mardi 13 février 2018

LA BALLADE DE JOS FRITZ


LA BALLADE DE JOS FRITZ

Version française – LA BALLADE DE JOS FRITZ – Marco Valdo M.I. – 2018
Chanson allemande – Ballade von Joß FritzFranz-Josef Degenhardt1973
Paroles et musique : Franz Josef Degenhardt








Dialogue Maïeutique

Avant d’en venir à Jos Fritz et à ses tentatives de révolution, je voudrais, Lucien l’âne mon ami, dire deux mots pour situer Franz Josef Degenhardt dans le monde de la chanson allemande, disons pour faire court, contemporaine. En fait, on pourrait le situer dans le domaine germanique à la manière dont on situerait dans celui de langue française, Georges Brassens ou Jacques Brel ou en Italie, on le placerait sur le même pied que Giorgio Gaber ou Fabrizio De André. Tous chanteurs de leurs propres textes ; tous guitaristes. Ainsi, Degenhardt est regretté en Allemagne, comme Brassens ou Brel en France. À noter au passage, Franz Josef Degenhardt fut celui qui traduisit et chanta Brassens en allemand. Voici une réflexion d’aujourd’hui trouvée sur un site allemand : « Das ist so schön und so wahr…Wo ist einer wie Degenhardt ? » – « C’est si beau et si vrai … Où y a-t-il quelqu’un comme Degenhardt ? ».

Ce doit être un personnage considérable, dit Lucien l’âne. J’ai même souvenir qu’il était avocat et qu’il fut un des défenseurs des révolutionnaires allemands de la fin du siècle dernier emprisonnés et pour certains, suicidés en prison ; ce dont précisément parle ton histoire d’Allemagne : Tortures et Suicides d’État. Je crois même avoir entendu dire que Degenhardt était romancier.

Tout cela est exact, Lucien l’âne mon ami, et il me paraît extrêmement dommage qu’il n’y ait pas de traduction en langue française d’au moins un de ses romans En existe-t-il une en italien ? Je ne sais. Par exemple, Der Liedermacher, que je traduirais volontiers par Le Faiseur de Chansons ; dans le passé, on aurait plutôt dit le trouvère, le troubadour, mais dans ce cas-ci, ce serait vraiment trop anachronique.
D’autant plus que Franz Josef Degenhardt définissait ses chansons comme des chansons politiques (Politischen Lieder), tout comme ce fut le cas pour l’ensemble de ses écrits et de sa vie. En fait, l’Edelweiss Pirate qui se tenait en lui n’a jamais renoncé à s’exprimer.

Maintenant, Marco Valdo M.I. mon ami, si tu voulais bien revenir à la chanson et à ce qu’elle raconte de particulier, car à mon sens, elle mérite un petit éclairage historique.

D’accord, Lucien l’âne mon ami, mais avant de satisfaire t légitime exigence, je voudrais dire mon mot dans la discussion qui s’est instaurée entre B.B. (Bernart Bartleby) et R.V. (Riccardo Venturi), tous deux piliers des Chansons contre la Guerre ; en précisant que je ne tiens absolument pas à jouer les arbitres dans un débat, mais seulement d’y présenter mon avis.
Pour éclairer ma réflexion, je vais d’abord faire place à leur conversation :
« B.B.6/2/2018 – 21:53
En écoutant et en regardant Degenhardt chanter, j’ai comme la sensation que chanter en allemand, je parle d’un morceau de chanson d’auteur, ne doit pas être pas du tout facile, mais au contraire, presque « héroïque ». Car il me semble aussi que les auteurs-compositeur allemands, surtout ceux des années 60 et 70, n’avaient pas vraiment le don de la synthèse… ou est-ce vraiment la langue ? ! ?

Riccardo Venturi6/2/201822:59
La langue n’a rien à y voir, à y réfléchir, les auteurs-compositeur italiens de la même période n’avaient le don de la synthèse. Et puis, est-ce vraiment un « don », la synthèse ? Raconter une histoire a besoin de ses tempos et de ses logiques, en tenant ensuite compte que chaque auteur-compositeur de chaque pays s’est toujours, même si parfois « inconsciemment », considéré l’homologue des jongleurs ou des troubadours (« auteur-compositeur », dans beaucoup de langues, se dit avec des termes repris de la tradition des trouvères). Ensuite, c’est vrai, s’est greffé sur tout ceci une stupide et artificielle polémique sur l’« ennui », sur la « répétitivité » et que sais-je encore, une polémique à laquelle n’est pas étrangère la conception particulièrement idiote selon laquelle la musique aurait l’exclusivité de la mise en mouvement des corps et des « émotions ». Dans tout ceci, telle ou telle langue n’a que peu à y faire, en admettant que la langue allemande fait toujours un certain effet. Mais raconter toute une histoire en allemand, en italien ou en serbo-croate, c’est exactement la même chose. Il existe des ballades et des histoires absolument fluviales dans chaque langue, mais tout dépend de la forma mentis avec laquelle on les aborde ; indicativement, je recommanderais de ne jamais les considérer à l’aune du « rock », ni de la « danse ». L’expérience m’a démontré que les reproches formulés au « liedermacher » dérivent presque toujours de ces deux considérations. Salut !

B.B.7/2/201807:59
Je ne sais pas, peut-être as-tu raison. C’est que la prononciation de l’allemand instinctivement me donne une sensation de fatigue. Mais peut-être je suis égaré d’avoir écouté les discours de Hitler et, encore plus, d’Adenoid Hynkel…
Quant à la chanson,
ce n’est pas la question du rock et de la danse ; c’est que je préfère la forme poétique à la narrative. Et les Allemands sont, me semble-t-il, beaucoup plus narratifs que tant d’autres.
Saluzzi »

Comme tu le vois, il s’agit d’un de ces échanges rapides de points de vue qui incidemment, touche à l’essence-même de la « chanson ». Dans un premier temps, il faut accorder que chaque langue à sa sonorité, son déroulement, son rythme ; dans les Chansons contre la Guerre, il suffit de s’égarer un peu dans le labyrinthe pour s’en rendre compte. Par ailleurs, je rappelle ce que j’ai soutenu par ailleurs précédemment, à savoir que la chanson est en soi un art majeur, qu’elle a une très très longue histoire – et toi-même Lucien l’âne mon ami, tu peux en témoigner et que fondamentalement, tout récit est par lui-même une chanson, qu’il soit ou non accompagné de musique. « L’Odyssée » est une chanson ; « Les Années de Chien » de Günter Grass sont une chanson ; Guerre et Paix de Léon Tolstoï également, comme quoi la longueur n’est pas un critère. Peut-être, le caractère épique ou comme dit B.B., le ton poétique. Reste alors à savoir ce qui est poétique ? C’est une autre difficulté. On aurait du mal à classer comme chanson un manuel d’électromécanique, encore que certains, Kurt Gödel, qui avait la tête de mon grand-père, par exemple, trouvaient les mathématiques terriblement poétiques. Je les suivrais volontiers sur cette voie, sans toutefois maîtriser cet art délicat. Reste à rappeler que la forme chanson courte et musicalisée est une invention récente, promue par l’industrie du disque et des récitals, où les contraintes temporelles sont extrêmement fortes. On ne saurait pourtant s’y résoudre.

Au fait, Marco Valdo M.I. mon ami, au fait.

J’y venais à l’instant, Lucien l’âne mon ami. Voici :Joß Fritz (1470-1525), originaire d’Untergrombach dans le Bade-Wurtemberg (en allemand : Baden-Württemberg) fut un des meneurs des révoltes paysannes contre l’Église et l’aristocratie dans les campagnes de l’Allemagne du sud-ouest, en particulier dans le Bade-Wurtemberg, entre la fin du XVième et le début du XVIième siècle. Le symbole des révoltés, qui s’étaient soulevés en armes contre les taxes, les privilèges, les abus du féodalisme encore dominant, était le Bundschuh, la la chaussure lacée qui leur servait de symbole par opposition aux bottes à éperons des nobles.
Joß Fritz participa à trois insurrections qui échouèrent toutes et coûtèrent la vie à de nombreux conjurés. Elles se déroulèrent dans les environs de Bruchsal en 1502, de Brisgau en 1513, et dans tout le Haut-Rhin en 1517.
Ces trois mouvements partageaient les mêmes revendications : la fin du servage, la fin de l’oppression et de l’autorité seigneuriale au nom d’une « justice divine » égalitaire, et, plus généralement, la réduction des taxes ; les deux premiers avortèrent en raison de trahisons et la troisième fut éventée avant d’avoir pris forme.
Joß Fritz en réchappa. Sa lutte amorça la Bauernkrieg, la Guerre des Paysans, un ensemble d’insurrections paysannes et urbaines qui secouèrent l’Empire de 1524 à 1526. Joß Fritz fut un protagoniste d’au moins trois révoltes, toutes écrasées dans le sang. J’ignore s’il mourut aussi brutalement ou de mort naturelle.

Ce qui est certain c’est que les révoltes paysannes furent une version élaborée « par la base » de la réforme protestante et de sa critique à l’encontre de l’Église catholique, mais évidemment cette version de la Réforme ne plut guère à ses dirigeants et à ses théoriciens, à commencer par Martin Luther – dit le grand théologien et dit aussi, peut-être avec quelque raison, le père du capitalismequi appela personnellement plusieurs fois au massacre sans pitié des révoltés, « à les tuer comme des chiens errants ». Je t’invite à lire attentivement cette et cette éclairante illustration et démonstration de La Guerre de Cent Mille Ans que les riches font aux pauvres afin de les asservir, de les contraindre à l’exploitation, afin d’augmenter leurs richesses, d’étendre leurs privilèges, de garantir leurs propriétés qui n’est rien d’autre que la position exprimée par Martin Luther, un des initiateurs du protestantisme conservateur et réactionnaire, qui est un des fondements de l’idéologie de la domination. En effet, Luther condamna très violemment les soulèvements paysans par un véritable appel au massacre, intitulé Contre les bandes pillardes et meurtrières des paysans, dans laquelle il écrit :
« (...) tous ceux qui le peuvent doivent assommer, égorger et passer au fil de l’épée, secrètement ou en public, en sachant qu’il n’est rien de plus venimeux, de plus nuisible, de plus diabolique qu’un rebelle (...). Ici, c’est le temps du glaive et de la colère, et non le temps de la clémence. Aussi l’autorité doit-elle foncer hardiment et frapper en toute bonne conscience, frapper aussi longtemps que la révolte aura un souffle de vie. (...) C’est pourquoi, chers seigneurs, (...) poignardez, pourfendez, égorgez à qui mieux mieux ». »
En fait, il est à l’opposé des mouvements de libération des pauvres qui commencèrent en Bohème vers 1420 et se poursuivirent tout au long du siècle et se prolongèrent dans le suivant. 1476 en Franconie, 1478, en Carinthie, 1492 dans l’Allgäu, 1493 en Alsace (Bundschuh), 1502 à Spire, 1513 en Brisgau, 1514 en Wurtemberg, 1517 en Forêt-Noire. Ces mouvements que mena (notamment) Josef Fritz.
Un dernier éclairage à propos de l’antienne de la chanson où il est question de « coqs rouges », lesquels ne sont rien d’autres que les crêtes des incendies que l’on aperçoit de loin quand on incendie les châteaux ; une sorte de langage codé, comme dans toute résistance. Sans doute aussi, que s’ils l’avaient connu, les paysans allemands auraient adopté le « Ora e sempre : Resistenza ! » tel qu’il fut lancé dans l’Ode à Kesselring.
Bien sûr, Marco Valdo M.I. mon ami, nous aussi nous l’avons souvent repris cet « Ora e sempre : Resistenza ! » et sans doute, ont-ils également pensé comme les paysans d'au-delà d'Eboli : « Noï, non siamo cristiani, siamo somari »« Nous, nous ne sommes pas des chrétiens, nous sommes des bêtes de somme », tout comme nous qui menons jour après jour notre tâche et qui tissons ainsi le linceul de ce vieux monde brutal, absurde, cupide et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


Voici la ballade du chef paysan Joß Fritz, ou, la légende de la patience et de la ténacité révolutionnaires et du bon moment.


Joß Fritz est
costaud et servile, trois fois déjà, on l’a chassé.
Les femmes crient sur l’aire, quand il les pince durant la danse.
Et on murmure entre deux portes que beaucoup pensent que c’est scabreux.
Et la nuit, les froufrous, les crissements de paille se font voluptueux.
Et même si le chef des paysans, qui vient en secret, organise
Agite et calme aussi, quand les têtes, la rage sauvage a chamboulé.
Ne laissez pas les coqs rouges voler, quand l’autour arrive.
Ne laissez pas les coqs rouges voler avant le temps.

Quand les beaux châteaux brûlèrent au joli mois de mai,
Quand la bande multicolore courut aveugle et précipitée,
Telle un formidable mascaret,
Au-devant de l’armée du prince et des Chevaliers,
Et que des têtes furent coupées,
L’organisation trahie, le drapeau des paysans déchiré,
Ceux qui restaient comprirent que c’était tôt, trop !
Que ladversaire était encore fort, beaucoup trop !
Et qu’ils étaient peu nombreux, beaucoup trop !
Ne laissez pas les coqs rouges voler, quand l’autour arrive.
Ne laissez pas les coqs rouges voler avant le temps.

Joß Fritz, poursuivi sur les chemins, en femme, en mendiant,
Et parfois en gendarme,
Il se glisse parmi le peuple comme un poisson dans un banc,
Il épie l’ennemi et apprend les ruses,
Il agit en stratège et réorganise la troupe,
Il conspire avec les curés et les bourgeois,
Et avec les gens, il sympathise.
L’émeute agit sur les têtes comme le feu sur le froid,
Comme le chaud sur la glace.
Patient, adroit et sournois,
Il attend, car il pense certainement :
Ne laissez pas les coqs rouges voler, quand l’autour arrive.
Ne laissez pas les coqs rouges voler avant le temps.

Comme les baladins l’ont chanté,
Comme l’information a couru très vite,
Comme la chouette souvent a lancé
Des signaux secrets aux portes,
Comme le drapeau des insurgés
Flottait à la fête de l’églantier,
Quand ils furent près de trois mille
Et que partout, ils dissimulaient des armes
Et qu’on ne pouvait pas attendre,
Car quelqu’un sous la torture avait crié
Et avait révélé les noms, les lieux, les plans
C’était quand même encore trop prématuré.
Ne laissez pas les coqs rouges voler, quand l’autour arrive.
Ne laissez pas les coqs rouges voler avant le temps.

Trahison. Et
à nouveau sur les routes,
Joß Fritz, chassé, cherché, caché.
Et ceux qui l’entendent et l’abordent,
Sont réveillés et ralliés.
Il est parfois un soldat, un mendiant, un moine,
Parfois dans le pays, passe un saltimbanque,
À la tache sur sa main, parfois des camarades le reconnaissent.
Il veut assurer la grande alliance
Des chevaliers, des paysans, des curés, des bourgeois
Et toujours, il met en garde contre la hâte
Les plébéiens, les mendiants et les soldats.

Ne laissez pas les coqs rouges
voler, quand l’autour arrive.
Ne laissez pas les coqs rouges voler avant le temps.

Quand les belles faux et l’Étoile du matin ont lui,
Quand le marteau a brisé les casques,
Quand la faucille a taillé plus vite,
Quand l’armée des Chevaliers a fui,
Quand les murailles devant la ville ont cassé,
Quand les beaux châteaux ont brûlé,
Quand sa Grâce l’évêque a prié,
Alors, la semence du joli mois de mai,
Qu’il avait semée, a poussé,
Et, voyez là, toute la troupe, Joß Fritz est tout près.
Et laisse les coqs rouges voler autour
De la maison au cri de l’autour,
Et laisse les coqs rouges voler et lui était là,
Il est là.