vendredi 9 août 2019

LA BALLADE DU CHEMIN DE FER



LA BALLADE DU CHEMIN DE FER



Version française – LA BALLADE DU CHEMIN DE FER – Marco Valdo M.I. – 2019
Chanson allemande – Die EisenbahnballadeReinhard Mey – 1987







Dialogue Maïeutique

Il te souviendra, Lucien l’âne mon ami, que nous avions déjà précédemment rencontré sur notre voie un train allemand dans la chanson « Das Eisenbahngleichnis », dont j’avais intitulé la version française « Parabole du Train », ce qu’en effet, elle était et une locomotive tout aussi allemande dans la « La locomotive unitaire ». Toutes deux étaient tirées d’auteurs allemands du siècle dernier principalement connus comme des écrivains, respectivement : Erich Kästner et Günter Grass. Cette fois, avec cette « Eisenbahnballade – Ballade du Chemin de fer », il s’agit d’une chanson écrite et interprétée par son auteur-compositeur Reinhard Mey.

Bien merci de toutes ces précisions, répond Lucien l’âne. Toutefois, j’aimerais savoir ce que raconte cette Ballade du Chemin de fer et aussi, en quoi elle se rapproche des deux autres que tu viens de me rappeler et dont je me souviens très bien.

Eh bien, dit Marco Valdo M.I., je commencerai par ta dernière demande. Ces trois chansons et pour tout dire, ces trois trains sont des trains historiques et politiques, du fait que tous les trois traversent l’histoire de l’Allemagne du siècle dernier et qu’ils évoquent tous trois les circonstances politiques qui firent de l’Allemagne un grand épouvantail, une sorte de monstre sorti d’on ne sait où. Ces chansons montrent comment le train, la locomotive, bref, le chemin de fer a largement contribué à ces événements. Entre parenthèses, on ne pourrait passer sous silence un autre train, italien celui-là, qui est aussi un objet politique, un train qui entre tout droit dans la Guerre de Cent Mille Ans, que les riches font aux pauvres, c’est « La Locomotiva » de Francesco Guccini, à laquelle se réfère directement ma chanson Terminus.

Tant qu’on y est, Marco Valdo M.I., ajoutons à cette énumération « Le Chat et la Locomotive », cette histoire de train bombardé, mais je t’ai interrompu.

Ce n’est rien, j’ai l’habitude, Lucien l’âne mon ami. Donc, le chemin de fer, le train, la locomotive, et tout ce qui s’ensuit ont été des éléments importants de l’histoire des hommes depuis l’invention de la machine à vapeur roulante. Pour en revenir à la Ballade du Chemin de fer, elle se distingue par le fait qu’elle couvre, en plus de l’édification du chemin de fer et de son rôle dans les guerres, y compris l’épisode plus que dramatique de la déportation, la période qui commence après la défaite de 1945.

D’accord, dit Lucien l’âne, mais cette Ballade quel est le personnage qui la chante ?

Oh, il s’agit d’un homme, d’un voyageur qui recourt au train de nuit pour rentrer chez lui et qui seul dans un compartiment se laisse aller à une sorte de longue et somnolente réflexion, une sorte de rêve éveillé. Mais, pour moi, il vaut mieux laisser chanter la ballade – qui est aussi une balade nocturne en train – que de tenter de la résumer ou de la raconter à sa place. Juste de petites précisions à propos de ce passage – je les note entre parenthèses :

« L’Aigle (première locomotive allemande), le Hamburger volant (C’est le nom du premier express allemand Hambourg-Berlin – 1933), le P8 prussien (pistolet Luger Parabellum),
Et les légendaires O5 (groupe de résistants antinazis autrichiens) murmuraient pour moi à travers la nuit. »

Il ne reste plus, conclut Lucien l’âne, qu’à écouter la ballade et à tisser le linceul de ce vieux monde mécanisé, motorisé, roulant vers sa destruction et cacochyme

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



L’Eisenbahnballade et ses locomotives P8 et O5

Notre interlocuteur de langue allemande, que je voudrais remercier vivement pour ses remarques et sa lecture attentive de ma version française et du commentaire sous forme de dialogue maïeutique, a raison de me faire tenir une note correctrice concernant la P8 et la O5 qui sont donc définitivement des locomotives ; pensez, je les avais prises l’une pour un pistolet Lüger P8 et l’autre pour un groupe autrichien de résistants au nazisme O5. Le curieux, c’est que ces mentions sont exactes, mais inappropriées. Cependant, je n’avais pas trouvé les précieuses indications qui nous sont envoyées par hmmwv. Il faudra donc rectifier le texte ; idem pour « chuinter » à la place de « murmurer », quoique là, le « murmure », qui veut dire grosso modo la même chose que le chuintement, donnait un petit plus tendre et plus humain à la ballade ; je n’userai cependant pas de mon droit de licence poétique.
Les deux premières lignes de l’avant-dernière strophe se libellent dès lors comme suit :

« L’Aigle, le Hamburger volant, le P8 prussien,
Et la légendaire 05 chuintaient pour moi à travers la nuit. »

Cela étant, si notre interlocuteur au nom énigmatique voulait bien anticiper ses précisions lors de l’insertion du texte originel, on gagnerait du temps et on épargnerait des erreurs inutiles.

Encore une fois, pour tout ce qu’il a fait et qu’il fera, qu’il soit chaleureusement remercié.

Cordialement

Ainsi Parlait Marco Valdo M.I.



Un épais brouillard s’abattait sur l’étrange grande ville.
Un long jour de travail s’étendait derrière moi, j’étais épuisé et sans énergie.
Trop fatigué pour l’autoroute, trop tard pour le dernier vol.
Mais je voulais rentrer chez moi,
Et j’ai découvert là
Qu’un autre train partait encore vers minuit.


Il me restait encore du temps, je ne savais où aller, alors je suis resté à la gare :
Un pompeux édifice d’un temps longtemps révolu, bondé ;
fouinant, grouillant tout autour, les voyageurs, les badauds et les paumés de la nuit,
Tant d’indifférence,
Tant de détresse et tant de souffrance
Sous tant de splendeur glacée.


Je sortis sur le quai, l’air humide et froid m’a tenu éveillé.
Je frissonnais, j’ai remonté mon col et j’ai regardé mon haleine.
Dans l’obscurité, trois lumières apparurent au-dessus de la voie, et mon train entra.
Une porte de wagon claqua.
Il faisait chaud dans le train,
J’étais tout seul dans le compartiment.


Sans bruit, on démarra et les lumières de la ville s’enfoncèrent dans une purée laiteuse.
Et toujours plus vite, passaient à toute allure les fenêtres éclairées et les gares de banlieue.
Un autre passage à niveau, quelques projecteurs, et le monde disparut.
La lumière de mon compartiment tombait en blanc
Sur le ballast de la voie
Et je devinais le pays obscur.


Et à travers les ténèbres, résonnait
Le bruit monotone
Des roues sur la voie ferrée,
Un chant solitaire,
Au long du chemin de fer.


Ils se tenaient au bord de la voie, la peau tannée par les intempéries.
Avec leurs pelles, ils avaient tracé des sillons dans le pays,
Avec des pics et des marteaux, ils avaient déplacé des montagnes
Et posé des traverses sur du ballast et par-dessus, les rails.


Dans le froid âpre, les braises brûlantes, sous la pluie, jour après jour,
La nuit, un sac de paille sur le sol dans une cabane en bois.
Et encore recommencer à l’aube pour une misérable récompense,
Et encore une nouvelle fortune de plus pour le baron de l’acier.


Et bientôt la resplendissante machine à vapeur gronda dans tout le pays.
De nouvelles industries et un nouvel empire ont vu le jour,
Des richesses inestimables, mais sur chaque mètre de voie,
Sur chaque pont, sur chaque tunnel collent des larmes, du sang et de la sueur.


Le chemin de fer apporta progrès, révolution technique 
Partout, jusqu’à la gare la plus éloignée.
Il transporta les marchandises des ports au fond des Alpes,
Relia les gens et les villes et apporta la prospérité dans le pays.


Mais la grande invention est toujours associée au tragique,
Car elle peut servir à la paix, mais aussi à la guerre.
Des trains blindés sans fin roulèrent bientôt jour et nuit :
Le matériel de guerre et les canons étaient la cargaison prioritaire.


Bientôt, l’armée se pressait triomphante dans les gares,
Les cris de joie sur les lèvres et les fleurs au fusil,
Dans les wagons ornés de drapeaux et du cri de victoire
Direction Lemberg ou Liège, Cracovie ou Mons.


Dans le feu d’enfer de Verdun, l’illusion de la victoire est morte,
Les trains se sont transformés en hôpitaux, et cette fois le train a vu
La retraite des vaincus et – les seigneurs de guerre couverts de déshonneur –
Dans un wagon dans la forêt de Compiègne, la capitulation.


Des millions de morts sur les champs de bataille, des souffrances insensées.
Les rescapés ont trouvé la misère, le gêne et le chômage.
Mais sur le terrain de la déroute déjà prospèrent
Les trafiquants et les profiteurs de guerre, la spéculation.


Mais naquit aussi de la confusion d’une politique trouble
La tendre et délicate pousse de la première république.
Alors l’étroitesse d’esprit, la stupidité et la violence l’ont piétinée
Avec des bottes à clous sur la route du Reich millénaire.


Les monstres régnaient, et le monde observait et gardait le silence.
Et à nouveau, on dit : « Les roues doivent rouler pour la victoire ».
Et commença le chapitre le plus sombre de la nation,
La plus sombre des migrations : la déportation.


Enfermés dans des wagons de marchandises, entassés comme du bétail,
Affamés et désespérés, ils étaient debout, nus et froids,
Des femmes et des hommes sans défense, des vieillards et même des enfants,
Pour l’amer voyage dont le but était le camp de la mort.


Mais alors, la colère frappa les humbles,
Aucun village n’a été épargné, aucune pierre n’est restée sur une pierre,
Et les bombes tombèrent jusqu’à ce que tout le pays soit en feu,
Les villes furent anéanties et la terre brûla.


La guerre fut plus meurtrière qu’aucune guerre auparavant,
Et punit sévèrement le Peuple qui l’avait outrageusement provoquée.
Marchèrent dans des débris et des ruines, affamés,
Les survivants, les bombardés, rien n’allait plus.


Et toujours plus longs, les convois de réfugiés arrivaient jour après jour
Et ils traversaient un pays de décombres et de cendres.
La volonté de survivre les força à ne pas se résigner,
Le désespoir, à tenter l’impossible :


Encore bondir, quand quelque part un train de hamsters partait,
Quand il y avait un tas de gens accrochés à la porte du wagon.
Une place sur un marchepied, au mieux sur un tampon,
Avec l’espoir d’un peu de farine, de pommes de terre ou de saindoux.


Ce qui se trouvait sur le talus de la voie ferrée était ramassé par des enfants,
Et nombre d’honnêtes gens ont volé le charbon des trains.
Et puis les trains arrivèrent bondés de rapatriés,
Blessés et battus, dépenaillés et usés.


Combien de drames se sont déroulés sur les quais !
De recherches et de larmes de joie, où ont lieu des retrouvailles.
Attendre, espérer et demander, sera-ce cette fois ?
Beaucoup vinrent en vain, beaucoup repartirent seuls.


Les locomotives et les wagons endommagés furent vite et mal réparés
Et lancés sur un réseau ferroviaire aventureux
Et le pouls commença à battre, et surgit de nulle part,
Chargé d’espoirs et de rêves, un nouveau pays.


Et à travers l’aube résonnait
Le son monotone
Des roues sur le rail,
La chanson mélancolique,
Au long du chemin de fer.


Le cliquetis des roues sur un aiguillage me ramena dans le présent.
Je me suis réveillé de la nuit, j’étais presque au terme de mon voyage.
Je me frottais les yeux et je m’étirais, la lumière du néon paraissait pâle,
Et dans la pièce vide
Entre veille et rêve,
J’ai vu encore une fois :


L’Aigle (première locomotive allemande), le Hamburger volant (le premier express allemand –
1933), le P8 prussien (pistolet Luger Parabellum),
Et les légendaires O5 (groupe de résistants autrichiens) chuintaient pour moi à travers la nuit.
Un train en mouvement sur la voie voisine m’a arraché à mes rêves.
Un coup d’œil à l’horloge,
Encore, dix minutes seulement
Et je serai à la maison pour le petit-déjeuner.


Dehors, d’un coup d’œil, je pouvais voir dans les fenêtres éclairées.
Je voyais les gens sur le chemin du travail, debout dans les gares de banlieue,
Je voyais les phares des voitures devant les barrières au passage à niveau,
Et luisait un espoir
Sur le jour nouveau
Et dans le lever du soleil.