LE RÉALISATEUR ET LE MÉDIAN
Version française – LE RÉALISATEUR ET LE MÉDIAN – Marco Valdo M.I. – 2021
Chanson italienne – Il regista ed il mediano – Alberto Cantone – 2018
CADAVRE
Félix Vallotton – 1910
Luciano Re Cecconi est un joueur de fouteballe italien, né en 1948 à Nerviano et décédé en janvier 1977 à Rome ; il tenait la place de médian. Le 18 janvier 1977, il voulut faire une farce à un ami bijoutier à Rome et mima un braquage ; la blague tourna mal et il fut abattu à bout portant d’une balle dans la poitrine.
Pier Paolo Pasolini est un écrivain, poète, journaliste, scénariste et réalisateur italien, né en 1922 à Bologne, et fut assassiné dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, sur la plage d’Ostie, près de Rome. Ces deux assassinats ne sont aujourd’hui pas élucidés et sans doute, ne le seront-ils jamais.
Dialogue maïeutique
L’autre jour, Lucien l’âne mon ami, on avait promis que je ferais une version française (comprendre : une version en langue française. Française est ma langue maternelle et même paternelle, mais telle n’est pas notre nationalité ; nous pensons et nous écrivons en français sans frontière) d’une chanson en langue italienne d’Alberto Cantone. Eh bien, nous y voilà.
Tu veux sans doute me dire, Marco Valdo M.I. mon ami, que cette version française est terminée. C’est fort bien, mais quelle est donc cette chanson ?
Elle s’intitule assez énigmatiquement, répond Marco Valdo M.I., « Il regista ed il mediano » ; ce qui en français suggère une aussi impénétrable énigme : « Le réalisateur et le médian ».
Oui, en effet, dit Lucien l’âne. Ça laisse perplexe, mais on peut décrypter ces deux mots et les replacer dans leur contexte : le premier – le réalisateur – est un professionnel du cinéma et d’autres médias et le second – le médian – à ne pas confondre avec le média ou le médium – est un joueur de fouteballe, appelé aussi le milieu de terrain – sous-entendu, le joueur qui, quand on considère la disposition théorique de l’équipe à l’arrêt, occupe stratégiquement la place au milieu de la partie de terrain de son équipe ; on l’appelle aussi, si j’ai bien saisi la subtilité, l’arrière-centre ou le centre arrière.
C’est exactement de ces gens-là : du réalisateur et du fouteballiste, reprend Marco Valdo M.I., que parle la chanson. Pas des gens de ces professions-là en général, mais d’un réalisateur et d’un médian particuliers. En l’occurrence, ce ne sont pas des inconnus puisqu’il s’agit dans le cas du réalisateur de Pier Paolo Pasolini et dans celui du médian, de Luciano Re Cecconi. Cependant, ils ne sont pas là « ès qualités ».
Soit, dit Lucien l’âne, mais alors pourquoi ?
Eh bien, figure-toi Lucien l’âne mon ami, qu’ils sont là en raison de leur façon de mourir, d’être passés de l’état d’être vivant à celui de cadavre. On ne saurait dire les choses plus précisément et plus justement.
Oh, dit Lucien l’âne, ça m’a l’air fort trivial, fort plat, fort terre à terre et d’une certain manière, assez irrespectueux.
C’est effectivement le cas, dit Marco Valdo M.I. : ils ont été assassinés et il est évident qu’un assassinat (a fortiori plusieurs) est un acte trivial, plat, terre à terre et assez irrespectueux. Cela dit, la chanson va plus avant dans sa réflexion et dépasse cette obscénité de fait divers. Elle bâtit sur cette coïncidence de destins une fable moderne, un apologue contemporain, une sorte de conte moral, une manière de tombeau comme il était d’usage d’en faire naguère ainsi que le fit Maurice Ravel à la mémoire de ses amis morts au front de la Grande Guerre, celle qui était la préférée de Georges Brassens et qu’il chanta avec sa chanson « La Guerre de 14-18 », dont il fit un très fin commentaire dans une entrevue à la télévision française en 1978 – voir à ce sujet le document de l’INA : https://www.ina.fr/video/I04076281. Ravel l’entendait de la même oreille, donc, dans Le Tombeau de Couperin, où chaque partie est dédiée à un de ces malheureux amis du compositeur.
Le Prélude est dédié à Jacques Charlot, qui avait transcrit pour le piano des œuvres de Ravel. La Fugue est dédiée quant à Jean Cruppi, alors que la Forlane et le Rigaudon sont dédiés respectivement au lieutenant Gabriel Deluc, et à Pierre et Pascal Gaudin, deux frères tués le même jour. Le Menuet est à la mémoire de Jean Dreyfus ; la Toccata finale à Joseph de Marliave.
Oui, j’entends fort bien de quoi il est question, dit Lucien l’âne. Mes oreilles d’âne en ont gardé un souvenir agréablement ému. Pourtant, c’est quand même bizarre, oui, bizarre ou étrange, je ne sais, ce genre – musical ou littéraire – du tombeau et cette déclinaison pour ainsi dire contemporaine. Mais je t’en prie continue.
Donc, quelques mots, dit Marco Valdo M.I., à propos de cette tombe un peu particulière, destinée à deux cadavres, qui, s’agissant d’un réalisateur de cinéma et d’un joueur de fouteballe, fait un montage de leurs existences et de leurs fins croisées. Ce qui est, à l’évidence, une technique de réalisation et un reportage artistique. J’arrête ici et je renvoie pour tout le reste à la chanson elle-même, qui donne en effet à méditer.
Par ailleurs, pour la méditation poétique, regarde les premières strophes et compare-les à ces deux premières strophes d’« Il pleure en mon cœur » de Paul Verlaine, un petit poème d’il y a cent cinquante ans :
« Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie ! »
Méditons, méditons alors, dit Lucien l’âne. Il convient de laisser place à la réflexion, mais en cela, on demande beaucoup à des gens peu habitués à méditer, car la chanson est rarement interprétée comme source de méditation. Quant à nous, reprenons notre route (de la soie) et tissons le linceul de ce vieux monde plein de vanités, de cadavres, de tombeaux et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane.
Le
matin, il pleuvait
un peu à Rome
Depuis la première aube déjà.
Il faisait un froid étrange, comme il n’en fait pas à Rome ;
Mais l’hiver, là, c’est comme ça.
Il pleuvait sur la chaise du réalisateur,
Il pleuvait sur le banc de l’entraîneur.
Aucun ne savait qu’il se trouvait
Face à son dernier arrêt.
Comme du reste on ne sait
Ou on ne peut saisir
Qu’au troisième coup de sifflet,
Est advenue l’heure de finir.
Puis, les ans et la moviola
Nous diront si cette fois-là,
Ce fut un but stupide ou un assassinat
À les éliminer du championnat.
Ou tuer tous deux en ces ans,
Menteurs et meurtriers,
Ans de bordel et de jeunes gens
De Pasolini tant prisés.
Voici le dernier passage,
L’ultime accrochage
Au milieu du terrain,
On rate le destin.
Et le fout, le fout n’est pas la vie :
Le fout est une passion
Et La Religion
De notre époque impie.
Au fout, on ne gagne ni ne perd.
Pas de bombardiers, pas d’arrières
On joue, Pa’, tu le sais certainement,
Pour rester un enfant.
La vie est une autre chose, la vie.
La vie emmène au loin
Une avenue, un centre et puis, ce rien
Qu’est la périphérie.
Et tout seul s’en va le néant
Hors de la mémoire
Sans un réalisateur un peu médian
Racontant une autre histoire.
Cependant, à la prochaine partie,
Ils seront tous deux absents.
L’équipe sera démunie
De ces deux éléments.
Et on ne peut plus les acheter
Au marché des transferts de janvier,
Votre génération devra jouer son temps,
Sans le réalisateur et sans le médian.