Cellini
avait Raison
Lettre
de prison 25
4
juin 1935
|
Persée et Méduse |
Dialogue
maïeutique
Tu as
certes compris, Lucien l’âne mon ami, que ces lettres de prison se
ressemblent toutes et aussi que quand on les lit pour la première
fois sorties de leur contexte, elles paraissent assez banales et se
répètent ; du moins en apparence. Et pourtant, elles
véhiculent un flux d’émotions, de sentiments et quand on y
regarde de plus près, tout un univers mental. En fait, elles
reflètent le monde intérieur du prisonnier.
Je
perçois ce dont tu parles, Marco Valdo M.I. mon ami, même si c’est
de manière floue et du coup, j’aimerais que tu détailles un peu
la chose.
Évidemment,
Lucien l’âne mon ami, ce sont là des considérations générales
qui peuvent être appliquées à l’ensemble des lettres du
prisonnier. Reste à creuser la spécificité de celle-ci, à la
distinguer des toutes les autres, à suivre au plus près les
méandres de la méditation du prisonnier Levi, qui a les allures
d’un magma, d’un flot, d’un fleuve d’indéfini coulant jours
et nuits. D’un jour à l’autre, il n’y a :
« Rien
de neuf, tout reste pareil :
Les
gouttes de pluie et le rayon de soleil. »
Oui,
Marco Valdo M.I., il n’y a pas beaucoup d’action dans ces lieux
désolés, je te le concède et par conséquent, au fil du temps, il
n’y a pas grand-chose qui sorte de ce brouillard indifférencié.
Moi, je vois quand même déjà quelque chose de particulier :
c’est la formulation. Si le thème est le même, les mots pour le
dire font la différence.
Tu as
raison, Lucien l’âne mon ami, il y a la façon de (re)dire les
choses et de traiter cette mélodie obsessionnelle qui meuble des
heures de prison ; spécialement quand le prisonnier est seul en
cellule. À qui causer ? L’homme a besoin de distraction ;
je veux dire qu’il a besoin de distraire son esprit, de l’activer
pour ne pas sombrer dans je ne sais quoi, dans le vide mental, dans
l’atonie. L’immobilité forcée entraîne – si l’on n’y
prend garde – un fort ralentissement de tout l’être et d’une
certaine façon, le conduit à une sorte d’hibernation psychique et
cet état qui finit par avoir raison du dynamisme. Il finit par
épuiser la capacité de résistance du prisonnier et c’est sans
doute aussi un des buts recherchés quand on tient un captif en
isolement.
Et
que vient faire ici l’orfèvre, le maître sculpteur Cellini, s’il
s’agit bien de lui, de celui-là qui fondit l’immense Persée ?,
demande Lucien l’âne.
En
effet, Lucien l’âne, c’est de Benvenuto Cellini qu’il est
question, le créateur de ce monstrueux Persée qui présente la tête
à bout de bras et pose son pied sur le corps nu décapité de Méduse
et de la Salière de François Ier, roi de France.
Cependant, c’est à ses mémoires que Carlo Levi se réfère et au
séjour qu’il fit dans la prison du Château Saint-Ange sur les
bords du Tibre, à propos duquel il fit un éloge de la prison
considérée comme une couveuse ou une nourrice d’écrivains :
« Comme
de l’oiseau en cage la chanson,
La
littérature des peuples
Est
née en cellule
Derrière
les barreaux des prisons. »
Il
est fait aussi état dans sa lettre de Baruch Spinoza, qui jeune
encore – il avait 23 ans, fut banni de la communauté juive sous
l’accusation d’hérésie. Il faut dire qu’on le considérait
alors déjà, comme un athée. C’est évidemment une manière
d’annoncer ou de présager la future condamnation à la confination
qui pèse sur les épaules de Carlo Levi. Ainsi donc, comme tu le
vois, derrière les phrases et les mots où tout semble semblable à
soi-même d’une lettre à l’autre, dans lesquelles Carlo Levi
parle du temps, de la durée rythmée des jours, de l’inactivité,
de son innocence, de sa qualité et de ses préoccupations d’artiste
et de ses tableaux, de ses lectures limitées aux livres de la
bibliothèque de l’établissement, on peut découvrir tut un monde
en ébullition. Non, non, non, Carlo Levi n’est pas en état
d’hibernation.
Voilà
qui est rassurant, dit Lucien l’âne. Alors, tissons le linceul de
ce vieux monde carcéral, monotone, hibernant et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Régulièrement,
j’écris
Mes
lettres le mardi et le vendredi.
C’est
le régime ici.
Rien
de neuf, tout reste pareil :
Les
gouttes de pluie et le rayon de soleil.
Les
jours s’égalent
Et
semblables s’étalent
En
un amas chronométrique.
Je
mène une vie atonique,
Mais
très hygiénique.
Ne
pouvoir rien faire,
Ce
mal me désespère.
Au
Château Saint -Ange, Cellini
D’une
brindille et de poussière,
Lui
aussi, l’écrivit.
Je
n’ai rien demandé :
Ni
de pouvoir peindre,
Ni
d’acheter des livres.
J’attends
d’être libre
Et
de pouvoir m’en aller.
Cellini
avait raison,
Comme
de l’oiseau en cage la chanson,
La
littérature des peuples
Est
née en cellule
Derrière
les barreaux des prisons.
Du
matin au soir, je lis,
Douze
heures par jour.
Et
me vient à l’esprit
Spinoza
qu’on bannit
Pour
toujours.