diminutif de Joseph) et s'en
aller avec lui aux nez et aux barbes des vieilles et de la
maréchaussée. Une histoire à la Brassens. Je te laisse découvrir
le reste et la façon dont Till console Jef des piqûres de taon.
Avant
de conclure, je dois dire que je suis très heureux que Till ait
donné un si joli nom à l'âne et qu'il me plaît également qu'il
entame une aussi jolie conversation consolante, à la manière de
Jacques Brel, qui chantait : « Viens
Jef, t'es pas tout
seul ! »,
une chanson qui vous prend au ventre. Concluons quand même et
reprenons notre tâche qui tient en ceci que nous tisserons le
linceul du vieux monde, de ce vieux monde superstitieux, cancanier,
médisant, stupide, avide et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Till
vagabondait par voies et sentiers ;
Sur
sa route se tenait un âne enharnaché,
Paré
comme une madone au quinze août
De
flocquarts, de pendilloches et de clous.
Des
vieilles se dandinaient autour de lui,
Parlant
toutes à la fois, faisant grand bruit.
C'est
l'âne de Gilles, le tueur d'enfants,
Le
diable le protège, c'est une âme de Satan.
Interloqué,
l’âne se tenait coi.
Les
sergents déjà l’avaient encerclé
L'âne
rua, braya ; tous dans l'effroi,
Reculaient
pétrifiés.
C'était
un braire de démon ;
On
le laissa brouter le chardon.
Et
les poules caquetaient et les pies jacassaient
Au
mouvement de la queue du baudet.
Alors,
Till vînt qui le premier, l'âne considéra.
Il
lui donna l'avoine et le monta.
Il
bénit les vieilles, les sergents et s'en alla tout droit.
À
l'âne, Till dit : Jef, je te baptise et mon ami, tu seras.
Viens
Jef, tu n'es plus tout seul à trotter
On
est deux à présent à tirer la queue du diable
Un
peu plus tard, l'âne broutait, broutait, à l'arrêt.
Till
dit : « Moi aussi, j'aimerais me trouver une table ».
Halte,
Jef, ne te lamente pas
Tu
as comblé ton estomac
N'étaient
les taons suceurs
Ce
serait le bonheur.
Ainsi,
Jef, ne te lamente pas
Chacun
a son taon, comme toi,
L'homme
à la Sainte Pantoufle et les rois,
Et
jusqu'à moi, dont le taon le sang boit.