LA BALLADE DE JOS FRITZ
Version
française – LA BALLADE DE JOS FRITZ – Marco Valdo M.I. – 2018
Paroles
et
musique :
Franz Josef Degenhardt
Dialogue
Maïeutique
Avant
d’en venir à Jos Fritz et à ses tentatives de révolution, je
voudrais, Lucien l’âne mon ami, dire deux mots pour situer Franz
Josef Degenhardt dans le monde de la chanson allemande, disons pour
faire court, contemporaine. En fait, on pourrait le situer dans le
domaine germanique à la manière dont on situerait dans celui de
langue française, Georges Brassens ou Jacques Brel ou en Italie, on
le placerait sur le même pied que Giorgio Gaber ou Fabrizio De
André. Tous chanteurs de leurs propres textes ; tous
guitaristes. Ainsi, Degenhardt est regretté en Allemagne, comme
Brassens ou Brel en France. À noter au passage, Franz Josef
Degenhardt fut celui qui traduisit et chanta Brassens en allemand.
Voici une réflexion d’aujourd’hui trouvée sur un site
allemand : « Das ist so schön und so wahr…Wo ist einer
wie Degenhardt ? » – « C’est si beau et si vrai
… Où y a-t-il quelqu’un comme Degenhardt ? ».
Ce
doit être un personnage considérable, dit Lucien l’âne. J’ai
même souvenir qu’il était avocat et qu’il fut un des défenseurs
des révolutionnaires allemands de la fin du siècle dernier
emprisonnés et pour certains, suicidés en prison ; ce
dont précisément parle ton histoire d’Allemagne : Tortures
et Suicides d’État.
Je crois même avoir entendu dire que
Degenhardt
était romancier.
Tout
cela est exact, Lucien l’âne mon ami, et il me paraît extrêmement
dommage qu’il n’y ait pas de traduction en langue française d’au
moins un de ses romans En existe-t-il une en italien ? Je ne
sais. Par exemple, Der Liedermacher, que je traduirais volontiers par
Le Faiseur de Chansons ; dans le passé, on aurait plutôt dit
le trouvère, le troubadour, mais dans ce cas-ci, ce serait vraiment
trop anachronique.
D’autant
plus que Franz Josef Degenhardt définissait ses chansons comme des
chansons politiques (Politischen
Lieder), tout comme ce fut le cas pour l’ensemble de ses écrits et
de sa vie. En fait, l’Edelweiss
Pirate qui se tenait en lui n’a jamais renoncé à
s’exprimer.
Maintenant,
Marco Valdo M.I.
mon ami, si tu voulais bien revenir à la chanson et à ce qu’elle
raconte de particulier, car à mon sens, elle mérite
un petit
éclairage historique.
D’accord,
Lucien l’âne mon ami, mais avant de satisfaire t légitime
exigence, je voudrais dire mon mot dans la discussion qui s’est
instaurée entre B.B. (Bernart
Bartleby) et
R.V. (Riccardo
Venturi), tous deux piliers des Chansons contre la Guerre ; en
précisant que je ne tiens absolument pas à jouer les arbitres dans
un débat, mais seulement d’y présenter mon avis.
Pour
éclairer ma réflexion, je vais d’abord
faire place à leur conversation :
En
écoutant et en regardant Degenhardt chanter, j’ai
comme la sensation que chanter en
allemand, je parle d’un
morceau de
chanson d’auteur,
ne doit
pas être pas du tout facile, mais
au
contraire, presque « héroïque ». Car
il me semble
aussi
que
les auteurs-compositeur allemands, surtout ceux des années
60
et 70, n’avaient pas vraiment le don de la synthèse… ou est-ce
vraiment la langue ? ! ?
La
langue n’a
rien à y voir,
à
y réfléchir, les
auteurs-compositeur italiens de la même période n’avaient le don
de la synthèse. Et
puis, est-ce vraiment
un « don », la synthèse ?
Raconter une histoire a besoin de ses tempos
et de ses logiques,
en tenant ensuite compte que chaque auteur-compositeur de chaque pays
s’est
toujours, même
si
parfois
« inconsciemment », considéré l’homologue
des
jongleurs
ou des troubadours (« auteur-compositeur », dans beaucoup
de langues, se dit avec des termes repris de la tradition des
trouvères).
Ensuite, c’est
vrai,
s’est greffé sur tout ceci une stupide et artificielle polémique
sur l’« ennui »,
sur la « répétitivité »
et que
sais-je encore,
une
polémique
à laquelle n’est pas étrangère
la
conception
particulièrement
idiote selon laquelle
la musique aurait
l’exclusivité
de
la mise en mouvement des
corps et des « émotions ». Dans tout ceci, telle
ou telle
langue n’a
que peu à y faire,
en admettant que la langue allemande fait toujours un certain effet.
Mais raconter toute
une
histoire en
allemand,
en italien ou en serbo-croate, c’est
exactement la même chose. Il existe des
ballades
et des histoires absolument fluviales dans chaque langue, mais tout
dépend de la forma
mentis avec laquelle
on les
aborde ;
indicativement, je recommanderais de ne jamais
les considérer à
l’aune
du « rock », ni
de la
« danse ». L’expérience
m’a
démontré
que les reproches
formulés au
« liedermacher »
dérivent presque toujours de ces deux considérations. Salut !
Je
ne sais pas, peut-être as-tu
raison. C’est
que
la prononciation
de l’allemand
instinctivement
me
donne
une sensation de fatigue. Mais peut-être je suis égaré
d’avoir
écouté les discours de Hitler et, encore plus, d’Adenoid
Hynkel…
Quant à la chanson, ce n’est pas la question du rock et de la danse ; c’est que je préfère la forme poétique à la narrative. Et les Allemands sont, me semble-t-il, beaucoup plus narratifs que tant d’autres.
Quant à la chanson, ce n’est pas la question du rock et de la danse ; c’est que je préfère la forme poétique à la narrative. Et les Allemands sont, me semble-t-il, beaucoup plus narratifs que tant d’autres.
Comme
tu le vois, il s’agit d’un de ces échanges rapides de points de
vue qui incidemment, touche à l’essence-même de la « chanson ».
Dans un premier
temps, il faut accorder que chaque langue à sa sonorité, son
déroulement, son rythme ; dans les Chansons contre la Guerre,
il suffit de s’égarer un peu dans le labyrinthe pour s’en rendre
compte. Par ailleurs, je rappelle ce que j’ai soutenu par ailleurs
précédemment, à savoir que la chanson est
en soi un art majeur, qu’elle a une très très longue histoire –
et toi-même Lucien l’âne mon ami, tu peux en témoigner et que
fondamentalement, tout récit est par lui-même une chanson, qu’il
soit ou non accompagné de musique. « L’Odyssée » est
une chanson ; « Les Années de Chien » de Günter
Grass sont une chanson ; Guerre et Paix de Léon Tolstoï
également, comme quoi la longueur n’est pas un critère.
Peut-être, le caractère épique ou comme dit B.B., le ton poétique.
Reste alors à savoir ce qui est poétique ? C’est une autre
difficulté. On aurait du mal à classer comme chanson un manuel
d’électromécanique, encore que certains, Kurt Gödel, qui avait
la tête de mon grand-père, par exemple, trouvaient les
mathématiques terriblement poétiques. Je les suivrais volontiers
sur cette voie, sans toutefois maîtriser cet art délicat. Reste à
rappeler que la forme chanson courte et musicalisée est une
invention récente, promue par l’industrie du disque et
des récitals, où les contraintes temporelles sont extrêmement
fortes. On ne saurait pourtant s’y résoudre.
Au
fait, Marco Valdo M.I. mon ami, au fait.
J’y
venais à l’instant, Lucien l’âne mon ami. Voici :Joß
Fritz (1470-1525),
originaire d’Untergrombach dans
le Bade-Wurtemberg
(en allemand :
Baden-Württemberg)
fut un des meneurs
des révoltes paysannes
contre l’Église
et l’aristocratie dans les campagnes de l’Allemagne du sud-ouest,
en particulier dans le
Bade-Wurtemberg,
entre la fin du XVième
et le début du XVIième
siècle. Le symbole des révoltés, qui s’étaient
soulevés en armes contre les
taxes, les
privilèges,
les
abus
du
féodalisme
encore
dominant, était le Bundschuh, la
la
chaussure lacée qui leur servait de symbole par opposition aux
bottes à éperons des nobles.
Joß
Fritz participa à trois insurrections qui échouèrent toutes et
coûtèrent la vie à de nombreux conjurés. Elles se déroulèrent
dans les environs de Bruchsal en 1502, de Brisgau en 1513, et dans
tout le Haut-Rhin en 1517.
Ces
trois mouvements partageaient les mêmes revendications : la fin
du servage, la fin de l’oppression et de l’autorité seigneuriale
au nom d’une « justice divine » égalitaire, et, plus
généralement, la réduction des taxes ; les deux premiers
avortèrent en raison de trahisons et la troisième fut éventée
avant d’avoir pris forme.
Joß
Fritz en réchappa. Sa lutte amorça la Bauernkrieg, la Guerre des
Paysans, un ensemble d’insurrections paysannes et urbaines qui
secouèrent l’Empire de 1524 à 1526. Joß Fritz fut un
protagoniste d’au moins trois révoltes, toutes écrasées dans le
sang. J’ignore s’il mourut aussi brutalement ou de mort
naturelle.
Ce
qui est certain c’est
que les révoltes paysannes
furent une version
élaborée « par
la base » de la réforme
protestante
et de sa critique à l’encontre
de l’Église
catholique, mais
évidemment cette version de la
Réforme ne plut guère à ses
dirigeants
et à ses théoriciens, à
commencer par Martin Luther –
dit le grand théologien et dit aussi, peut-être avec quelque
raison, le
père du capitalisme – qui
appela personnellement
plusieurs fois au
massacre sans pitié des révoltés, « à les
tuer comme des
chiens errants ». Je
t’invite à lire attentivement cette et cette éclairante
illustration et démonstration de La
Guerre de Cent Mille Ans que les riches font aux pauvres
afin de les asservir, de les contraindre à l’exploitation, afin
d’augmenter leurs richesses, d’étendre leurs privilèges, de
garantir leurs propriétés qui n’est rien d’autre que la
position exprimée par Martin Luther, un des initiateurs du
protestantisme conservateur et réactionnaire, qui est un des
fondements de l’idéologie de la domination. En effet, Luther
condamna très violemment les soulèvements paysans par un véritable
appel au massacre, intitulé Contre les bandes pillardes et
meurtrières des
paysans, dans laquelle il écrit :
« (...)
tous ceux qui le peuvent doivent assommer, égorger et passer au fil
de l’épée, secrètement ou en public, en sachant qu’il n’est
rien de plus venimeux, de plus nuisible, de plus diabolique qu’un
rebelle (...). Ici, c’est le temps du glaive et de la colère, et
non le temps de la clémence. Aussi l’autorité doit-elle foncer
hardiment et frapper en toute bonne conscience, frapper aussi
longtemps que la révolte aura un souffle de vie. (...) C’est
pourquoi, chers seigneurs, (...) poignardez, pourfendez, égorgez à
qui mieux mieux ». »
En
fait, il est à l’opposé des mouvements de libération des pauvres
qui commencèrent en Bohème vers 1420 et se poursuivirent tout au
long du siècle et se prolongèrent
dans le suivant. 1476 en Franconie,
1478, en Carinthie, 1492 dans l’Allgäu, 1493 en Alsace
(Bundschuh),
1502 à Spire, 1513
en Brisgau, 1514 en Wurtemberg, 1517 en Forêt-Noire. Ces
mouvements que mena (notamment) Josef Fritz.
Un
dernier éclairage à propos de l’antienne de la chanson où il est
question de « coqs rouges », lesquels ne sont rien
d’autres que les crêtes des incendies que l’on aperçoit de loin
quand on incendie les châteaux ; une sorte de langage codé,
comme dans toute résistance. Sans doute aussi, que s’ils l’avaient
connu, les paysans allemands auraient adopté le « Ora e
sempre : Resistenza ! » tel qu’il fut lancé dans
l’Ode
à Kesselring.
Bien
sûr, Marco Valdo M.I. mon ami, nous aussi nous l’avons souvent
repris cet « Ora e sempre : Resistenza ! »
et
sans doute, ont-ils également pensé comme les paysans d'au-delà
d'Eboli :
« Noï, non siamo cristiani, siamo somari »
– « Nous,
nous ne sommes pas des chrétiens, nous sommes des bêtes de somme »,
tout comme nous qui menons jour après jour notre tâche et qui
tissons ainsi le linceul de ce vieux monde brutal, absurde, cupide et
cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
Voici
la
ballade
du chef paysan
Joß Fritz, ou, la légende de la patience et de la ténacité
révolutionnaires et du bon
moment.
Telle
un formidable mascaret,
Comme
le chaud sur la glace.
Il
attend, car
il pense
certainement :
Quand
l’armée des
Chevaliers a fui,
De
la maison au cri de l’autour,
Il
est là.