Le
grand Avion
Chanson
française – Le grand Avion – Marco Valdo M.I. – 2020
Quelques
histoires albanaises, tirées de nouvelles d’Ismaïl Kadaré,
traduites par Christian GUT et publiées en langue française en 1985
sous le titre La Ville du Sud.(4)
Dialogue
Maïeutique
Lucien
l’âne mon ami, la
chanson a comme acteur, comme protagoniste, un avion, un grand
avion ; un grand avion qui se tient parmi d’autres plus petits
sur le terrain d’atterrissage de Girokastër, petite ville
d’Albanie du Sud, quelque part dans les montagnes, quasiment à la
frontière avec la Grèce. La situation est la suivante:la ville
autour du château est bâtie sur le bord rocheux d’une rivière,
le long de laquelle passe la route et sur l’autre rive, on trouve
une plaine alluviale où est installé l’aérodrome. Cette
disposition est toujours celle en usage aujourd’hui.
Oh,
dit Lucien l’âne, une nouvelle chanson albanaise. Moi, je les aime
bien ces chansons anodines, qui n’ont l’air de tien dire et que
racontent pourtant un grand moment de prédation, la guerre et
l’invasion que dans la première moitié du siècle dernier,
l’Italie fasciste, impérialiste, raciste et belliciste fit à
l’Albanie, au temps où Monsieur Mussolini se voyait encore bâtir
un Impero jusqu’aux portes de l’Inde. Et peut-être même
au-delà, tant
est grande l’imbécillité humaine.
Certes,
répond Marco Valdo M.I., et l’homme
en question – mais il n’était pas seul, il y avait sa coterie et
le petit roi qui l’avait nommé ; ces gens-là ont toujours
d’ardents supporteurs et des soutiens dans l’establishment –
était atteint de mégalomanie. En clair, de cette lubie de la
grandeur qui est le stade ultime de cette maladie de l’être qu’est
l’ambition. On peut d’ailleurs en voir une personnification
exacerbée dans la folie grandissante de certain apprenti dictateur –
chez qui la fausse mèche remplace la moustache ou le menton
prognathe. De ce pantin outrancier,qui
se débarrasse de tout qui le gêne et insulte ceux qu’il ne peut
encore abattre,
on peut penser et dire qu’il est, à tout le moins, un réel danger
pour l’humanité entière. Heureusement, l’Empire de Mille Ans,
issu de l’imagination d’un de ces prédécesseurs, d’un autre
démagogue ambitieux s’est effondré en quelques années. Mais, en
effet, à quel prix !
On
dit, Marco Valdo M.I. mon ami, que le pouvoir rend fou ; à mon
sens, c’est une demi-vérité, car de tous temps, on s’est aperçu
que seul un fou peut aspirer au pouvoir ; dès lors, j’imagine
que ce dernier ne fait que renforcer cet exécrable penchant.
Bien
sûr, Lucien l’âne mon ami. Maintenant, j’en reviens à cette
guerre d’Albanie vue par les yeux inquiets et curieux d’un enfant
de Girokastër. Chacune des chansons raconte un souvenir de cette
guerre, telle qu’elle était apparue à l’enfant, disons en âge
d’école primaire. C’est la guerre vue au ras du sol, dans la
rue, dans une cour, dans une maison, de la fenêtre du salon, la
guerre vue par un témoin inconscient de l’enjeu. On est très loin
de la guerre-spectacle telle que la montrent les écrans. C’est la
guerre telle qu’elle fut vécue au quotidien, où pendant des jours
et des nuits, pour l’enfant, pour le civil, il ne se passe
strictement rien. L’action – si chère aux gens du spectacle –
se
déroule ailleurs, derrière la scène en quelque sorte (« within »,
notait Shakespeare).
On en entend que
des échos, on n’en aperçoit que des bribes, la guerre est
principalement une rumeur ; elle est ennuyeuse, de surcroît, du
fait qu’elle consigne l’enfant. C’est ce que raconte cette
chanson où l’enfant, confiné à l’étage de la maison, voit la
guerre de la fenêtre. Pour lui, la guerre, ce sont des colonnes de
camions italiens qui passent là en bas sur la route, dans un sens ;
puis, plus tard, dans l’autre.
Oh,
dit Lucien l’âne, ça me rappelle les « Souvenirs
napoléoniens », où les armées françaises (mais aussi,
leurs ennemis) franchissent le Rhin à l’aller et au retour.
Oui,
en effet, Lucien l’âne mon ami, c’est le même mouvement
pendulaire. Ainsi, pour mieux situer les choses, l’enfant de sa
fenêtre a vue sur les toits de la ville, les oiseaux de cheminées,
corneilles, pigeons ou choucas et plus loin, sur le champ d’aviation,
le nid d’avions italiens, dont les bombardiers vont déverser leur
mortelle cargaison sur les villes et les villages de la Grèce
voisine.
L’enfant isolé
périt d’ennui et pour meubler ce temps désert,
il se choisit un ami, un ami imaginaire, mais réel : le plus
gros des avions qu’il distingue là-bas sur la prairie.
« Un
grand avion est
arrivé :
Imposant,
majestueux, hors norme.
Depuis
longtemps, je vis seul dans l’ennui.
Je me
choisis un ami : c’est lui. »
Pour
ce qui est de la réalité de la guerre, c’est la mémé qui en
exprime la vérité :
« Mémé
dit : « Ils décollent les assassins ! »
« Dis
Mémé, pourquoi tu insultes les avions ? »
« Ils
sont méchants ces avions italiens,
Ils
vont tuer des gens, mon garçon. »
Finalement,
les armées italiennes font retraite; mais, comme on le
sait à présent, les armées allemandes reprendront le terrain
abandonné pour le perdre à leur tour.
Oui,
dit Lucien l’âne, on connaît la Grande Histoire ; elle est
tout entière contée dans de sérieux ouvrages ; la chanson a
d’autres manières. Quant à nous, tissons le linceul de ce vieux
monde guerrier, offensif, impérialiste, ambitieux, mégalomane et
cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Du
second étage, on peut voir
La
ville, la grand-route, la rivière
Et
au-delà, l’aérodrome militaire.
La
nuit, tout baigne dans le noir,
Sauf
quand passe le projecteur.
Le
soir, les files de camions italiens
Du
nord au sud vont bon train.
Papa
les compte durant des heures.
Après
les bombardements, la ville est confinée :
On
ne joue plus dans les rues, dans les cours ;
Je
reste aux grandes fenêtres tout le jour
À
guetter les corneilles au-dessus des cheminées.
De
l’autre côté de la rivière,
Je
surveille des heures entières
Les
avions : les petits chasseurs s’envolent,
Les
bombardiers plus lourds décollent.
Un
grand avion est arrivé :
Imposant,
majestueux, hors norme.
Depuis
longtemps, je vis seul dans l’ennui.
Je
me choisis un ami : c’est lui.
Mémé
dit : « Ils décollent les assassins ! »
« Dis
Mémé, pourquoi tu insultes les avions ? »
« Ils
sont méchants ces avions italiens,
Ils
vont tuer des gens, mon garçon. »
On
entend les canons et repartent les camions :
Du
sud au nord, en colonne, ils s’en revont.
En
trio, les avions quittent leur nid.
Mon
ami le grand avion, le dernier s’enfuit.