vendredi 31 mai 2019

Je suis un Artiste


Je suis un Artiste


Lettre de prison 29
10 juin 1935





Dialogue Maïeutique


Si tu le veux bien, Lucien l’âne mon ami, je propose de faire une pause dans notre histoire tout comme le fait le Dr. Levi afin de récapituler ce qui s’est passé depuis sa première incarcération en mars 1934. D’abord, il faut distinguer au moins trois périodes. La première incarcération qui est celle qui va de mars à mai 1934, aux Nuove, la prison de Turin. Durant cette période, il est interrogé très ponctuellement par la police politique et par les juges d’instruction turinois. C’est à ce moment que Carlo Levi fait la remarque qu’une partie de la prison est réservée aux prisonniers politiques et prend soudain les allures d’une synagogue. Dans la presse, le gouvernement fasciste dénonce un complot juif, anticipant et probablement, annonçant ainsi les lois raciales de 1938.

Oui, dit Lucien l’âne, je me souviens de cette réflexion d’une ironie amère qu’avait faite alors Carlo Levi. À mon avis, il devait sentir venir l’horreur.
Sans doute, dit Marco Valdo M.I., ces arrestations de groupe étaient-elles des prémices d’autres. Dès cette période aussi, Carlo Levi a mis en place une communication à clé dans ses lettres adressées à sa mère, qui auréolée de l’image italienne de la « mamma » était exclue par définition de la sphère politique et protégée par l’imaginaire « machiste » qui faisait oublier aux policiers qu’Anneta Treves était aussi une militante socialiste et la sœur d’un des dirigeants de Parti socialiste en exil. Donc, dès le départ aussi, Carlo Levi organise sa défense, qui sera reprise et systématisée dans cette canzone sur deux points essentiels : primo : « Je suis peintre, je suis artiste » et corollaire : « Je ne m’intéresse pas à la politique, je n’y connais rien, je suis innocent de ce dont on m’accuse et d’ailleurs, de quoi m’accuse-t-on ? »

Au fait, c’est vrai, dit Lucien l’âne. Moi, j’aurais dit : « Je suis un âne. Je ne sais rien de la politique et de quoi, m’accuse-t-on ? »


Quoique, répond Marco Valdo M.I., je te rappelle aussi la fable de La Fontaine où l’âne tout innocent qu’il est, finit par être qualifié de galeux :

« Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal. »

La seconde période, qui va de mai 1934 à mai 1935 est une période de fausse liberté, où le peintre Levi est frappé d’admonition, autrement dit en résidence surveillée, espionné comme toutes ses relations. L’admonition, fausse mesure de clémence, avait vraisemblablement le but de mettre en confiance le suspect et de l’amener à commettre certaines imprudences, qui auraient permis de le confondre et d’établir l’existence du complot. Il n’en a rien été et comme tout ça ne donnait rien, ils auraient eu plus de chances à essayer le spiritisme ancien. Dans les hautes sphères, on s’impatiente, du coup, on arrête à nouveau Carlo Levi.

C’est là, je présume, dit Lucien l’âne, que commence la troisième période.

Tu présumes bien, Lucien l’âne mon mai. Quand on vient le chercher dans son atelier de peintre où il est confiné, Carlo Levi n’est pas véritablement surpris et arrivé à la prison, il retrouve ses vieilles habitudes. Cette fois encore, en dépit des fastidieux interrogatoires, il ne lâche rien. Il argumente avec rigueur. Certes je vivais à Paris, mais c’était là que devait être un peintre, car c’est la capitale artistique du monde. Certes, dit-il, j’ai assisté en juin 1933 à Paris aux funérailles du dirigeant socialiste exilé Claudio Treves, mais c’est mon oncle, le frère de ma mère. Tout doucement, il arrive à convaincre de son innocence les enquêteurs turinois et de ses entretiens avec les commissaires et les fonctionnaires, il retire l’impression qu’il va être libéré.

Et il ne l’est pas, dit Lucien l’âne, mais pourquoi ?

On lui avait annoncé qu’on le libèrerait en fin de journée et quand on vient le chercher. Un coup de théâtre !, répond Marco Valdo M.I., et tout bascule. Rome réclame le suspect Carlo Levi pour le mener devant le Tribunal Spécial où sont condamnés les ennemis du régime fasciste. Ainsi commence la quatrième période par un voyage en cage comme s’il était un animal sauvage qui allait dévorer ses gardes et qui sait, les autres voyageurs à destination de la capitale de l’Impero. Et là, dans un coin pourri de l’ancien couvent, recommence l’isolement. Reprennent les allées et venues dans les locaux de l’Ovra pour les sempiternels et monotones interrogatoires, dont on a retrouvé les procès-verbaux : toujours des soupçons et jamais de preuves.

On en est donc là, dit Lucien l’âne. C’était quand même utile de faire le point. Je m’y retrouve un peu mieux dans cette étrange aventure. En attendant la suite, tissons le linceul de ce vieux monde rancunier, soupçonneux, hargneux, teigneux et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


Qui sait pourquoi
On veut faire de moi
Un être politique,
Moi, que les affaires publiques
N’intéressent pas.

Questions le matin,
Questions l’après-midi,
On ne s’ennuie pas ici.
Que sais-je enfin
De ces lointains cousins ?

L’admonition m’avait cloîtré.
Je voulais même me retirer
À la campagne, chez les termites
Pour vivre en ermite,
Ma vie d’artiste.

De ma retraite volontaire
Pour peindre et méditer,
Me voilà bien récompensé.
C’est le même fonctionnaire
Qui veut encore m’interroger.

On se salue sans défiance
Comme de vieilles connaissances.
Il m’attribue une intelligence
Contraire à l’innocence.
C’est le règne de la confiance.

Moi, je ne veux rien
Savoir du monde politique.
Je ne sais rien, je peins.
Je dis, je redis, je répète :
Je suis un artiste.