lundi 6 mars 2023

DE LA NATURE DES CHOSES — LA GUERRE

 


DE LA NATURE DES CHOSES — LA GUERRE


Version française — DE LA NATURE DES CHOSES — LA GUERRE — Marco Valdo M.I. — 2023

d’après la traduction italienne reprise du site “Latinovivo”

des vers 1283-1307 du Livre V de De rerum natura — Lucrèce (Titus Lucrecius Carus) — ca. -50








HANNIBAL ET LE BŒUF LUCANIEN


Jacopo Ripanda — 1509


« aux bœufs lucaniens, redoutables, au corps tourmenté,

À la trompe serpentine, les Puniques ont appris à supporter

Les blessures de guerre et à défaire

Les grandes armées de Mars. »



Il serait trop long, et peut-être inutile, d’introduire en détail le De rerum natura de Lucrèce. Usuellement décrit comme un « poème didactique de nature épico-philosophique », il appartient à un genre difficile pour la modernité (dont un exemple récent ne peut être comparé qu’à la Petite Cosmogonie portative de Queneau), qui le trouve d’une lecture très difficile (sans parler du latin dans lequel il est écrit, pas pour les débutants, pour ne pas dire plus). Dans ce poème, le philosophe et poète latin se fait le porte-parole des théories épicuriennes concernant la réalité de la nature et le rôle de l’homme dans un univers atomistique, matérialiste et mécaniste : c’est un appel à la responsabilité personnelle, et une incitation au genre humain afin qu’il prenne conscience de la réalité, dans laquelle les hommes, dès leur naissance, sont victimes de passions qu’ils n’arrivent pas à comprendre. Le De rerum natura a une portée énorme aussi par le fait qu’il marque une sorte de rupture et d’inversion dans la conception de l’évolution humaine dans l’histoire : si avant Lucrèce, on tendait à considérer l’histoire humaine et le présent comme une « décadence », une régression continue (re-gressus, retour en arrière) par rapport à un « âge d’or » mythique d’époques révolues et perdues, avec Lucrèce, l’histoire de l’homme est considérée comme une ascèse, un voyage en avant (pro-gressus). Et c’est un changement épochal.


Du De rerum natura, j’ai voulu extrapoler un bref passage, du livre V, où on parle de l’origine de la guerre. On en parle en termes très sombres, et ce sont des tonalités tout à fait en ligne avec l’esprit de l’œuvre (« Oh misérable esprit des hommes, oh âmes aveugles ! / Dans quelle existence lugubre et au milieu de quels grands dangers / Cette courte vie se passe ! » — II, 14-16). C’est l’idéal épicurien de Lucrèce, et sa distinction et son opposition fondamentales entre la ratio (compréhension, clarté, connaissance, vérité) et la religio (abrutissement, obscurcissement, bovine ignorance). Il est clair que traduire ces deux termes par “raison” et “religion” ne serait pas strictement correct ; mais c’est un fait que, par exemple, la signification de “religion” au sens moderne est une conséquence directe de sa signification ancienne d'"acceptation par la foi », de rejet de la connaissance en faveur des vérités “révélées”. Pour Lucrèce, il faut traiter de la structure fondamentale du ciel pour comprendre les principes des choses, et il s’agit d’expliquer rationnellement les phénomènes naturels sans considérer l’intervention des dieux ou avec la conviction que l’homme est le but ultime de la volonté des dieux. La guerre s’inscrit pleinement dans cette volonté de connaissance et d’analyse : pourquoi elle est née, et comment elle a évolué vers la terreur.


Nous sommes évidemment très loin de la guerre, non seulement comme acte “héroïque” fondamental de la nature humaine, mais comme normalité absolue (comme elle a été considérée pendant des siècles, pendant des millénaires). Une vraie “paix” n’a jamais existé pendant des milliers d’années, et n’existait pas au temps de Lucrèce ; la “paix”, entendue comme harmonie céleste, était plutôt la prérogative de l'"Âge d’or » susmentionné, une époque pour toujours perdue. Avec Lucrèce, le cours s’inverse : si la paix ne devient pas encore et ne peut devenir une aspiration, si ce n’est au niveau personnel (en se tenant à l’écart des querelles terrestres, comme préconisé par l’idéal épicurien, qui se trouve faussement associé dans la vulgate à une vide « jouissance des plaisirs »), la guerre perd sûrement toute sa connotation héroïque et sa condition humaine normale, pour être ramenée à sa réelle nature.


Le De rerum natura a été composé au 1ᵉʳ siècle avant notre ère. On sait très peu de choses sur la vie de Titus Lucretius Carus ; il a dû naître à Pompéi, ou Herculanum, en — 94 et mourir vers — 50. Une légende traditionnelle veut qu’il se soit suicidé, ayant perdu la raison après avoir bu un philtre d’amour. Le manuscrit complet du poème a été découvert en 1417 par l’humaniste Poggio Bracciolini dans un monastère allemand non spécifié, mais il est probable qu’au moins certaines parties étaient déjà connues à une époque antérieure. [AT-XXI]







Les mains, les ongles et les dents furent les armes d’autrefois

Comme les pierres et les branches des arbres des bois,

Les flammes et le feu, dès le moment où on les maîtrisa.

Par après, le fer et l’airain furent découverts.

Plus malléable et plus abondant en terre,

On usa de l’airain avant le fer.

Avec l’airain, on travaillait la terre, et l’airain faisait

De vastes blessures et suscitait des vagues de guerriers ;

Ils pillaient les troupeaux et les champs. Ceux qui étaient

Nus et sans défense cédaient à ceux qui étaient armés.

Puis, en douce, s’imposa l’épée de fer

Et la faux d’airain fut reniée,

Et le fer commença à labourer la terre

Et les épreuves incertaines de la guerre se sont imposées.

On monta d’abord armé sur le dos du cheval pour le guider

Avec le mors et combattre avec la droite avant d’affronter

Les risques de la guerre sur un char à deux chevaux.

On attela deux chevaux avant d’en atteler

Quatre et de monter des chars armés de faux.


Puis aux bœufs lucaniens, redoutables, au corps tourmenté,

À la trompe serpentine, les Puniques ont appris à supporter

Les blessures de guerre et à défaire

Les grandes armées de Mars. Ainsi de tristes discordes

Inculquèrent l’horreur aux humains en armes,

Et de jour en jour firent croître les terreurs de la guerre.