lundi 16 août 2021

TOUT CE QUI PASSE ENTRE MES DOIGTS

TOUT CE QUI PASSE ENTRE MES DOIGTS


Version française – TOUT CE QUI PASSE ENTRE MES DOIGTS – Marco Valdo M.I. – 2021

d’après la version italienne de Riccardo Venturi – Tutto quel che mi vien tra le dita – 2021

d’une

Chanson suisse alémanique (Bärndüüdsch) – Alls wo mir id Finger chunnt Mani Matter – 1966.

Paroles et musique : Hans Peter Matter (Mani Matter)
In album : Albums : / Albumissa : 1. Berner Chansons (1966) ; 2. I han es Zündhölzli azündt (1992)




La Corde du pendu sous la lune


Mani Matter, on l’a dit ici plusieurs fois (et depuis le début de cette revue de ses chansons), avait commencé à composer des chansons sous l’influence de Georges Brassens. Sa première chanson, Dr Rägewurm (Le lombric), date de 1953, alors qu’il n’avait que dix-sept ans : Le texte est original, mais la musique est celle de la Ballade des Dames du Temps jadis de Brassens. Cela signifie que Brassens était arrivé à Mani Matter depuis les débuts de Brassens lui-même. Alors que Brassens, âgé de 30 ans, remportait ses premiers succès, il y avait à Berne un jeune homme inconnu qui l’avait déjà pris comme modèle pour écrire ses chansons dans une langue que Brassens aurait peut-être qualifiée d’ostrogoth des montagnes. À Berne ? Ici, il faudra faire une parenthèse sur la situation linguistique peu commune de ce garçon, Hans Peter Jan Matter. Quelqu’un bilingue, c’est une situation assez commune dans chaque pays. Mani Matter était quadrilingue ; il parlait indifféremment, dès sa naissance, l’alémanique bernois, l’allemand littéraire, le néerlandais et le français. Cette dernière langue parce que, par décision parentale, chez les Matter, on parlait exclusivement le français en présence des enfants. Ainsi le petit Mani Matter parlait français avec ses parents ensemble, le néerlandais avec sa mère, l’alémanique bernois avec ses amis et avec toute la ville de Berne, et l’allemand littéraire à l’école. On comprend alors pourquoi il était capable de comprendre à fond les chansons de Georges Brassens.



Cette chanson est certainement parmi les premières écrites par Mani Matter. L’année est indéterminée, mais elle fait partie de son premier album de 1966, intitulé Berner Chansons (et l’on remarque bien le terme, Chansons, qui renvoie directement à la chanson française). L’implantation brassensienne est évidente ; c’est une chanson, avec toutes les différences, qui rappelle la technique de composition de Marinette. Dans une introduction, il me semble, j’avais parlé de quand et comment une chanson est “brassensienne” ; à ces brèves remarques, j’ajoute maintenant qu’une chanson est “brassensienne” quand elle montre deux autres choses : la cruauté souveraine du destin réservé à chaque être humain, et l’empathie absolue envers tous ceux qui en ont été affectés. L’empathie de l’avocat, Hans Peter Matter, démontrait, par ailleurs, pas seulement dans la chanson : en tant que conseiller juridique de la ville de Berne, il a toujours œuvré pour la défense des droits civils des nombreux immigrés étrangers qui étaient arrivés en Suisse. C’est un mot qui mérite d’être souligné, “empathie” ; encore plus dans des temps comme ceux-ci, elle semble être devenue un gros mot.


Par exemple, il y a un mendiant qui mendie au coin d’une rue. D’autres braves gens savent peut-être ce qui l’a amené à cette condition ? Instinctivement, nous croyons tous qu’il est mendiant, et qu’il n’a jamais rien fait d’autre dans sa vie ; mais les raisons pour lesquelles vous pouvez aller dans la rue et demander la charité aux gens célèbres sont des milliers, des dizaines de milliers, des millions. Ça correspond à nos vies. Le procédé matterien est celui, également repris au moins en partie par Brassens, de proposer une histoire apparemment absurde : le mendiant l’est devenu parce que tout ce qui lui est arrivé entre les mainsassiettes, filles, cordes de pendaisons’est cassé. Exactement, cassé. Le destin, la malchance, ce que vous voulez. Et à ce moment-là, vous pourriez, je sais, aller relire l’histoire de Joël Hipeau. La relire, je crois, rend aussi bien le sens de cette chanson, et ce que ce mot, “empathie”, signifie vraiment, que j’ai tant de fois mentionné dans cette très courte introduction. Peut-être, qui sait si vous ne retrouverez pas au moins un peu de sa vraie valeur. J’oubliais de dire, enfin : Il est probable que cette chanson a été écrite par Mani Matter quand il était encore un adolescent. Et cet adolescent a écrit un chef-d’œuvre, en faisant le petit Brassens des montagnes, inconnu, dans une langue préhistorique. [RV]








Le jour je suis venu au monde, on me l’a dit hier,

Ma mère, à la maison, venait de casser une soupière.

Depuis, jusqu’à ma mort est tracé mon destin :

Tout ce qui passe entre mes doigts se casse dans ma main.


Je voudrais me corriger, mais ça ne sert à rien.

Ce qui était entier est en mille morceaux,

Les débris que je laisse me dénoncent aussitôt.

Tout ce qui passe entre mes doigts se casse dans ma main.


J’avais rencontré une fille – épisode triste, mais vrai –

Une fille en porcelaine aux cheveux noir de jais.

L’autre soir, elle me dit : tout finira demain.

Tout ce qui passe entre mes doigts se casse dans ma main.


On s’est quittés pour toujours.

En l’embrassant, je l’ai étouffée d’amour.

Je ne l’ai pas fait exprès, croyez-moi, nom d’un chien !

Tout ce qui passe entre mes doigts se casse dans ma main.


On m’a jugé et pendu hier, court et bien.

Je pendais déjà, quand à mon grand étonnement,

La corde s’est cassée à l’ultime moment.

Tout ce qui passe entre mes doigts se casse dans ma main.


Depuis, je suis mendiant, je ne fais plus rien.

Vous comprenez, alors soyez bons, braves gens,

Ouvrez votre porte-monnaie et faites-moi un petit présent.

Tout ce qui passe entre mes doigts se casse dans ma main.